Par Abdou Elimam, linguiste Aucune société humaine n'est pourvue d'une langue unique ; parfois d'un quartier à un autre, bien des distinctions linguistiques se révèlent systémiques. D'un village à un autre, également, des spécificités phonologiques et syntaxiques s'imposent à l'observateur. Ceci n'est pas un mystère pour la linguistique. C'est ce qui a conduit bien des chercheurs (à l'initiative de B. de Courtenay), dès le XIXe siècle, à constater que bien des parlers appartenant à une aire géographique donnée partagent des traits linguistiques manifestes (lexique, phonologie, morphologie, etc.). Il en est ainsi, par exemple, de l'aire linguistique romane, certes, mais on peut retrouver ce phénomène partout dans le monde (aires germanique, anglo-saxonne, slave, éthiopienne, etc.). La diversité des parlers est un des témoignages de la spécificité de notre espèce à tel point qu'il n'est pas hasardeux de dire que le monolinguisme ne peut être qu'une vue de l'esprit. Pourtant, me diriez-vous, on parle bien de la langue française, de la langue anglaise ou de la langue arabe, en tant qu'entités singulières et identifiables. Ce serait donc paradoxal. Voyons cela de plus près. La nature a fait de notre espèce des êtres de langage, c'est-à-dire des êtres dont le dispositif biologique et neurologique de naissance comporte une prédisposition de communication par la parole (en plus des gestes, mimiques, etc.). Nous naissons avec le potentiel de langage. En d'autres termes, nous arrivons au monde avec un appareillage biologique qui nous permet de réagir, porté par la parole, à l'environnement social. Ce réflexe ou «instinct de langage», comme l'appelle le psycholinguiste S. Pinker, se met en mouvement dès nos premières heures de socialisation. La nature nous dote donc d'un dispositif inné de réaction au monde via l'expression verbale, comme l'avait démontré, en son temps, l'anthropologue A. Leroy-Gourhan. Dit autrement, le langage ne s'enseigne pas ! Pas plus que la digestion ou la vision (comme le souligne N. Chomsky). C'est une mécanique spontanée qui se met en place parallèlement à d'autres caractéristiques propres à notre espèce : la position debout, la marche, l'indication des objets par l'index, etc. L'instinct de parole — dont les mécanismes ont pour siège le cerveau — agit comme un moule qui accueille le parler environnant (celui des parents) et le traite en interne. Ce que l'état de la science contemporaine permet de dire, c'est que, de manière récurrente, des zones spécialisées du cerveau (en d'autres termes, le langage) s'activent lors du traitement de la parole. C'est donc un mécanisme inaccessible et non conscient qui établit un lien entre cette parole traitée et sa signification. Là encore, nous avons affaire à des mécanismes dits cognitifs, qui échappent à notre maîtrise, mais qui permettent de générer, à partir du traitement de la parole, une réaction faite de sens (ce que l'on appelle également une «image mentale»). C'est de la sorte que notre espèce accède à la langue des adultes — sans apprentissage. On pourrait même dire que la langue maternelle est un cadeau que Dame Nature fait à l'être social que nous sommes. Les langues maternelles sont à la fois «naturelles» et sociales. Naturelles parce que leur acquisition est une œuvre systématique liée au développement des humains. Sociales car le réflexe langagier n'émerge que dans une monde partagé par d'autres êtres eux-mêmes munis des mêmes dispositions naturelles de langage. C'est ainsi que les langues naturelles se reproduisent et parviennent à traverser le temps sans trop de changements formels. Certains linguistes en sont venus à parler de la faculté qu'ont les enfants de «ré-inventer la langue des adultes». La parole première s'inscrit donc dans les traits de la langue de l'environnement immédiat. Mais le monde est ainsi fait que d'autres formes de langues (naturelles) existent dans un voisinage géographique immédiat. Lorsque j'étais enfant, ma langue maternelle avait les traits de la variante tlemcénienne du maghribi, mais dès que j'eus des contacts directs avec les enfants du quartier, qui, eux, parlaient la variante oranaise, j'ai dû m'accoutumer et retrouver, spontanément, les «équivalences» — essentiellement phonologiques, d'ailleurs. On devient «bilingue» sans le savoir, en quelque sorte. Il en est ainsi pour tout le monde : les variations linguistiques constituent des entités en contact dont l'accommodation inconsciente minimise les différences au profit des ressemblances. C'est de cette disposition que, dans nos représentations, nous ne percevons qu'une seule et même langue. La langue déclarée commune est une œuvre de représentation et non pas une réalité tangible (la description des parlers rendrait compte, obligatoirement, de différences). À cet arrière-plan neurobiologique et social viennent se greffer d'autres déterminations sociologiques et culturelles qui insufflent de la «distinction sociale» (pour reprendre le sociologue P. Bourdieu) aux variantes linguistiques. L'identification aux classes sociales va contribuer de manière décisive à minorer certains parlers et sublimer d'autres (Cf. «el-hdar» vs. «el-3roubi»). C'est bien par un effet idéologique (et non pas ontologique) que la représentation linguistique qui fait consensus dans une société donnée s'impose de manière hégémonique. C'est ce qui s'est passé en France où le parler de Versailles (du temps de la royauté), le francien, est devenu la langue de référence. Or, le francien est une langue naturelle qui se reproduit par la naissance — à l'instar de toutes les langues naturelles et maternelles. C'est pourquoi le francien réussit là où le latin s'était avéré impuissant. En effet, le latin n'a jamais réussi à devenir une langue native ou maternelle ; il s'opposait avec dédain aux «latins vulgaires» parlés par les populations locales. Or, ce sont ces parlers «vulgaires» qui, de nos jours, sont devenus les langues nationales de France, d'Italie, d'Espagne, etc. C'est leur caractéristique de «langue naturelle et native» qui leur a conféré cette disposition naturelle d'être reproduite par la naissance et de se pérenniser à travers le temps. Pendant ce temps-là, le latin est rangé dans la catégorie des «langues mortes». Qu'en est-il de l'aire dite «arabophone» ? Il se passe dans cette aire sémitique exactement ce qui s'est passé ailleurs : les langues naturelles se sont reproduites par la naissance et se sont pérennisées à l'instar du libyque et du punique que nous appelons de nos jours berbère et maghribi (ou darija). La langue arabe est une norme linguistique inspirée essentiellement du texte coranique ; c'est d'ailleurs après la Révélation que le travail sur la normalisation linguistique arabe a commencé ('3ilm el-3arabiya). C'est à l'ombre du Coran (lecture/récitation) que cette normalisation linguistique, mature vers le VIIIe - IXe siècle, se pérennise en tant que langue franche de l'empire arabo-musulman. Cependant, en 14 siècles, la langue du Coran n'a jamais réussi à devenir la langue de naissance de quiconque. Au-delà de toute explication, ce qui est manifeste, c'est que cette langue a bien une apparence (ed-dhahir) de toute langue naturelle, mais elle ne réagit pas comme les langues naturelles. De toute évidence, elle ne partage pas les mêmes attributs profonds (el-batin) que les langues naturelles ; ce sont précisément ces attributs qui contournent l'organe de langage et qui, par conséquent, inhibent la caractéristique de nativité. Notons que selon des savants arabes du VIIIe-IXe siècle (dont As-Souyouti, Ibnu-JIni, Ibnu En-Naqib et bien d'autres), le Coran contient plus de 20 langues différentes ; quant à son son harmonie interne, elle relèverait de lois mystiques peu ou pas perceptibles. Par conséquent, si par ses aspects formels, elle a pu servir de moyen de communication s'identifiant à la civilisation arabo-musulmane, elle n'est jamais devenue une langue native. En d'autres termes, la «politique d'arabisation» est mise en échec depuis 14 siècles... par la langue elle-même. Quand finirons-nous par en prendre conscience et réaliser une bonne fois pour toutes que la nature nous dote de dispositions pour la reproduction des langues natives, mais pas pour celle d'une langue dont le génie de composition échappe totalement aux capacités humaines ? À ces arguments qui reposent à la fois sur les neurosciences contemporaines et sur l'histoire des langues, il faut ajouter cette information cruciale : la langue de la civilisation arabo-musulmane n'a pu réussir que parce qu'elle a toujours fonctionné en binôme avec les langues natives. C'est sur la base de ce bilinguisme de fait que l'arabe a réussi à devenir une langue franche. Or, ce bilinguisme chez nous, il est fait de variantes berbères plus l'arabe, d'un côté, et du maghribi plus l'arabe de l'autre. Après trois mille ans de développement linguistique du maghribi (sur la base du punique) et du berbère (sur la base du libyque) au Maghreb, il est clair que la culture produite est partagée par les trois langues (au sens de représentations consensuelles). Si la culture portée par l'arabe nous rattache au monde arabe, celle portée par les langues natives de la nation nous rattache à un imaginaire bien plus national et singulier. Parler de culture nationale n'aurait de sens que si l'on intègre, réellement, les artefacts produits dans nos langues du terroir. Or, nous resterons bien loin du compte tant que la langue consensuelle, le maghribi (darija), demeure recluse et mise en touche de l'institution. Pour conclure, je dirais que le monolinguisme est ravageur pour une société multilingue comme la société maghrébine (ainsi que le souligne, de son côté, le linguiste A. Dourari). Les retombées se ressentent dans l'échec patent de la qualité d'enseignement, du mal-être social, de la baisse de production culturelle et dans la fuite en avant sous toutes les formes (depuis la harga jusqu'au déni de civisme). A. E.