Par Amine Kherbi(*) L'Algérie, comme tout Etat-nation, est confrontée en ce début du XXIe siècle aux défis complexes et subtils de la mondialisation et aux enjeux liés au déblocage politique, à la refondation sociale et à l'organisation de la vie citoyenne. Compartimentée et dispersée, la société n'a pas les moyens et l'influence pour assumer des responsabilités à la hauteur des exigences du changement auquel aspire le peuple. La situation que nous vivons aujourd'hui n'est pas survenue par hasard. Elle est le fruit de l'histoire, la résultante de plusieurs décennies de stagnation politique, de gestion économique chaotique et d'absence de volonté politique pour desserrer l'étau bureaucratique dans lequel est enfermée la société. Les soubresauts de la vie politique qu'a connus l'Algérie depuis octobre 1988 n'ont pas permis une gestion convenable de la transition systémique ni favorisé une vision prospective permettant d'éviter l'impasse institutionnelle et politique actuelle. Aussi, l'écheveau embrouillé du jeu politique, le fossé grandissant entre gouvernants et gouvernés, la distanciation entre l'Etat et la société ont-ils créé un environnement dans lequel ont prospéré les tromperies de la vie politique sur fond d'incompétence et de corruption dans les rouages de l'Etat et au sein de la classe politique. Les maux qui enserrent aujourd'hui la société algérienne reflètent bien l'état de déprédation auquel a été soumis le pays durant des décennies. Que faire ? Comment l'Algérie va-t-elle s'adapter à des évolutions rapides et peu prévisibles d'un monde mouvant et changeant pour trouver ses marques et se frayer un chemin vers un avenir plus sûr et prospère ? Voilà la question que se posent les Algériens. Nous allons tenter d'y répondre en suggérant quelques pistes de réflexion pour un renouveau politique et institutionnel favorisant une stratégie alternative de développement global et une démarche qui permet à l'Algérie de faire valoir ses atouts, de s'affirmer comme acteur pivot, de prendre position sur les questions concernant sa stabilité, sa sécurité et de choisir la voie du futur. Pour remettre le pays sur les rails et la nation en cohérence avec elle-même, il faut rassembler les Algériens autour d'un projet de société novateur fondé sur la confiance, la solidarité et la cohésion sociale. Ce projet doit être porté par un système politico-administratif conforme à l'Etat de droit et aux attentes des citoyens. En trente ans, selon des rythmes et des intensités variables, notre pays a connu de considérables transformations. Depuis, la structure de la société algérienne a subi une véritable mutation. L'éclosion du Hirak, ce mouvement populaire du 22 février 2019 qui ébranla l'ancien pouvoir, constitue à cet égard la manifestation la plus significative et la plus concrète de la mobilisation citoyenne en faveur des libertés fondamentales, de la justice sociale et de l'accélération du processus démocratique. L'élan novateur que connaît la société depuis une année appelle de vraies transformations qui obligent à penser et à agir autrement pour créer une ère nouvelle de progrès propice à l'émergence d'une société civile active et organisée. Aujourd'hui, la priorité est de promouvoir la démocratie en assurant un équilibre entre liberté et cohésion sociale, participation et solidarité, marché et régulation étatique afin de retrouver le sens de la cohérence et le chemin du progrès. Il faudra sans doute faire davantage pour combler le déficit démocratique et le retard dans les domaines institutionnel et managérial. L'amélioration de la gouvernance et la conduite des politiques publiques sont en effet cruciales pour répondre aux exigences d'une gestion cohérente et ordonnée de la transition démocratique. Il devient dès lors nécessaire d'inventer un modèle reposant sur un cercle vertueux associant innovation, croissance, redistribution et refondation de la vie politique. S'adapter à un monde en évolution Dans un monde instable, l'interaction entre ce qui est et ce qui doit être nous oblige à être attentifs aux évolutions de la société internationale, notamment à l'impact des problèmes transnationaux sur le partenariat global et ses répercussions sur la posture des Etats. Nous assistons en effet à de nouvelles logiques qui façonnent l'ordre mondial. Jamais le savoir et l'information n'ont été aussi importants pour les Etats et pour les entreprises. Selon toute vraisemblance, des conflits d'une nouvelle forme continueront d'opposer les Etats pour des questions de souveraineté et de compétences humaines nécessaires à la réussite dans la société de l'information. Les leçons de notre histoire récente nous amènent à nous interroger sur la manière de nous adapter intelligemment à ce monde critique, aux ressources limitées de son environnement mais aussi aux opportunités qu'il offre grâce aux possibilités de coopération bilatérale et multilatérale et à l'utilisation judicieuse des nouvelles technologies au service du développement durable. À l'ère de la mondialisation et face à l'incertitude, la prévention des risques et la gestion des crises sont primordiales. Avec la pandémie du coronavirus, nous constatons que tous les Etats sont aujourd'hui contraints d'imaginer des stratégies nouvelles dans un contexte de crise sanitaire dégradé du fait des hésitations dans l'arbitrage politique entre des expertises scientifiques contradictoires au moment pivot de la prise de décision. Le défi actuel est de trouver les moyens effectifs de détection précoce et d'anticipation des risques grâce à une coordination accrue et une coopération renforcée entre tous les intervenants. Malgré certaines améliorations, la situation reste très tendue au plan international même s'il y a une prise de conscience quant aux sources de risques susceptibles d'entraîner des conséquences sanitaires particulièrement préjudiciables. Le futur immédiat apparaît incertain. Plus que jamais, il s'agit de savoir comment mettre à profit le développement des connaissances et de l'innovation pour maîtriser les risques dans un monde instable. Cela requiert une approche créative de la négociation et de la gestion des crises qui prend en considération les difficultés liées à la compréhension d'une situation, quelle qu'elle soit, et à l'élaboration d'une stratégie de réponse efficace. Cependant, il est nécessaire d'acquérir une forte capacité d'adaptation grâce à une maîtrise plus grande de l'information et une organisation des activités de veille stratégique. L'objectif est de créer les conditions pour se remettre plus ou moins vite d'une perturbation en retrouvant un nouvel équilibre qui permet de fonctionner après un choc brutal ou un stress continu. C'est l'occasion aussi pour remettre les pendules à l'heure des réformes afin de valoriser les atouts du pays en termes d'action publique locale, de réseaux d'acteurs, de ressources humaines, d'investissement et d'attractivité. Ce qui suppose une rupture nette par rapport aux tendances actuelles de l'évolution du territoire : marginalisation de l'espace rural, concentration de la population au nord du pays, principalement dans la capitale, dans les autres grandes villes du littoral et leurs environs. Il faudra aussi s'attaquer à la croissance démographique, à l'exode rural, à la désorganisation sociale, à l'habitat précaire, au déficit d'encadrement des personnels, à la massification du système éducatif, à l'environnement réglementaire trop rigide, aux distorsions dans l'assignation de ressources, aux pratiques administratives et managériales trop centralisées et cloisonnées. Ce qui signifie que les politiques publiques, qui restent souvent trop défensives et n'intègrent pas assez les nouvelles contraintes de la concurrence globale et de la gestion des risques, doivent être repensées. Tout cela a une incidence sur l'assimilation des nouvelles technologies combinée avec la valorisation des résultats de la recherche et du développement technologique. D'aucuns disent qu'il faut penser globalement et agir localement. Cela est d'autant plus vrai pour la valorisation des ressources humaines, l'emploi des jeunes, l'investissement national et étranger, la mobilisation de ressources financières et le transfert de technologies aux startups en vue de la création de zones d'excellence et de progrès dans le cadre du partenariat. Toutes ces actions doivent s'inscrire dans la perspective d'une utilisation efficace de notre avantage compétitif qui repose sur des éléments qualitatifs susceptibles d'influencer les politiques publiques et les stratégies d'entreprises sur lesquelles est basée l'attractivité du territoire. Réconcilier l'Etat et la société Mais tout le problème est de réconcilier l'Etat et la société. Dès lors il convient de s'interroger sur le fonctionnement de l'Etat, sur son rôle, sur l'efficacité de son action et sa légitimité. Le thème n'est pas nouveau, mais les termes du débat ont notoirement changé. Il y a la crise de l'Etat, qui n'a pas pu ou pas su s'adapter à la mondialisation, la perte d'une part de sa légitimité et les difficultés à assumer ses responsabilités accrues en temps de crise. Pas plus que les réponses mécaniques à la crise de l'Etat, ni la régulation ni l'existence de marges de manœuvre économiques ne constituent des fins en soi. Elles ne sont que des leviers dont il appartient au gouvernement de se saisir. Encore faut-il savoir où aller et comment tenir le cap. L'absence de cadre de conduite stable du changement entraîne des ruptures de la solidarité organique. L'Etat continue à agir de haut en bas sur la société civile. Celle-ci connaît des difficultés et ne peut d'elle-même initier le changement. Les choses fonctionnent comme si la société était faite pour l'Etat et non l'Etat pour la société. D'où les interrogations sur les critères de choix dans la gestion des politiques publiques et la meilleure manière de préserver les intérêts de tous. Pour autant, la question récurrente est de savoir si l'Etat stratège saura valoriser, grâce à l'ouverture de l'économie et de la société, les atouts de notre pays en attirant talents et capitaux et en redonnant une priorité aux nouvelles technologies pour se rapprocher du citoyen et lui offrir des services de meilleure qualité favorisant de nouveaux rapports avec les administrés et une transformation des cadres de pensée de l'action publique pour répondre aux besoins à venir. Tout a été dit ou écrit. Le constat est régulièrement fait que l'Etat manque de vision à long terme. Il faut cependant agir. Cela représente tout l'enjeu d'une bonne gestion du changement. Dans le contexte de crise que nous vivons, le rôle de l'Etat doit évoluer. Or, ce dernier hésite à revoir ses compétences et à jouer son rôle de stratège et de régulateur afin de mener à bien les réformes nécessaires pour le bien commun. Quant à la société, elle se trouve privée de recul et de perspective. Elle oublie son passé et néglige de se projeter dans l'avenir. Cela reflète l'aspect paradoxal de la situation actuelle qui réside dans le décalage entre l'appréhension des problèmes et la recherche de solutions. La tenue d'un débat sur l'état de la nation aurait sans doute permis d'expliquer cette criante illustration de ce renversement de valeurs et l'obscurcissement général des repères pour s'orienter au sein d'une mutation générale. Comme s'il fallait que l'histoire que nous faisons se fasse à notre insu. Construire une narration positive devient dès lors une tâche complexe. Certes, aujourd'hui nous sommes bien dans une situation où le pouvoir ne prétend pas être dans la même position que tout le monde et reconnaît la légitimité de toute position autre que la sienne. Le projet de révision de la Constitution, qui sera soumis le 1er Novembre au verdict populaire via un référendum, témoigne de cette volonté de rapprocher les vues et de construire un consensus national. C'est une avancée appréciable vers la consolidation de l'Etat de droit. Comme nous l'avons appris par expérience, l'action et la décision politiques peuvent imprimer une direction à l'histoire. Les événements comme l'évolution des idées ont favorisé cette ouverture politique qui s'exprime à travers la recherche du consentement du peuple et son adhésion à des règles et des institutions qui organisent la vie en commun dans un climat de confiance mutuelle. C'est un acquis notable dont la préservation est essentielle pour conforter cette démarche participative inclusive et susciter une mobilisation accrue assurant la viabilité du projet démocratique. Désormais, le pays connaît un nouveau processus. Nous abordons une étape cruciale vers la construction d'une Algérie nouvelle où la démocratie constitue la pierre angulaire d'un régime politique fondé sur la séparation des pouvoirs, la consécration des droits fondamentaux de l'homme, le multipartisme, l'alternance au pouvoir et la reddition de compte. Le débat sur toutes ces questions implique un effort de pédagogie, de la concertation, de la communication, de la transparence et la recherche d'une ambition partagée. Il s'agit de faire le pari de l'intelligence pour arriver à un bon fonctionnement des institutions et à un ancrage de la stabilité politique. Amorcer un nouveau départ L'Algérie ne peut continuer à suivre d'une manière passive les profondes transformations régionale et globale. D'évidence, même si nos idées n'ont pas la force qu'elles avaient hier, nous avons la capacité de changer intérieurement et de devenir, comme nous l'étions durant les années soixante-dix, un acteur décisif pour la résolution des problèmes régionaux et dans le monde.(1) À notre pays de savoir valoriser ses atouts qui sont dans la qualité des femmes et des hommes dont il faut entretenir le niveau de formation, l'ambition et la volonté. Plus que jamais, c'est l'image d'une Algérie laboratoire d'idées que nous devons envoyer au reste du monde. Penser l'Algérie de ce début du XXIe siècle, c'est évoquer son rôle de catalyseur de la sécurité, du développement et de la stabilité de notre région. À l'heure où la logique ne suffit plus à expliquer le réel, il faut jouer sur d'autres ressorts. Le plus important est de prendre conscience des problèmes auxquels nous sommes confrontés, savoir s'engager dans des apprentissages précoces sur tous les sujets de crise et agir en toute connaissance de cause. La dynamique que l'on décrit là est celle d'une approche proactive et systémique du changement qui requiert une amélioration de la transparence, une lutte résolue contre la corruption, une stratégie cohérente et une prise en charge réelle des problèmes prioritaires et des besoins futurs. À un moment où l'environnement politique a probablement évolué, où le combat contre l'oligarchie et la criminalité organisée est sans doute devenu plus noble, il ne faudrait pas succomber à la tentation de l'orgueil de vouloir changer le monde. L'important est fixer le cap pour cette décennie et définir le chemin à parcourir. Le temps est venu d'amorcer un nouveau départ pour l'Algérie qui consacre le renouveau politique et la refondation institutionnelle. La solidité du système de gouvernance à mettre en place a ses propres exigences : renouvellement de la classe politique par le biais de l'organisation d'élections générales, sur la base de règles claires et transparentes, avec l'implication de la société civile et la participation des citoyens pour réussir la transition démocratique. Tirer parti des opportunités qui s'offrent à nous La décennie qui vient de s'ouvrir est porteuse d'espoir pour peu que nous sachions tirer parti de toutes les opportunités qui s'offrent à nous dans les domaines sur lesquels devraient reposer la stabilité et la sécurité du pays à moyen terme. Le principal obstacle à lever est une question de vision. C'est une exigence pour conduire les adaptations nécessaires sur le plan interne et déterminer les axes d'action essentiels de notre politique étrangère et de sécurité. La période actuelle de crise et d'instabilité , qui peut être interprétée comme une phase de transition, appelle l'impulsion de l'action extérieure, le renforcement de l'indépendance de la justice, l'approfondissement des réformes structurelles dans les domaines de l'éducation et de la santé, la mise en œuvre d'une nouvelle politique d'aménagement du territoire, le recours aux technologies numériques et le redéploiement des moyens en fonction des priorités changeantes. Dans un contexte où l'Algérie doit trouver une traduction raisonnable de la société de compétition et l'impératif de justice sociale, il convient également d'accorder une attention particulière à la solidarité entre les générations et d'ouvrir de nouvelles voies à la jeunesse et aux femmes afin de leur permettre de jouer un rôle plus grand dans le développement du pays. La chance de l'Algérie, c'est de disposer d'une telle variété de capacités pour la construction de son avenir. Nous devons voir loin et imaginer pour notre pays des choix de développement traduisant une approche rénovée des problèmes qui portent plus sur la substance des réformes à entreprendre que sur des combinaisons politiciennes. C'est une force que de savoir anticiper les événements afin de maîtriser les risques et faire face à la complexité. Pour l'Algérie, dont l'option stratégique pour s'affirmer est désormais la réussite de la refondation institutionnelle et l'amélioration du processus démocratique, la question du renouvellement des bases de la croissance est cruciale. Certes, le temps politique semble condamné à subir l'emprise de l'urgence et de l'action à brève échéance. Tant s'en faut, le temps laissé à l'action n'interdirait pas de se situer dans la durée. C'est pourquoi il faut donner du temps au temps. Une vision de l'Algérie à l'horizon 2030 est nécessaire pour mettre en œuvre un programme qui puisse apporter des corrections de certaines trajectoires pour résorber les déséquilibres, réduire les inégalités, assurer une croissance effective et favoriser des ambitions plus hautes pour le redressement et la modernisation du pays. Le véritable enjeu est là. Il est clair que tous ces efforts ne prendront sens et durabilité que s'ils s'inscrivent dans une vision prospective et une démarche cohérente permettant à notre pays de se transformer de l'intérieur et de se positionner comme un véritable acteur du XXIe siècle. A. K. (*) Diplomate de carrière, ancien ministre délégué aux Affaires étrangères et ambassadeur dans plusieurs pays. Il a aussi été en 1993 membre du Conseil scientifique du groupe Algérie 2005 chargé d'élaborer une stratégie de développement pour le pays et président du groupe d'experts du comité pour la protection de l'économie nationale en 1994. 1) Voir Amine Kherbi : L'Algérie et le nouvel ordre économique international, mimeo, Alger, février 1982, et Le Non-Alignement dans les relations internationales, sous la direction de l'auteur, Ecole nationale d'administration, Alger, 1980.