L'historien français Benjamin Stora, chargé en juillet dernier par le Président Emmanuel Macron de rédiger un rapport sur les questions mémorielles et la «Guerre d'Algérie», a livré récemment ses pistes de réflexion et ses préconisations. On attend donc que son vis-à-vis officiel algérien, en l'occurrence Abdelmadjid Chikhi, le conseiller à la présidence de la République sur le dossier des archives et de la mémoire nationale, transmette au chef de l'Etat algérien ses idées et ses recommandations propres. Le rapport Stora et le futur résultat des cogitations mémorielles du conseiller du Président Abdelmadjid Tebboune permettent cependant de s'interroger de nouveau sur la problématique de l'écriture de l'Histoire en Algérie, car celle-ci est toujours toute une histoire ! «Accorder davantage d'intérêt à l'histoire de la Révolution nationale, à son écriture sur la base des témoignages des moudjahidine encore en vie», déclarait en 2017, à propos de l'écriture de l'Histoire, le ministre des Moudjahidine Tayeb Zitouni. Mais passons donc sur son idée d'écrire l'Histoire sur l'unique base des témoignages des anciens combattants de la Liberté encore en vie. Pour ne retenir que l'exigence d'écriture de l'Histoire elle-même qui ne se fonde pas sur la seule mémoire des acteurs qu'il faudrait exploiter bien sûr, avant qu'il ne soit trop tard. En effet, «toutes les fois qu'un moudjahid disparaît, nous enterrons avec lui une partie de l'Histoire, et une information précieuse s'en irait si elle ne venait pas à être enregistrée et répertoriée.» L'auteur de ce signal d'alarme n'est pas le ministre des Moudjahidine, mais le commandant Abdelkader Mali, acteur de la guerre de Libération et septième Président de l'Algérie indépendante. Tous les acteurs de la guerre d'Indépendance ont la même foi : un moudjahid qui disparaît, sans avoir livré les secrets de sa «boîte noire», et c'est le disque dur de la mémoire du 1er Novembre 1954 et du Mouvement national qui en sont d'autant amputés. La biologie étant perpétuellement en œuvre, beaucoup de porteurs de mémoire ont disparu. Et pourtant le débriefing des mémoires reste encore à réaliser, et l'écriture de l'Histoire à ériger en véritable entreprise intellectuelle ! Presque cinquante-neuf ans après l'indépendance, la question de l'écriture de l'Histoire par les Algériens eux-mêmes est toujours posée. Avec encore plus d'acuité. En 2021, on est encore au même constat de carence, c'est-à-dire du travail historique qui reste à faire ou à parfaire. A voir l'ancien chef de l'Etat souligner l'impérieux besoin de recueillir les témoignages des combattants de l'ALN et de l'OCFLN encore vivants, on en vient à déduire que cette œuvre est parcellaire, frappée du sceau de la pénurie et de la rareté. On en vient également à se poser la question du comment faire et avec qui le faire ce travail d'accouchement des mémoires. Indépendamment, bien sûr, de l'indispensable exploitation académique des archives disponibles en Algérie et des archives coloniales, ainsi qu'ailleurs à l'étranger. Comment faire alors quand on dispose de peu d'historiens dont la recherche permanente et la production régulière de travaux sont une vocation et une raison d'être ? Comment faire justement alors qu'existe une crise de vocations ? Et que le Département d'Histoire de l'université forme généralement de piètres rhéteurs, en lieu et place de réels historiens ! ? On peut donc se demander sur combien d'historiens dignes de ce nom sur lesquels le pays pourrait s'appuyer pour écrire son Histoire, autrement que par la célébration ritualisée d'une mémoire officielle ? Ou encore à travers l'expression de mémoires subjectives, c'est-à-dire l'interrogation émotionnelle du vécu, l'évocation d'anecdotes sans valeur scientifique ou de bribes d'histoire qui circulent, d'itinéraires personnels ou de tradition familiale. L'état des lieux n'est pas encourageant. Il n'y a pas aujourd'hui d'école algérienne de l'Histoire, des Malika Rahal, Hassan Remaoun et autre Daho Djerbal étant, entre autres exemples, de belles exceptions. L'Algérie, et on ne peut que le déplorer, n'a pas beaucoup d'historiens qui seraient des références. Il n'existe pas aujourd'hui des Mahfoud Kaddache, des Mohamed Harbi, des Mouloud Gaïd ou encore des Mohamed Téguia, même si certains d'entre eux ne sont pas aussi prolifiques que les Français Charles André Julien, Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier ou Benjamin Stora. La carence et le défaut se conjuguent aussi au féminin. A l'exception de Malika Rahal, il n'y a pas de Madeleine Rébérioux ou d'Annie Rey-Goldzeiguer algériennes, c'est clair. Le vide relatif du champ de l'écriture et la faiblesse de l'historiographie sont d'autant plus consternants aujourd'hui que s'était pourtant affirmée durant la période coloniale une école de contre-histoire algérienne. D'abord en arabe, avec des auteurs issus du mouvement des Oulémas comme Moubarak El Mili, Ahmed Tawfiq El Madani et Abderrahmène El Djilali. Ensuite, en français, sous la signature d'intellectuels du PPA-MTLD, comme Mohamed Chérif Sahli et Mustapha Lacheraf. En réalité, le problème de l'écriture réside dans le statut officiel de la recherche historique, des moyens qui lui sont alloués, de la qualité de l'enseignement de l'Histoire, du nombre d'historiens qualifiés et, surtout, de la philosophie qui sous-tend l'écriture de l'Histoire. On attend donc de voir ce que pense de l'écriture de l'Histoire et ce que préconise à ce sujet le conseiller pour les archives et la mémoire nationale à la présidence de la République. Ce dernier avait été désigné par le chef de l'Etat pour «mener le travail en cours avec l'Etat français sur les dossiers inhérents à la mémoire nationale et à la récupération des archives nationales». N. K.