Par Kamel Bouchama, auteur Introducton À en croire tous ceux qui s'expriment aujourd'hui sur les temps passés, avec une certaine assurance et beaucoup d'audace, arguant que rien ne s'est produit hier, sur le plan de la résistance contre le colonialisme français, du fait qu'il n'y avait pas de mouvements nationalistes, ni de foyers de combattants de la liberté, et par conséquent pas de militants, jusqu'au 1er Novembre 1954. Ainsi, si l'on s'en tient à leur discours, l'Algérie des révolutionnaires, des combattants, des militants tout court, est née en cette dernière date qui est prodigieuse pour le peuple algérien, et en douter, seulement, c'est comme si on aurait trahi nos valeureux chouhada. Exit, donc, ces messieurs aux mémorables passages et distinguées présences, ces membres du CRUA, ceux qui ont présidé aux destinées de la Révolution armée, car ceux-là venaient des rangs de Scouts musulmans algériens, ou carrément des rangs d'anciens partis nationalistes, le PPA et le MTLD et qui étaient souvent aux postes de responsabilité... Ainsi, les questions qui se posent : ces années-là et leurs actions éminentes, ne comptent-elles pas dans les éphémérides du nationalisme..., qui a pris son départ la veille du 1er Novembre 1954 ? Alors, pour ce qui est des autres partis et associations, depuis l'ENA, l'UDMA, le PCA, les Oulémas, ceux-là n'ont-ils pas droit au chapitre ? Cette réflexion n'est ni saugrenue, encore moins déraisonnable et irréfléchie, parce que tout simplement, ceux qui dénient le droit aux militants nationalistes de n'avoir pas participé à ce grand mouvement qui a donné naissance à une nouvelle Algérie ne connaissent vraiment pas leur Histoire. Novembre a été le début de la fin. Une fin bien méritée pour l'ensemble des Algériens qui, depuis les fameuses batailles de l'Emir contre les envahisseurs français et à leur tête les Bugeaud, Saint-Arnaud et autres sanguinaires, jusqu'aux batailles d'El-Gaâda et du Djorf, en passant par celles des Zaâtchas, Ouled Sidi Cheikh, El-Mokrani, El-Haddad et Fatma-N'Soumer, le peuple algérien s'est mobilisé pour combattre et sauvegarder son unité, protéger son identité et réaliser l'ébauche d'une nation libre de développer sa civilisation autonome.Ainsi, j'ai la prétention dans ce qui va suivre d'expliquer l'œuvre ô combien prodigieuse de l'Association des Oulémas algériens qui, indépendamment de la libération des esprits et la formation des jeunes, a fait son devoir dans le cadre des missions qui lui ont été confiées et donné des cadres et des militants pour la libération du pays Les musulmans et les Arabes, en particulier, voulaient se débarrasser de la léthargie et de la passivité qui freinaient le dynamisme légendaire qui caractérisait toutes leurs entreprises que, jadis, beaucoup de peuples enviaient, notamment ceux vivant les périodes sombres de leur histoire. Pendant ce temps, l'Europe, qui connaissait des moments de détente et de soulagement, retrouvait les vertus du développement, après avoir subi une éclipse, depuis la fin de sa renaissance ou plutôt de son bouillonnement culturel et artistique, qui n'a pas duré longtemps en réalité, comparativement à d'autres civilisations ayant marqué l'Humanité tout entière. De là, le monde musulman qui avait décidé, lui aussi, de secouer son apathie pour retrouver sa verve d'antan dans tous les domaines et plus particulièrement dans les domaines culturel, idéologique et spirituel, à travers le mouvement de réformes, subissait des campagnes féroces dues à la hargne du colonialisme européen dans ses tentatives d'occidentalisation et ses désirs d'assujettir les masses à la dépendance culturelle, en même temps qu'économique. Son but évident était de briser les valeurs ancestrales de la communauté arabo-islamique, d'aliéner la liberté de ses peuples et de les détourner de leur identité. Le colonialisme utilisait plusieurs armes. En plus de la violence avec laquelle il occupait nos pays, il suivait une orientation sournoise en travestissant la réalité, en somme en déformant des idées fortes — reflet d'une période longue et florissante dans le cadre de la conception et des découvertes — sur lesquelles s'étaient arrêtés les musulmans après leurs études et leurs recherches dans le vaste patrimoine qui est le leur et celui du bassin méditerranéen. Un combat sans merci s'était engagé où de hauts «dignitaires» s'étaient mis de la partie : du cardinal, cet ecclésiastique supposé être digne et conciliant, au ministre, censé être neutre et vaquant assidûment à l'application des programmes de son secteur, au général, envoyé pour une seule besogne : la guerre, et qui du reste est loin d'être noble, tous voyaient l'Islam comme ce dangereux ennemi qu'il faudrait anéantir... L'Islam représentait pour eux un rempart infranchissable, un bastion inexpugnable qu'il fallait détruire à tout prix. Désaffecter les mosquées et en faire des églises pour propager le christianisme, évangéliser les autochtones et surtout les jeunes en utilisant une cohorte «de pères blancs», dépêchés spécialement pour cette mission qui allait s'étaler dans le temps et dans l'espace. À l'ordre du jour, l'application de la politique coloniale en matière «d'anéantissement» de la personnalité algérienne à travers la disparition de la religion du peuple, de la culture arabo-islamique, de la langue arabe, de la nationalité algérienne, à travers l'altération et la falsification de l'Histoire et, enfin, de l'effritement de l'unité du peuple par l'application sournoise de la devise «diviser pour régner». Pour arriver à leur fin, il fallait commencer par le domaine de l'éducation qui allait être spécialement et fortement secoué, ensuite terminer par les autres domaines dans la périphérie de la culture et de la religion. Nous avons déjà dénoncé cette situation des plus sordides qui accable le colonialisme pour avoir avili et persécuté notre peuple. Le répéter encore, c'est vouloir sensibiliser les jeunes... et les moins jeunes — insuffisamment avertis — pour qu'ils comprennent que le résultat auquel nous sommes parvenus, en juillet 1962, n'est pas le fruit de simples négociations, ni seulement de l'échec de la politique coloniale dans le monde, et encore moins comme le soutiennent plus d'un parmi les nostalgiques de l'Algérie française, de la magnanimité et de la sollicitude d'un «certain général», mais plutôt du courage d'un peuple et son refus total de la domination à travers un long processus de décolonisation depuis les valeureux Amazighs. La floraison d'hommes illustres dans le pays, et ce, depuis des siècles, leur forte personnalité, les moyens qu'ils ont créés, en termes de structures socio-éducatives, culturelles, scientifiques et religieuses, l'enseignement qu'ils ont dispensé et la mobilisation qu'ils ont entretenue, ont fait que notre pays et notre peuple n'ont pas sombré dans la désuétude. Leur langue et leur identité sont restées plus vivantes que jamais. Le pays n'était pas vierge et ses populations n'étaient pas incultes. Tous ces moyens constituaient des matériaux fiables sur lesquels allaient reposer la renaissance islamique et le mouvement national en Algérie, prolongement d'un vaste mouvement d'éveil dans le monde arabe. En effet, depuis le salafiste Mohamed Ibn Abdelwahhab, représentant l'école hanbalite (1703-1792 ap. J.-C), à Mohamed Ibn Ali Senoussi El Djazaïri (1787-1859), à l'Imam Mohamed Ibn Ahmed Ibn Es-Sayed Abdallah du Soudan (1844-1885), à Djamel Ed-dine El Afghani, à Abderrahmane El Kawakibi, à Mohamed Abdouh et son élève Rachid Rédha, à Abdelhamid Ibn Badis et à tant d'autres dans le monde arabe, l'Algérie suivait avec une extrême attention l'évolution de la situation et contribuait, par l'intermédiaire de ses érudits, de ses «chouyoukh» et de ses intellectuels nationalistes à cette dynamique qui concernait l'éducation, la réforme des systèmes politiques, l'expurgation des hérésies et des superstitions pour assainir la pratique de l'Islam, l'élévation du niveau de conscience du citoyen et enfin la lutte contre le déploiement du colonialisme occidental menaçant la stabilité et l'unité du monde arabe par son diktat dans les domaines militaire, politique et culturel. L'Algérien voyait d'un bon œil cet éveil dans le Machreq, et les plus avertis parmi les gens de lettres et les jeunes, ainsi que l'ensemble des nationalistes qui n'avaient pas baissé les bras depuis le déclenchement de la lutte du temps de l'Emir Abdelkader, en faisaient une heureuse occurrence et un parfait stimulant pour le combat futur. Des mouvements naquirent avant et entre les deux Guerres mondiales, regroupant tous les réformateurs-rénovateurs qui avaient une seule préoccupation, la réhabilitation de l'Islam dans ses pures traditions, son développement dans le cadre des pratiques saines, et l'opposition à toutes les velléités déstabilisatrices du colonialisme sur les plans politique et culturel. Ces mouvements ont eu beaucoup d'effets dans les cercles de la jeunesse notamment celle qui a eu le privilège de profiter de l'enseignement du français, dispensé avec parcimonie pour des raisons que tous peuvent deviner, et la chance d'apprendre la langue arabe qui s'enseignait dans quelques écoles libres «rénovées» et dans plusieurs zaouïas. À Tunis, on assistait à la fondation de la «Rachidia», en 1902, inspirée de la «Khaldounia». C'est une amicale des anciens élèves des écoles franco-musulmanes. À Constantine, le cercle «Salah Bey» faisait son entrée en 1907 dans la scène de la culture et nécessairement de la politique sous l'impulsion des notables de la ville pour encourager les études littéraires et scientifiques. De son côté, Cheikh Benhabylès fondait «la Ligue des droits de l'Homme algérien» en 1912 et un meeting réunissait, à Annaba, une foule de citoyens algériens qui scandaient «Vive les Arabes républicains». La voix des humbles, un journal créé par de jeunes instituteurs soucieux de défendre leurs valeurs culturelles, faisait son entrée dans la scène médiatique et confortait l'action du mouvement des «Jeunes Algériens» dirigé par l'Emir Khaled, le petit-fils d'Abdelkader. En 1927, la «Fédération des élus musulmans algériens» dont les figures les plus marquantes étaient celles de Ferhat Abbas et du docteur Bendjelloun, faisait irruption dans la scène politique, secouée alors par trop de brimades et de restrictions à l'encontre des intellectuels de la part de l'administration coloniale. En 1933, les élus algériens prenaient la décision de démissionner en bloc. Ils étaient 950 à protester contre le fait qu'une délégation algérienne n'a pas été reçue, à Paris, pour exposer les revendications du peuple algérien. C'était une bonne occasion pour montrer, au régime français, qu'ils existaient. Peu avant cela, les imams salafistes, se faisant un «devoir de rendre confiance au peuple dans sa religion et dans sa langue sacrée du Coran bafouées, commencent à se rassembler autour de l'imam de la mosquée Sidi-Lakhdar, dite mosquée verte de Constantine, Abdelhamid Ben Badis, ancien étudiant de la Zitouna de Tunis dont il essaie de fonder en 1911 une sorte de petite succursale vouée aux études théologiques dans la mosquée dont il a la charge». Ce même personnage charismatique, entouré des cheikhs Tayeb El-Okbi et Bachir El-Ibrahimi, éditait, en 1920, un premier journal des hommes religieux El Muntaqid (le Censeur) et en 1925 Ech-Chihab (le Météore). Un autre journal, en langue française, La Défense, a été créé en 1934 par cheikh Lamine Lamoudi, le compagnon de lutte de Ben Badis. Enfin, un dernier journal El Bassaïr (la Clairvoyance) a été créé en 1936. L'objectif de ces premières actions des imams, écrit Juliette Bessis, était : «De faire triompher la vraie religion, la perfection de l'Islam ayant valeur d'exemple pour atteindre sa mission de triomphe universel et de combattre la mainmise des autorités coloniales sur l'Islam algérien aux moyens d'un clergé à la solde. L'impact prépondérant du mouvement sur le jeune nationalisme algérien qu'il marque profondément de son empreinte ne saurait faire de doute, qui, en définitive, appliquera la trilogie de Ben Badis : une religion l'Islam, une patrie l'Algérie, une langue, l'arabe». L'ampleur du drame que vivait le peuple et les menaces de dissensions sciemment entretenues par le colonialisme ont suffi pour inciter des militants nationalistes éprouvés à créer une association à caractère religieux et culturel qui devait s'amplifier pour devenir un vaste mouvement national. Les statuts de cette association faisaient état de son apolitisme de base et ne permettaient à ses membres aucune intrusion dans le domaine politique. Cela était, bien sûr, un moyen tactique pour prémunir le mouvement des harcèlements et des tracas de l'administration et préserver l'œuvre à laquelle les responsables entendaient se vouer. En réalité, le but ne pouvait être que politique. Un certain jour de mai 1931 Omar Smaïl, un riche notable d'Alger, a eu cette courageuse initiative de regrouper l'ensemble des savants du culte et tous ceux qui avaient des dispositions pour contribuer à l'élévation du niveau culturel et moral du peuple algérien. «Nadi Et-Taraqui» (le Cercle du Progrès) devenait en cette année du centenaire de la colonisation (du débarquement des troupes françaises à Sidi Fredj en 1830) un cercle très fréquenté par les intellectuels et notamment ceux qui véhiculaient des idées de réformes. Ils venaient souvent pour débattre de la situation du pays. C'est dans ce cercle que naquit l'Association des Oulémas musulmans algériens, le 5 mai 1931, sous l'impulsion de Omar Smaïl qui devait user de son crédit et de ses deniers pour arriver à concrétiser cette historique décision. Abdelhamid Ben Badis a été choisi pour la diriger, secondé par les respectés cheikh El Bachir El-Ibrahimi, comme vice-président, et cheikh Lamine Lamoudi, comme secrétaire général. Dans la composition du bureau de l'Association, il y avait beaucoup de noms connus et appréciés par les Algériens pour leur prestige et leurs travaux en matière de religion, de science et de culture. Abdelhamid Ben Badis est né le 4 décembre 1889 à Constantine. Issu d'une grande famille de notables et d'érudits — ses aïeuls avaient une grande influence dans le domaine de la politique et de la jurisprudence au sein du Maghreb et de l'Andalousie musulmane – Abdelhamid n'a pas démérité lui aussi car, même s'il n'a pas suivi la voie de son grand-père et de son père qui étaient, l'un cadi (juge), premier conseiller général auprès des autorités de l'occupation à Constantine et avait reçu une distinction de Napoléon III lui-même, et l'autre bachagha, délégué financier et membre au Conseil supérieur, il a été, et l'Histoire le prouve, le père de la réforme en Algérie. Abdelhamid avait treize ans quand il a terminé le Coran chez le maître Mohamed El Meddassi. En 1903, il était l'élève d'Ahmed Ibn Lounissi, chez qui il apprit la littérature arabe, les fondements de l'Islam, l'éducation morale ainsi que les principales connaissances scientifiques. En 1908, il prit le chemin de l'Université de la Zeïtouna. Après avoir acquis une solide culture et obtenu ses diplômes, il est resté une année dans cette université, comme le voulait la tradition, pour s'occuper de l'enseignement, en tant que maître-assistant. En l'an 1913, après son retour en Algérie, il a intégré le corps enseignant et l'année d'après, en 1914, il partit à La Mecque et en profita pour visiter plusieurs pays arabes. Le combat de Ben Badis s'étale sur trois phases. La première, de 1913 à 1925, réservée exclusivement à l'enseignement et à la mobilisation de la jeune génération autour de mots d'ordre bien définis afin qu'elle puisse s'imprégner des réformes qu'il espérait appliquer en Algérie. La langue arabe, l'identité nationale et l'éveil nationaliste et islamique étaient, en effet, les objectifs fondamentaux qu'il voulait propager au sein du peuple. De 1925 à 1931, il a commencé à répandre les idées politiques qui, vite, séduiront la majorité des Algériens. Cela coïncidait avec le centenaire de l'occupation. Ben Badis voulait sortir du cadre local, c'est-à-dire de sa ville natale, Constantine, pour se déployer et étendre ses idées à travers tout le pays. C'est pendant cette période qu'il a créé ses deux journaux, El Mountaqid et Al-Chihab. Enfin, la troisième période, allant de 1931 jusqu'à sa mort, en 1940, sera caractérisée par une intense activité politique pour l'émancipation de l'Algérie en tant que nation qui aspire à sa souveraineté et à son unité nationales. Son action politique est fondée sur la lutte : 1. Contre le colonialisme. 2. Contre l'évangélisation du pays. 3. Contre des confréries qui étaient manipulées par l'administration coloniale et qui faisaient dans l'obscurantisme. 4. Contre les partisans de la naturalisation et de l'assimilation. Ben Badis a laissé beaucoup d'œuvres. Il a laissé aussi des écrits qui attestent de sa parfaite formation économique et politique. Ceux qui ont eu à suivre les articles de fond qu'il avait publiés dans le journal Al-Chihab sauront qu'il a été plus que prémonitoire dans certaines situations, à travers des analyses d'une parfaite consistance et d'une remarquable intelligence. Ben Badis a parlé de l'Europe, de l'effondrement prochain de l'URSS, de la dette franco-américaine, il a donné sa vision diplomatique du rapprochement nippo-turc, du rapprochement germano-français, du Traité hispano-italien, et enfin et surtout de la question palestinienne. Il a eu à traiter dans ses analyses de la coopération qui devait se faire sur la réciprocité d'intérêts. Il disait qu'il était possible d'avoir recours aux capitaux étrangers dans la mesure où ceux-là peuvent servir la croissance économique et le développement harmonieux du pays. Concernant l'URSS, il écrivait dans le n° 47 du journal Al-Chihab du 7 safar 1345 (16 août 1926) sous le titre «La Russie en crise et le système socialiste en effondrement», après avoir évoqué les déviances des Bolcheviks et la marginalisation de Zinoviev, Trotski, etc. : «L'URSS sera confrontée à des problèmes internes et externes qui seront la cause de sa déstabilisation et son éclatement.» Et, tout en rejetant le tsarisme et le communisme, Ben Badis préconisait la démocratie comme voie sûre à la renaissance de la Russie. Concernant le rapprochement nippo-turc, il écrivait le 27 août 1926, à l'occasion de la visite du commandant de la flotte nippone dans les eaux turques : «Cette alliance est motivée par la communauté d'intérêts des deux grandes nations, ottomane et japonaise, au plan économique et politique.» Ensuite, Ben Badis a analysé en fin diplomate ce rapprochement stratégique dans la région. Concernant la crise franco-américaine provoquée par la dette, on pouvait relever dans le n°43 du 23 moharem 1345 (2 août 1926) que Ben Badis a développé une réflexion financière et s'est placé comme le défenseur du franc français, pensant que sa dévaluation touchait beaucoup plus le peuple algérien que le peuple français. Ben Badis s'est présenté comme un expert dans le règlement de la dette française à l'égard des Américains. Ainsi, dans l'article publié sous le titre «Dettes et Traité de Washington», le père de la Réforme militait pour la cause des pays endettés et soutenait l'idée d'un arrangement franco-américain. Enfin, concernant la question arabe centrale, Ben Badis s'est toujours exprimé sur la spoliation des terres palestiniennes par le sionisme. Il soutenait également, dans plusieurs articles, et notamment le plus long et le plus fourni en idées et en renseignements, celui du 1er joumada 1357 (août 1938), que la persécution des juifs est d'essence européenne et non arabe. Il rejoint le docteur Georges Levy, député du Rhône qui écrivait, en 1944, sous le titre : «Le Mythe raciste» : «C'est dans l'œuvre de Gobineau (Essai sur l'inégalité des races humaines, 1853-1855) que les racistes ont puisé leurs arguments pour la persécution, l'oppression et l'extermination des races et des peuples qualifiés d'inférieurs — les Juifs —. Cette œuvre poétique a conduit ceux qui s'en sont inspirés aux plus affreuses et dégoûtantes atrocités et tueries qu'ait enregistrées l'Histoire humaine. Cet évangile racial est devenu l'évangile des racistes barbares». Il rejoint également (et confirme) ce tract édité par le Mouvement national contre le racisme, un mouvement qui a été créé en France, dans les années quarante, et qui dénonçait l'acharnement de la furie anti-juive sur les enfants et les femmes. Le tract disait : «À Paris, doriotistes, miliciens et policiers aux ordres de la Gestapo et de Darnand, raflent les femmes juives de prisonniers de guerre. Une grave menace de déportation pèse sur elles. Des milliers d'enfants restent sans aucune protection ! Une nouvelle horrible nous parvient de Paris. Vers la fin de janvier, un véritable pogrome a été organisé contre la population juive.» Il y a beaucoup à dire à ce sujet. Voyons ce que pensent les Juifs de cette prétendue haine des Arabes à leur égard. M. Chouraqui affirme, dans un de ses écrits, rapporté par Jean Rous : «Les Juifs ne sont point, malgré la légende des étrangers, méprisés en terre mogrébienne», et de continuer : «C'est là le lieu de nous élever contre la prétendue haine historique que le Musulman vouerait au Juif. Les Juifs furent en définitive plus heureux en terre d'Islam que dans la plupart des pays d'Europe où ils furent là réellement en butte à une haine implacable. Semblable sentiment, il n'y a pas à s'y tromper, n'exista jamais sous ces formes extrêmes au Maghreb»... Nous nous arrêtons là car les témoignages sont très nombreux. Arrêtons-nous là et revenons à Ben Badis. C'est, en effet, dans l'article cité précédemment, celui d'août 1938, qu'il se dressait contre les Anglais pour avoir permis de s'installer sur la terre arabe de Palestine, l'Etat d'Israël et surtout d'avoir entaché les Lieux Saints d'El-Qods. Nous étions à la veille de la Seconde Guerre mondiale et l'Angleterre redoublait d'efforts, après la dissolution du Haut Comité arabe, la création de la Commission Peel qui suggérait le partage de la Palestine et l'échec de la Conférence de Londres, pour préparer les conditions, toutes les conditions, qui allaient permettre à Israël d'occuper les territoires arabes, le 14 mai 1948, avec l'approbation des Nations-Unies. Cheikh El Bachir El Ibrahimi, le vice-président, considéré comme le deuxième homme de l'Association des oulémas, est né à Ras-el-Oued, dans la wilaya de Sétif, le mois de juin 1889. Lui aussi est issu d'une famille noble qui avait démontré, dans le temps, de sérieuses aptitudes dans les sciences et la littérature. Très jeune, il a appris le Coran. À vingt-deux ans, en 1911, il est parti à Médine pour poursuivre ses études. Six années après, il a accompagné son père à Damas. C'est à partir de là qu'il s'est déployé dans l'exaltante mission de l'enseignement. Il était professeur de littérature arabe au lycée de Damas, le seul établissement secondaire qui existait en ce temps-là. Très respecté dans cette capitale, Cheikh El Bachir ne s'arrêtait pas à la seule fonction d'éducateur qui prenait beaucoup de son temps. Il contribuait, aux côtés de savants et militants arabes, à la renaissance scientifique et culturelle et au mouvement nationaliste qui commencèrent à voir le jour au Moyen-Orient. En 1922, en pleine Guerre mondiale, il est retourné au pays natal, armé de nouvelles idées de réformes qu'il s'efforçait de répandre et de vulgariser, par le biais de cours magistraux et de nombreuses publications. Cheikh El Bachir a été le plus prolifique, de son temps, en matière d'écriture. Ses ouvrages sont aujourd'hui des sujets de référence pour ceux qui veulent s'en inspirer pour écrire sur l'histoire de l'Algérie. Ils trouveront, sans conteste, des positions courageuses d'un homme qui, bravant le danger et s'abritant uniquement derrière sa foi, au moment où d'autres intellectuels se contentaient de formuler quelques timides impressions, écrivait de sa plus belle plume : «Malheur à eux ! Est-ce le début d'une guerre ?» C'était pendant les sanglants événements de l'Est constantinois de mai 1945 où, dans une plaidoirie pathétique, il s'attaquait violemment, par de nombreux écrits, aux soudards de la colonisation qui furent à l'origine d'un autre grand génocide du siècle. Ses écrits sur la Palestine se caractérisaient par la lucidité et l'objectivité. Il a été l'un des rares Algériens, avec Ben Badis bien sûr, à avoir abordé ce problème avec intelligence et perspicacité. Il déplorait le défaitisme, voire même la traîtrise des chefs arabes ainsi que le cynisme des organisations internationales. N'avait-il pas nommé, dans ses écrits, le Conseil de sécurité des Nations-Unies «le Conseil de la tromperie» et l'Angleterre «le Cercle vicieux du mal» ? Une autre position qu'il ne faudrait pas occulter chez ce personnage charismatique : ses appels à l'unité sur le plan politique. Il écrivait, en haranguant la Nation algérienne : «Nation algérienne, ces partis n'existent que par toi, car c'est de toi qu'ils tirent leur force. Tu es leur substance et leur soutien, il faut les engager à s'unir, par tous les moyens. Ils s'épanouissent en ton nom... Il faut donc les engager à s'unir en ton nom. Mais s'ils divergent...ce sera toi qui seras perdante, en tout point de vue...» Cheikh Ettayeb El Okbi, le troisième personnage des Oulémas, est né en 1890 à Sidi Okba, dans la wilaya de Biskra. À l'âge de six ans, le jeune Ettayeb a émigré avec sa famille au Hedjaz. Il y est resté longtemps, toute sa jeunesse pratiquement, ce qui lui a permis d'apprendre les différentes sciences arabes, de s'abreuver aux sources mêmes de l'Islam, au contact de grands érudits et de parfaire ses connaissances. Cependant, il a été accusé par le régime ottoman d'avoir participé au mouvement des wahhabites et fut déporté en Turquie. Cela ne l'a pas empêché de retourner à La Mecque et de diriger le journal El Qibla et l'imprimerie princière. Il n'est revenu en Algérie qu'en 1920 avec de solides bagages, de fortes idées de réformes et une sérieuse conception du nationalisme. Tout comme son ami Cheikh El Bachir El Ibrahimi, il s'occupait, à Biskra, de l'éducation, notamment de l'exégèse du Coran, et de la publication du journal El Içlah (La Réforme), un journal qui eut, en 1927, un écho tout particulier. Après avoir séjourné quelques années à Biskra, Cheikh Ettayeb s'est installé à Alger pour mener un combat autrement plus dur dans le cadre du mouvement réformiste. Connu pour sa grande éloquence, le tribun El Okbi enflammait les masses par ses discours et ses prêches dans les mosquées d'Alger. Cela ne pouvait plaire aux tenants du colonialisme qui lui interdirent toute intervention en public, surtout quand il a refusé d'accéder à la proposition qu'ils lui ont faite : un poste important dans l'administration «algérienne». K. B. (À suivre)