11 février 1996, 21e jour d'un Ramadhan pas comme les autres. Une ambiance de fin de journée de carême à la rue Hassiba-Ben-Bouali. Pain et confiserie sur les bras, les passants pressaient le pas sous un ciel menaçant... Au sein du Soir d'Algérie, régnait une fébrilité particulière, propre aux ultimes instants de bouclage des pages du jour, remise de papiers, saisie, correction et montage... Journalistes, techniciens et responsables étaient entièrement absorbés par leurs tâches respectives tout en veillant à partir à temps pour rejoindre leurs domiciles et partager le ftour en famille... C'était, hélas, sans compter sur le plan diabolique mis au point par les hordes terroristes qui allaient, à 15h précises, tout faire basculer dans l'horreur et le chaos. Une explosion d'une violence inouïe a réduit le siège du journal en ruines provoquant la mort de 3 journalistes du Soir, Allaoua Aït Mebarek, Mohamed Dorbane et Djamel Derraza, ainsi qu'un véritable carnage sur la rue Hassiba-Ben-Bouali où pas moins de 23 passants ont péri et des dizaines de personnes furent blessées. Du doyen de la presse indépendante, il n'en subsistait que des corps ensevelis sous les décombres, des visages ensanglantés, quelques pans de murs, une toiture volée en éclats, des larmes sur les joues, les cœurs tordus par le chagrin... et une ferme détermination à ne pas se laisser vaincre par le désespoir... Le journal doit survivre à cette tragédie. Lendemain même, les rescapés de la catastrophe se sont retrouvés sur les lieux pour faire le serment de tout entreprendre afin que le journal reprenne la place qui est la sienne sur la scène médiatique. La solidarité des confrères a permis rapidement au collectif de retrouver ses repères professionnels et de s'engager sine die dans une phase de préparation progressive d'une nouvelle édition du Soir, celle du courage et du défi lancé aux forces de la haine et de la régression. Deux semaines plus tard, le 25 février 1996, Le Soir d'Algérie est de nouveau dans les kiosques... Une seconde naissance pour ce titre, symbole d'une aventure qui ne pouvait et ne devait s'arrêter... Le combat pour la modernité, la liberté d'expression et la démocratie doit se poursuivre. La résurrection du Soir était en soi une immense victoire remportée par toute la presse. Et pour que le sacrifice des 120 martyrs de la corporation ne soit pas vain, l'on se doit, aujourd'hui, d'entretenir la flamme du souvenir et lutter contre l'indifférence et l'oubli. B. B. Nous ne nous tairons pas Moins de deux semaines après la cruelle tragédie qui l'a durement frappé, Le Soir d'Algérie reprend sa place dans le paysage médiatique national. Certes, notre douleur est encore vive, nos plaies sont toujours ouvertes et notre chagrin est intense. Nous étions, de ce fait, face à un dilemme : rester prostrés devant l'adversité, cultiver le désespoir et nous lamenter sur notre sort ou alors prendre le taureau par les cornes, remiser nos rancœurs et nos blessures dans les recoins de nos mémoires et repartir de plus belle pour continuer le combat pour les libertés, la modernité et la démocratie, contre les forces de la régression et tous ceux qui veulent nous faire taire. Opter pour la première alternative équivalait à baisser les bras devant les assassins et accepter le fait accompli de la violence sanguinaire. En même temps, c'était occulter la mémoire de nos martyrs ; celle des journalistes et celle des dizaines de milliers d'Algériens et d'Algériennes froidement supprimés parce qu'ils refusaient les idées rétrogrades et la perpétuation de la mainmise mafieuse sur le pays. Grâce à la formidable volonté de l'équipe, grâce aussi à l'extraordinaire élan de solidarité de la part de nos confrères de la presse nationale, des associations, des partis politiques, de nos amis de la presse étrangère et des organisations internationales, grâce aux milliers de messages de soutien de nos lecteurs, qui nous sont parvenus de tout le territoire national, et pour honorer la mémoire de quatre martyrs (Yasmina Drici assassinée en juillet 1994, Allaoua Aït Mebarek, Mohamed Dorbane et Djamel Derraza), nous avons choisi la deuxième voie : faire reparaître le journal le plus tôt possible. Nous n'avons plus de siège, plus de bureaux, plus de mobilier et nos moyens techniques sont grandement endommagés. Malgré cela, nous avons pris la décision de reprendre notre place parmi nos confrères pour, entre autres raisons, exorciser notre chagrin. Des confrères et des amis ont mis à notre disposition qui des bureaux, qui des lignes téléphoniques, d'autres nous ont demandé de formuler nos besoins. Devant tant de sollicitude et d'amitié, nous nous devions de répondre à l'attente de tous ceux qui nous aiment et nous apprécient. Côté officiel, il faut souligner la disponibilité du chef du gouvernement, qui nous a rendu visite. Nous avons pris acte de ses engagements, même si nous connaissons les lenteurs et les pesanteurs de la machine bureaucratique. Ainsi, et à propos du recasement des titres sinistrés après l'attentat du 11 février 1996, et sans verser dans la polémique, nous réfutons le communiqué du ministère de la Communication, qui contient quelques contrevérités. La proposition de recasement à la Maison de la presse de Kouba nous a bien été faite. Nous avions alors consulté nos équipes qui ont refusé, estimant le quartier dangereux. Certes, des confrères de l'APS et d'autres titres activent à Kouba, dans des conditions sécuritaires extrêmement précaires. Nous sommes tous journalistes et nous sommes assurément sur un pied d'égalité. Mais peut-on décemment faire pression sur des collectifs encore sous le choc d'un terrible traumatisme ? Peut-on réellement imposer à des journalistes et des travailleurs, qui ont ramassé leurs collègues à l'état de cadavres et dont l'univers a été anéanti, un endroit qu'ils appréhendent ? Quant à la proposition de la SIA, elle émane des éditeurs concernés, lesquels se sont rendus sur les lieux pour constater que les possibilités de recasement étaient dérisoires. En fin de compte, c'est grâce à la disponibilité de nos confrères, qui ont rogné sur leur confort, que nous avons pu reprendre notre activité. Parmi les solutions proposées par les éditeurs, l'une aurait, à coup sûr, permis de régler efficacement la difficulté : celle du Centre international de presse (Théâtre de Verdure), qui est immédiatement opérationnel. L'éventualité a été écartée pour d'obscures raisons de tutelle. Le Soir d'Algérie et les autres titres sinistrés reparaissent et c'est ce qui importe. Le Soir d'Algérie sera — compte tenu de ses moyens actuels limités — un peu réduit. Nous espérons normaliser la situation rapidement. Toujours est-il, le journal sera quotidiennement dans les kiosques et c'est l'essentiel. En prenant pour cible Le Soir d'Algérie, premier quotidien indépendant, les criminels voulaient détruire et réduire au silence un symbole. Ils en ont pour leurs frais. Le journal reparaît et la presse nationale, dans toutes ses composantes, sera toujours là, pour faire obstacle aux ennemis de la vérité et ses libertés. Pour conclure, il est de notre devoir de remercier chaleureusement tous ceux qui – de près ou de loin – ont contribué à la reparution du Soir d'Algérie et des autres titres sinistrés. Qu'ils soient définitivement rassurés, nous serons toujours fidèles à Tahar Djaout. Nous ne nous tairons pas. Zoubir Souissi Témoignage d'un rescapé À mes frères de combat Deux ans déjà ! Deux ans d'hiver et de désarroi. Deux ans sans Allaoua, Dorbane et Derraza. Des noms sur une liste macabre qui ne cesse de s'allonger, jour après jour, heure après heure, nuit après nuit. Où en suis-je depuis que vous êtes partis ? J'envie, à chaque seconde qui passe, les morts qui ont la chance de vous côtoyer. Si je riais en votre présence, je pleure quand vous n'êtes pas là. Cet instant terrible, ils ignoraient ce qui allait leur arriver. Nous arriver à tous. J'étais à leurs côtés lorsqu'ils sont partis. Je ne m'en suis pas rendu compte en ce moment précis, tellement j'étais bercé par leur immense bonté, leur réconfortante attention et leur infini amour. Je suis toujours dans ce journal que vous n'avez jamais dû quitter. Combien d'Algériens, victimes de la haine, vous ont, depuis, rejoints, décapités et déchiquetés ? Allaoua, Dorbane, Derraza, je suis sorti de l'hôpital, je me suis débarrassé de mes béquilles et je garde toujours des débris dans mon corps, mais, surtout, beaucoup de peine et d'insupportables douleurs dans mon cœur. Allaoua, toi qui le premier as proposé ma permanisation dans notre journal, je sais que tu serais très, très content si tu apprenais que je me suis mis à écrire. Cette expérience m'a valu plusieurs menaces verbales et... deux affaires en justice ! Je sais que si tu étais là, tu m'aurais dit que je suis sur le bon chemin ! Celui qui fera peut-être de moi, un jour, un journaliste. Tu vois Allaoua, la «fewdha» qui se généralise me mène à présent droit aux chambres des juges d'instruction. Celle de certains «responsables locaux» (que je continuerai à harceler) reste impunie. Mon frère Allaoua, je cause énormément de problèmes à Belkacem, Fouad et à Souissi, à cause de mes écrits. Mais, par ces derniers, j'ai redonné un tout petit espoir à de humbles citoyens, victimes de l'injustice et de la «hogra». Allaoua, tu vois, je reste toujours vaniteux et prétentieux. Toi, tu restes certainement toujours aussi souriant devant et face à mes innombrables défauts et bêtises. Cher Allaoua, je me sens seul sans toi. C'est horrible. Si tu étais encore vivant, je t'aurais accusé d'abandon de famille. A qui me confier lorsque tout va mal pour moi ? Repose en paix, mon frère, j'essaierai de te pardonner. Tu m'affectionnais tant. Dorbane, nous avons passé ce Ramadhan sans ton «kalbelouz», sans aucun goût, ce mois sacré. Je n'ai jamais pu évoluer parce que je suis privé, ainsi que mes collègues, de tes remarques aussi piquantes que judicieuses. Je rencontre Salim, ton frère. Il te ressemble tant. J'ai mal. Je pleure. Les brioches ne sont plus aussi délicieuses. Excuse-moi, je dois m'arrêter là, tu me manques tant. Derraza aussi. Cet ange venu de Koléa est resté trop peu de temps avec nous, tandis qu'une dizaine de vies avec lui ne suffiront jamais à découvrir le quart de ses qualités. Je me souviens de ce cauchemar. Mes trois compagnons (Allaoua classait les dépêches, Dorbane mettait ses brioches dans un sachet et Derraza préparait les pages de jeux) étaient à mes côtés. Soudain, c'est le noir. Ensuite, c'est les décombres et puis un lit d'hôpital. C'est dans l'hôpital justement que j'ai appris que je l'ai perdu à jamais. Adieu mes frères. Mounir Abi