Par Zineddine Sekfali C'est avec surprise que les Algériens apprenaient, il y a une dizaine de jours, grâce aux réactions outrées de quelques personnalités connues s'exprimant sur les réseaux sociaux et dans certains médias, que le gouvernement avait initié un projet de loi permettant aux autorités publiques de déchoir de leur nationalité d'origine des citoyens algériens, résidant à l'étranger, au motif qu'ils commettent ou tentent de commettre, contre leur pays d'origine, des crimes ou des délits politiques ou à forte connotation politique. Ce projet de loi, révélé par la presse nationale, et le sommaire communiqué de presse publié à l'issue d'un conseil interministériel au cours duquel ce texte a été présenté, était en réalité dans les tuyaux du gouvernement depuis que le Hirak a repris ses marches, au grand dam des autorités publiques. Les réactions enregistrées à propos de ce projet de texte gouvernemental qui tend, en fin de compte, à renforcer l'arsenal répressif ont été généralement très critiques. Un texte grave et une communication faible A ce jour, on manque d'informations précises sur le contenu de ce projet de loi, élaboré avec discrétion dans les bureaux de deux ou trois départements ministériels. C'est ainsi qu'on ignore toujours si la déchéance de la nationalité proposée par les concepteurs de ce texte est conçue comme une peine principale ou comme une peine complémentaire. Les juristes savent pourtant qu'il existe une différence importante entre ces deux types de peines. On ne sait pas exactement comment et par qui la déchéance de nationalité peut être décidée ni si elle peut être prononcée alors que l'infraction reprochée à l'individu concerné n'est qu'un délit. Il n'est pas dit, semble-t-il, si la décision de déchéance est susceptible de pourvoi ou de recours et dans l'affirmative, dans quel délai et sous quelle forme. On est aussi dans l'ignorance totale quant aux effets de la déchéance de la nationalité sur le statut personnel du déchu, sur son patrimoine et sur les conséquences juridiques — patrimoniales notamment — qu'elle implique par rapport à ses descendants et son conjoint, etc. On manque donc de beaucoup d'éléments d'information tant sur le contenu que sur la portée de la déchéance de nationalité, et l'on se demande, avec appréhension, si elle ne signe pas le retour des antiques peines politiques infamantes, telles que la peine de bannissement ou la peine de dégradation nationale... Enfin, on aimerait savoir si la déchéance de nationalité sera instituée par une ordonnance présidentielle avant les élections législatives ou par une loi votée par la nouvelle APN issue des élections prévues pour le 12 juin prochain. En attendant tous ces éclaircissements et compléments d'information, nécessaires pour une bonne compréhension du texte proposé et une meilleure connaissance de ses tenants et ses aboutissants, on ne peut s'empêcher de formuler ces quelques observations de fond. Nature et portée de la déchéance de nationalité L'indépendance acquise en 1962, au prix du sang de leurs parents, de leurs frères et sœurs, est aux yeux de tout Algérien, qu'il soit hirakiste ou pas, un legs sacré. C'est de plus, pour l'écrasante majorité d'entre nous, le seul et unique legs. Ce legs, si particulier, appartient, en effet, de par la Constitution et la loi, individuellement à chaque citoyen dès sa naissance et dans le même temps collectivement à cette large communauté dont il est partie intégrante et qu'on nomme la Nation. Or, la nationalité d'origine, comme la patrie, est quelque part inaliénable, incessible et imprescriptible. C'est pour cette raison, qu'en dépit de toutes les vicissitudes et les aléas liés à l'émigration, l'Algérien résidant à l'étranger reste un Algérien, même quand il acquiert la nationalité d'un autre pays. Remarquons par ailleurs que «lege ferenda», l'Algérien, s'il est autorisé à avoir une autre nationalité, ce qui, au demeurant, explique le nombre important de binationaux, n'est cependant pas recevable à revendiquer de lui-même sa propre déchéance de nationalité ou, autrement dit, à troquer sa nationalité d'origine contre une autre. Dit d'une autre façon, les Algériens de naissance ou par le sang n'ont d'autre patrie ni d'autre pays d'origine que l'Algérie. Nos législateurs et éventuellement nos juges ne doivent pas perdre de vue cette réalité massive, ce fait aussi têtu qu'incontournable. Déchéance de nationalité et exhérédation A ce propos, la question qui vient de suite tout naturellement à l'esprit est la suivante : les autorités publiques algériennes ont-elles le droit de déchoir un ou plusieurs Algériens de leur nationalité ? J'en doute personnellement. Il y a plusieurs raisons à cela. La première m'est inspirée par une règle du droit successoral tel que fixé par la Charia et le droit positif. L'exhérédation totale (qui est, rappelons-le, le fait par un ascendant de priver ses héritiers de leur part d'héritage) n'est pas admise. En tout cas, elle est généralement très peu appréciée par nos concitoyens. Pour illustrer ce refus et ce rejet instinctifs de l'exhérédation, il n'y a pas mieux que cette anecdote qu'un collègue qui fut, au lendemain de la proclamation de l'indépendance, nommé procureur de la République près le tribunal de Mostaganem, m'a rapportée au cours d'une conversation. En effet, pour rejeter la demande formulée par un riche notable qui souhaitait déshériter sa femme et ses filles, un ancien cadi traditionnel, après avoir tenté de l'en dissuader «bi ellati hiya ahsan», en appelant à ses sentiments, à son cœur et à sa raison, finit par lui déclarer, tant il était choqué par le machisme et la misogynie de ce croyant primaire : «Mais pour qui te prends-tu, toi misérable créature humaine qui veut priver tes filles et ton épouse des quote-parts d'héritage qu'Allah, Clément et Miséricordieux, leur a expressément reconnues ?» De cette anecdote, je conclus qu'il y a des actes que ni le législateur, ni le juge, ni aucune autorité administrative ne saurait faire en Algérie, sans soulever des vagues de réprobation. Je sais bien que d'aucuns trouveront inopportun d'invoquer une règle du droit successoral pour contester l'instauration de la déchéance de nationalité, question qui relève du code de la nationalité. Je comprends fort bien que le droit de la nationalité et le droit successoral diffèrent fondamentalement. Je reste cependant convaincu que ces deux branches du droit, bien que distinctes, ont des similitudes sur certains des principes de fond. Le législateur peut-il tout faire ? Un juriste et penseur suisse du XVIIIe siècle, réfugié à Londres, Jean Louis Delolme, connu pour son livre The Constitution of England (1781) et dont la pensée s'inscrit en droite ligne avec celles de John Locke, David Hume et Montesquieu, a dit : «Au Royaume-Uni, le Parlement peut tout faire, sauf changer un homme en femme, ou une femme en homme...» Cette phrase, prononcée par ce juriste du XVIIIe siècle, est devenue une citation courante, puis quasiment un adage. Il est vrai qu'aujourd'hui, les fulgurants progrès des sciences médicales, en particulier dans les domaines de la chirurgie et de la génétique, ont rendu possibles les changements de sexe ! Mais aucun Parlement, fût-il britannique, n'est pour autant devenu chirurgien ou généticien ! En ce qui nous concerne, ne court-on pas le risque, si la loi sur la déchéance de nationalité est adoptée, d'entendre dire qu'en Algérie le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ont innové : ils se sont octroyé le droit de priver tout Algérien de sa nationalité et d'en faire un apatride errant ?! La conséquence de la déchéance de nationalité, c'est en effet, dans la plupart des cas, l'apatridie, c'est-à-dire l'errance d'un pays étranger à un autre, au gré des services de l'immigration des Etats. Il me semble aussi essentiel de rappeler à ce niveau de mes réflexions, que l'on définit la loi comme une norme générale, impersonnelle qui exprime la volonté populaire. Une loi cesse de répondre aux exigences de cette définition, quand elle porte atteinte à la souveraineté du peuple ou édicte des mesures exceptionnelles, injustes et gravement attentatoires aux libertés publiques et aux droits fondamentaux des citoyens. De telles lois, fussent-elles votées par le Parlement, après l'aval préalable du Conseil d'Etat, puis promulguées après validation a posteriori du Conseil constitutionnel, n'en demeurent pas moins des lois d'exception. Dans certains pays, on qualifie ce type de textes à caractère législatif de lois scélérates. Le droit international public et l'apatridie L'Algérie a adhéré, signé ou ratifié la Convention de New York du 28 septembre 1954 sur le statut de l'apatride, ainsi que toutes les conventions subséquentes et autres protocoles relatifs à la nationalité, aux apatrides, à leurs droits, à leur protection mais aussi aux voies et moyens d'aider à contenir le développement de l'apatridie. Nous sommes donc de ce fait tenus, sauf dénonciation officielle expresse de ces conventions et accords, aux engagements internationaux que notre pays a pris en cette matière. Il convient cependant de signaler que certains Etats n'ont cure du droit international et pratiquent, sans frein ni limites, la déchéance de nationalité contre leurs citoyens ou sujets. Je citerais ici deux pays, qui ont pratiqué la déchéance de nationalité «en gros» et avec beaucoup de violence et de haine. Ce faisant, ils ont ouvertement participé à l'accroissement de l'apatridie. Le premier (chronologiquement parlant !) est la Syrie. Cet Etat arabe qui fut jadis membre du Front du Refus a déchu en 1962 de la nationalité syrienne 160 000 Syriens d'origine kurde ! Acculé à prendre des réformes radicales par la contestation politique populaire qui a éclaté en mars 2011, le pouvoir syrien a décidé, sûrement par calcul politique, de réintégrer les Kurdes déchus. Mais cette décision à laquelle tout le monde a applaudi serait restée lettre morte si bien que, de nos jours, on évalue à 300 000 le nombre des Kurdes apatrides. La Syrie s'est vidée d'une grande partie de sa population, elle est détruite, est devenue un champ de batailles où certaines puissances livrent des guerres par procuration. La Syrie est, pour le malheur de sa population, à la dérive depuis dix ans ! L'autre pays ayant pratiqué la déchéance de la nationalité «en gros» est la Birmanie aujourd'hui secouée par de graves insurrections populaires. Le peuple et l'armée sont dans la rue, face à face, dans une sanglante confrontation. En 1982, les autorités birmanes ont déchu les populations musulmanes, appelées Rohingyas, de la nationalité birmane. Sur un total de 1 200 000 Rohingyas touchés par cette mesure de déchéance de nationalité, presque 900 000 ont, sous la pression et la répression des autorités birmanes, fui le pays et errent, avec femmes et enfants, sans travail, sans logements, sans subsides, aux confins de la Birmanie et passent dans les pays voisins, d'un camp de réfugiés à un autre. Les Kurdes et les Rohingyas sont dans ce bas monde parsemés de vallées de larmes, des peuples martyrisés et errants. Répression, errance et déchéance, tels sont leur injuste destin et leur triste sort. L'Etat syrien comme l'Etat birman sont des exemples de pays où la déchéance de nationalité est hélas utilisée comme un moyen supplémentaire de répression des peuples faibles. Ces deux pays, très peu respectueux des droits de l'Homme, des principes démocratiques et ne se soucient guère de la protection de leurs ressortissants contre l'arbitraire, récoltent la haine qu'ils ont semée. Leurs dirigeants ne sont en rien des dirigeants exemplaires. Il convient de se garder de les suivre dans leurs excès et de les imiter dans leurs manières inhumaines de traiter leurs peuples. Ce sont tous les deux des Etats autoritaires. C'est le moins que l'on puisse dire à leur propos. Quid des dispositions du code pénal ? Notre code pénal (CP) prévoit, à côté des peines principales pour les crimes et délits, des peines dites complémentaires. Comme leur nom l'indique, les peines complémentaires ne peuvent être prononcées que par une juridiction, celle qui condamne à une peine principale. L'article 9 du CP, à la lecture duquel je renvoie les lecteurs, prévoit 9 peines complémentaires parmi lesquelles il convient de retenir «l'interdiction d'exercer les droits civiques, civils et de famille». Celle-ci consiste, selon l'article 9 bis 1, en : - La révocation ou l'exclusion de toutes fonctions et emplois publics, en relation avec le crime ; - la privation du droit d'être électeur ou éligible et du droit de porter des décorations ; - l'incapacité d'être assesseur-juré, expert, de servir de témoin dans tout acte et de déposer en justice autrement que pour y donner de simples renseignements ; - la privation du droit de porter des armes, d'enseigner, de diriger une école, ou d'être employé dans un établissement à titre de professeur, maître ou surveillant ; - l'incapacité d'être tuteur ou curateur ; - la déchéance totale ou partielle des droits de tutelle. Dans son dernier alinéa, cet article 9bis 1 ajoute cette précision importante : «En cas de condamnation à une peine criminelle, le juge doit ordonner l'interdiction, pour une durée de 10 ans au plus, des droits visés ci-dessus. Cette durée prend effet à compter du jour de l'expiration de la peine principale ou de la libération du condamné.» De cet article qui est, tout compte fait, clair et bien rédigé, je déduis ceci : - Les peines complémentaires ne peuvent être prononcées que s'il y a une condamnation à une peine principale. - Le tribunal qui condamne à une peine principale peut prononcer une ou plusieurs peines complémentaires. - Le tribunal fixe la durée des peines complémentaires qu'il prononce. En aucun cas, y compris en matière criminelle, la durée des mesures complémentaires ne peut être supérieure à 10 ans. Il y a dans ces trois articles du code pénal suffisamment de dispositions pour nous dispenser d'inclure dans notre code de la nationalité une peine principale dite de déchéance de nationalité. Z. S.