L'invocation de la mémoire peut-elle constituer à elle seule la source unique et fiable pour la construction du récit national et de l'histoire de la guerre de libération de notre pays ? Cette interrogation a été au cœur des préoccupations des participants à la conférence-débat à la maison de la culture Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, par un panel d'intervenants constitué d'un historien, d'auteurs et d'acteurs témoins de la guerre de Libération nationale, lors du 1er Salon du livre d'histoire pour la mémoire initié par la Direction de la culture de Tizi Ouzou. «Mémoire d'un combattant» est le thème de cette conférence qui a permis à Fouad Soufi, historien et chercheur associé au Centre de recherche en anthropologie historique et culturelle (Crasc, Oran), et à des acteurs témoins de la guerre de Libération nationale de croiser leurs points de vue sur une question, la mémoire, qui suscite toujours controverses et débats passionnés en Algérie et en France. D'entrée, Fouad Soufi entre dans le vif du sujet en établissant les liens et les différences entre la mémoire historique et l'histoire savante. «Le b.a-ba de la recherche historique nous enseigne qu'il existe une différence fondamentale entre l'histoire et la mémoire. La première s'intéresse à l'analyse critique du passé, alors que la seconde porte sur le récit strict du vécu», dira-t-il. Tout en soulignant l'existence d'un large éventail de ressources documentaires sur l'histoire de la guerre de Libération nationale (Archives nationales détenues par l'ALN, le Malg ou le GPRA...) ou par l'ex-puissance coloniale) «auxquelles, regrette-t-il, les historiens ont difficilement accès», F. Soufi qualifie de «fondamentale l'œuvre des moudjahidine qui sont des témoins dignes de foi», lorsqu'on veut parler de cette séquence de l'histoire de l'Algérie. Il soulignera, au passage, «l'importance de soumettre les récits du passé rapportés par les moudjahidine à l'analyse critique de la méthodologie historique». Autre aspect de la problématique débattue, le contrôle et le dirigisme qui ont caractérisé l'approche des dirigeants politiques jusqu'au début des années 1990. Pour Fouad Soufi, durant de longues années, une censure a été imposée aux acteurs témoins du combat libérateur de notre pays dont la parole n'a commencé à être libérée qu'avec l'ouverture politique post-Octobre 1988. «Si durant les années 1980, les dirigeants du FLN ont invité les moudjahidine à écrire et témoigner, ils leur ont, cependant, balisé le terrain en leur disant : ''Voilà ce que vous devez écrire'' !» rappellera l'historien pour qui les choses ont changé depuis. Il en voudra comme preuve le foisonnement de témoignages écrits qui permettent de retracer les événements de la guerre d'indépendance. «En 2004, nous avons recensé (au Crasc, ndlr) entre 250 et 300 livres de témoignages réalisés par des moudjahidine. Aujourd'hui, il faut multiplier ce chiffre par dix», se félicite F. Soufi. Le même avis est exprimé par Djoudi Attoumi, officier de l'ALN et auteur de plusieurs livres sur le Colonel Amirouche dont il était le secrétaire particulier au PC de la Wilaya III historique. «Si j'avais écrit mes livres sur le Colonel Amirouche durant les années 1980, j'aurais eu, certainement, des problèmes, se plaint-il. Mon premier témoignage écrit sur le Colonel Amirouche est resté deux ans dans les tiroirs», ajoutera D. Attoum, avouant avoir nourri, à l'époque, des appréhensions quant aux représailles qui auraient pu survenir à son encontre, s'il avait osé publier son livre à cette époque-là. «Ce sont les moudjahidine qui m'ont pressé de le publier en m'assurant qu'ils se tiendraient à mes côtés s'ils m'arrivait quelque chose», dira D. Attoumi qui se félicitera de la libération du champ de l'expression qui a donné lieu à une multitude d'ouvrages mémoriels. «Effectivement, ajoutera-t-il, les langues commençaient à se délier à partir des années 1990. J'ai eu la naïveté de me présenter, à l'époque, à la BN pour soumettre mon livre sur Amirouche à la commission de censure. J'étais surpris lorsqu'on m'avait répondu qu'il n'existait aucune commission de censure. Seule la justice tranchera dans le cas où mes écrits porteraient atteinte à la notoriété de quelqu'un, m'avait-on expliqué à la BN», se rappelle D. Attoumi qui déplore la non-disponibilité des archives. «Où sont les archives ?» s'insurge-t-il. «Moi je me suis basé sur mon propre vécu et sur les témoignages de mes compagnons d'armes pour écrire mes livres. Mais je ne me considère pas comme un historien. Je témoigne de mon propre vécu et mes récits peuvent constituer des sources pour les historiens», explique l'ex-officier de l'ALN qui n'a pas manqué d'exprimer un petit bémol. Pour lui, l'écriture de l'histoire de la révolution du 1er Novembre a besoin d'un peu plus de volonté politique. «Les pouvoirs publics doivent encourager les acteurs de la guerre de Libération nationale encore en vie à témoigner et à écrire leurs mémoires», suggère D. Attoumi qui s'est montré très critique quant au contenu des programmes d'enseignement de l'histoire de notre pays. «Il est temps d'actualiser les programmes d'enseignement de la guerre de Libération nationale dans les collèges, les lycées et à l'université», réclame-t-il. Pour sa part, Fouad Soufi plaide pour la constitution d'un corpus mémoriel national. «Il est contreproductif et dangereux, avertit-il, que la production en France de témoignages écrits, cinématographiques, radiophoniques ou télévisés se rapportant aux événements de la guerre d'Algérie serve de socle à notre mémoire nationale.» S. A. M.