Par Amine Kherbi(**) Dans les visions qu'on peut avoir de la gouvernance en Algérie, il y a d'abord la protection de la souveraineté nationale, des libertés individuelles et collectives, l'organisation de l'intégrité de l'Etat, la consolidation de la stabilité politique, la pratique de la concertation, la cohérence des institutions et la sécurité du développement. Une attention particulière est aussi apportée au renforcement de la solidarité nationale et à la capacité d'adaptation au changement pour faire face aux pressions et aux défis du futur. Mais pour atténuer l'impact d'une mondialisation débridée sur la situation économique et social du pays, des efforts nouveaux sont nécessaires dans le contexte de la crise actuelle pour préserver la santé, la culture, l'éducation, la nature, la cohésion sociale et la solidarité. Notre ambition doit être porteuse d'un nouveau projet de société fondé sur un nouveau mode de gouvernance. Cependant, la crise que nous vivons marque des ruptures radicales. Les changements provoqués par l'épidémie du coronavirus et le ralentissement de l'économie mondiale n'en sont qu'à leurs débuts. La chute drastique du prix du pétrole plonge un pays producteur comme l'Algérie dans un marasme économique, bouleverse ses plans de relance et le contraint à des mesures d'ajustement draconiennes. Le renouvellement des bases de la croissance, par la diversification des activités productives et l'adaptation du cadre institutionnel, devient dès lors problématique. Pour autant, c'est une opportunité pour rétablir l'Etat dans sa fonction de stratège et de régulateur en le plaçant au cœur du redressement de la nation. L'Algérie doit reconquérir son destin en prenant les choses en main. Un sursaut est donc nécessaire, d'autant que nous sommes confrontés à des défis et des remises en cause sans précédent. La poursuite de l'approfondissement des réformes est plus que jamais indispensable. La nécessité de l'ajustement en profondeur aux données économiques nouvelles, nationales et internationales, est aujourd'hui une exigence impérative. D'où la nécessité de mieux sensibiliser et d'associer davantage les partenaires économiques et sociaux à l'action de redressement national. De fait, il faudra être capable de proposer des projets complets et cohérents. C'est l'élaboration d'un nouveau modèle de développement qui s'impose à nous désormais.(1) Ce choix est incontournable. Nous devons en effet redéfinir les paramètres de notre économie en mettant en évidence les éléments susceptibles de conforter une stratégie à long terme du développement économique et social. Une politique économique rénovée et adaptée, avec les orientations et les méthodes qui doivent l'inspirer, est à cet égard cruciale dans un contexte de crise et de défis multiples. Gérer efficacement le changement Certaines évolutions s'imposent comme des éléments structurants du monde de demain. Il est donc nécessaire de jeter un regard prospectif sur les contraintes externes et de prendre en compte les variables de la mondialisation pour gérer efficacement le changement en nous inscrivant dans la durée. D'où l'importance pour notre pays de forger une nouvelle ambition afin de préserver et de consolider ses intérêts permanents. Dans le climat actuel d'incertitude et de contraintes, l'Etat doit concevoir des projets crédibles et les étayer par des mesures concrètes attestant de sa détermination et de sa volonté à répondre aux aspirations du peuple à un développement durable. L'histoire contemporaine de l'Algérie nous enseigne que la capacité à entreprendre des actions cohérentes et nécessaires pour l'intérêt général a toujours conduit notre pays à l'essentiel et au progrès. Nous ne devons donc pas laisser les événements décider du destin de l'Algérie à la place des Algériens. Prendre à bras-le-corps nos problèmes et les résoudre dans le sens le plus favorable à nos besoins de sécurité et de développement est un impératif catégorique. Les Algériens mesurent les risques qui pèsent sur le statut de notre nation comme sur les générations futures. C'est pourquoi il est nécessaire de donner une perspective globale à l'essor d'une société algérienne ouverte et à la promotion du développement durable dans notre pays. C'est la meilleure manière de s'attaquer aux causes des bouleversements que nous connaissons et de faire face à la crise multidimensionnelle que nous vivons dans un monde complexe et incertain. Une réflexion renouvelée est nécessaire car il est temps d'inventer autre chose. Dans son fonctionnement, l'économie algérienne doit faire une large place à l'approfondissement des réformes considérées comme des étapes obligées d'une exigence imposée par la croissance démographique, la mutation technologique, la compétitivité économique ainsi que les transformations structurelles qui affectent les modes de consommation, de production et d'organisation sociale favorisant le développement des innovations. Il importe donc d'élaborer une stratégie d'ajustement de la structure industrielle permettant l'amélioration du climat pour les PME afin qu'elles soient plus performantes dans un environnement porteur. De ce cadre, la manière d'orienter les entreprises, pour être à la fois créatrices de richesses et capables de concevoir les synergies et les innovations, est essentielle pour accélérer la dynamique de progrès. Aussi, l'investissement productif, la gestion efficace des ressources humaines, la promotion de la recherche et de l'innovation ainsi que la maîtrise des règles de l'économie de marché doivent-ils être à la base du renouveau de l'entreprise algérienne résolument engagée à mettre en œuvre les réformes et à réussir le pari de la gouvernance au service de la société. La connaissance concrète des situations et les réactions des comportements est évidemment importante dès lors que sont menées des réformes fondamentales du système économique pour promouvoir les transformations que requiert la réussite de la nouvelle gouvernance. Redonner aux citoyens le goût de l'avenir Cela appelle une réanimation générale de la société et un engagement résolu de la nation. Il est important de redonner aux citoyens le goût de l'avenir en réhabilitant le travail, le savoir et la connaissance. En faisant fructifier le capital humain, non seulement on permet aux citoyens de contribuer davantage à l'économie mais on renforce aussi leur position au sein de la société en encourageant l'apparition de nouvelles formes de gouvernance qui permettent une plus large place à la participation. Voilà pourquoi nous devons investir dans les ressources humaines. L'éducation, la nutrition et les services de santé sont évidemment importants pour eux-mêmes. Mais ils renforcent également la possibilité d'un développement axé sur la participation. Le développement au niveau individuel, considéré comme la faculté d'opérer des choix, est de ce point de vue crucial. Et cela d'autant plus que nos institutions connaissent des remises en cause. La crise des institutions est préjudiciable pour la vie de la communauté nationale. Dès lors, le fonctionnement satisfaisant des institutions est important pour la stabilité du pays et sa marche vers le progrès. Sa réalisation requiert un moteur politique, économique et social adapté à l'enjeu. Nous sommes dans une période de mutation rapide où les politiques économiques privilégiant la régulation par le marché connaissent maintenant un essor mais des contraintes plus grandes, où le virage a été pris en direction de la démocratie et où l'on insiste de plus en plus sur la richesse que représentent les ressources humaines. Compte tenu des résultats obtenus jusqu'à présent, la partie n'est pas gagnée. Certes, des efforts ont été déployés pour réaliser les objectifs de la santé et de l'éducation pour tous, ce qui a mis en évidence dans chaque cas le rôle de l'individu. Un processus qui se renforce lui-même est en cours. En donnant aux gens la possibilité de se faire entendre, on les encourage à participer pleinement à la vie de la société et d'exercer leurs droits et responsabilités civiques. La mise en place d'institutions démocratiques offre un cadre à une forte solidarité entre les citoyens et à une croissance économique plus rapide bénéficiant à la majorité de la population algérienne. Tous les acteurs-clés au sein de la société et les pouvoirs publics devraient tenir compte de cette réalité et de l'ampleur de la transformation du pays induite par les changements qui sont à l'origine de la montée des forces sociales. Cela implique l'émergence d'un nouveau mode de pensée afin de comprendre notre monde et les liens qui rendent possible la vie en société et l'instauration de nouveaux rapports entre gouvernants et gouvernés. Par delà la révision de la Constitution qui représente une avancée dans l'affirmation de la démocratie et de l'Etat de droit, il y a un problème d'interaction entre le politique et le sociétal. Pour tenter de comprendre le rôle que pourrait jouer le facteur politique dans les mois à venir, il faudra aller au plus profond de la crise politique et de la société dans notre pays. Pour l'heure, le problème fondamental posé aux responsables politiques est celui de la responsabilité, de la crédibilité et de la confiance. Il s'agit de mieux suivre les mutations de la société, de repenser la gouvernance, la pratique politique et le processus décisionnel ainsi que la politique économique et sociale afin de promouvoir les droits civiques et de remédier aux inégalités par le biais de l'égalité des chances et une répartition équitable des fruits de la croissance. Cela ne peut se faire qu'en définissant un projet cohérent et des modalités d'action permettant d'adapter nos structures institutionnelles aux multiples défis que peuvent poser l'approfondissement des réformes. Cela incite à redoubler d'imagination. Le principe fondamental des différentes actions à entreprendre devrait être fondé sur le dialogue et la concertation afin de combler le déficit démocratique et ouvrir de nouveaux horizons pour le vivre-ensemble. Combler le déficit démocratique Depuis un an, la société émet des signaux sur les risques de la stagnation politique, du marasme économique et du délitement social mais aussi sur la nécessité du changement, sur les aspirations et les futurs souhaitables moyennant des libertés publiques et une justice sociale garanties par l'Etat. Voilà pourquoi il faut donner une dimension plus juste et plus humaine à la société conformément à notre système de valeurs. Mais cela n'est pas suffisant car l'enjeu est devenu plus large. Il faudra en effet redonner sens à la citoyenneté en approfondissant son contenu grâce à la participation effective des personnes à la vie civique et politique. Le jeu des mouvements et des évolutions devrait être dès lors intégré dans les structures sociales en tant que systèmes d'interactions permettant aux citoyens de développer leurs capacités à tisser des liens et à œuvrer sur le terrain en faisant le choix des possibles et des réels à l'instar de ce que s'apprête à faire la société. Il n'est pas exclu que ces aspirations nouvelles qui traversent toutes les couches sociales puissent devenir des forces d'innovation incitant les autorités publiques à adapter ou à reconsidérer leur stratégie. Pour que ces efforts portent leurs fruits, des changements importants dans nos méthodes de réforme sont indispensables pour consolider la stabilité politique et assurer la sécurité dans le cadre de nouveaux dispositifs propices au mieux-être collectif. La crise que nous vivons actuellement est attribuable à une double perte : celle de la finalité et celle de la centralité. Nous éprouvons en effet de grandes difficultés à fixer un cap et à déterminer une stratégie alternative indiquant clairement où nous allons et ce que nous voulons. De même que nous sommes dans l'incapacité de cerner les véritables enjeux de sens qui font aujourd'hui problème et d'élaborer une politique de sortie de crise viable. L'absence de débat national sur ces questions est un des handicaps dont souffre notre pays dans la conduite des réformes politiques, économiques et institutionnelles. Voilà pourquoi il est important d'encourager la participation citoyenne pour gérer les problèmes de la collectivité nationale d'une manière transparente. C'est grâce à la démocratie participative que nos chances seront renforcées pour conforter l'Etat de droit, combler le déficit démocratique et mener à bien les grandes ambitions que nous avons pour l'Algérie. Ouvrir de nouveaux horizons pour le vivre-ensemble A ce point du raisonnement, nous sommes loin de pouvoir décrire les évolutions, les crises et les sorties de crise afin d'en tirer tous les enseignements. Nous ne pouvons que nous rapprocher de l'essentiel en tentant de cerner les enjeux des transformations en cours et leur impact sur notre vécu collectif. Loin des pratiques courantes qui se bornent à s'assurer par des exercices répétitifs que chacun sait jouer son rôle dans des situations d'urgence, seul un travail dans la durée, porté par une vision prospective et un engagement collectif, permettra de créer les conditions de réussite d'un programme alternatif répondant aux besoins fondamentaux des gens et à leur bien-être. L'Etat de droit doit être au cœur de cette entreprise. C'est une exigence de ce temps. Notre époque est marquée par une rupture décisive qui a modifié la perspective de la réalisation du changement. Celui-ci doit être par conséquent repensé sur de nouvelles bases. C'est bien à une autre réalité que nous sommes désormais confrontés. Cette mutation a de multiples causes et des faits qui concernent l'incitation des citoyens à l'engagement civique, au combat pour les droits de l'homme, à la lutte contre la corruption et à une prise de conscience collective dans la vie de chaque jour. Nous assistons en effet à une évolution politique et à une dynamique sociale favorisant le chantier de l'organisation de l'espace démocratique. Le temps est donc venu d'ouvrir l'horizon des possibles pour le vivre-ensemble en engageant une réflexion sur les perspectives d'une société mieux organisée, créatrice de valeurs et de synergies entre le politique et le social. Confrontée à une crise sanitaire d'une gravité sans précédent et à une basse conjoncture économique suite au ralentissement de l'économie mondiale et à la détérioration des termes de l'échange, l'Algérie n'a pas d'autre choix que de s'adapter en repensant son modèle économique et son cadre institutionnel pour les inscrire dans une logique d'efficacité, de régulation, de solidarité et de bonne gouvernance. Ces interactions doivent reposer sur des fondements concrets. Malgré nos difficultés actuelles, l'histoire ne va pas s'arrêter brutalement pour nous. Nous pensons que notre avenir est ouvert. Nos atouts ne sont pas négligeables. Nous avons les compétences et l'intelligence ainsi qu'une jeunesse, en prise avec le reste du monde, qui a une capacité d'écoute et de questionnement remarquables. Les espérances de notre société sont liées à la vitalité et à la créativité de notre jeunesse. Sachons en tirer le meilleur parti.(2) Mais il nous faut changer rapidement de trajectoire. Nous pouvons encore choisir et tenter d'amorcer un cheminement vers le progrès. Dans cette perspective, il faudra susciter l'intérêt des citoyens pour les enjeux de société en prenant appui sur les aspirations individuelles et les ressources collectives afin de favoriser, grâce à une démocratie de confiance, le renforcement du lien politique entre dirigeants et peuple. Aussi, la conscience collective est-elle inséparable d'un projet de société et de la façon de le mettre en œuvre. Voilà pourquoi nous avons des raisons de penser que la politique de rénovation de l'action publique en Algérie doit être adaptée à la gestion de la transition vers la gouvernance démocratique. Tel est l'enjeu pour faire de notre pays une société plus unie, plus forte et plus solidaire. A. K. (*) Cette contribution s'inscrit dans le prolongement de celle parue dans Le Soir d'Algérie du 26 février 2020 sous le titre : «Pour une transition systémique réussie». (**) Diplomate de carrière, il a été ministre délégué aux Affaires étrangères et ambassadeur dans plusieurs pays. Il a aussi été membre du conseil scientifique du Groupe Algérie chargé d'élaborer une stratégie de développement pour le pays (1993) et président du groupe d'experts du Comité pour la protection de l'économie nationale (1994). 1) Voir Amine Kherbi : Une nouvelle politique de développement pour l'Algérie in L'Algérie dans un monde en mutation : Regards sur la politique économique, la sécurité nationale et les relations internationales, pp 63-70, Editions Anep 2018. 2) Ibidem : L'exigence d'une politique rénovée de la jeunesse, pp 87-92.