En dépit des 32 années de sa disparition, il nous a paru opportun de rendre à nouveau un hommage à ce poète qui incarna dans la littérature algérienne l'antithèse du «clerc trahissant». Fidèle jusqu'au dernier souffle, le fulgurant poète qu'avait été Kateb Yacine est demeuré, dans le souvenir de ses lecteurs, comme un «frère monument» inaltérable dans son rapport au peuple dont il partageait d'ailleurs l'extraction sociale. Il est parti donc un 28 octobre de l'année 1989... Ses pointilleux biographes précisent que ce fut un samedi. Même si ce détail n'avait, semble-t-il, pas de l'importance, ils ajoutèrent qu'il ne fut mis en terre que le 1er novembre, jour de la patriotique célébration. Or, ce rappel donne, à lui seul, une autre perspective à la ferveur populaire qui l'accompagna au moment où, hélas, l'Algérie officielle se vautrait au «Palais d'été». Une étonnante circonstance qui fit en sorte que la procession s'empara collectivement de l'héritage poétique du gisant pour lui dire adieu. Barde fraternel mais sans concession tout de même, il a été souvent en butte à la haine des grands tartufes de la religion mais pas uniquement. Comme tant d'autres après lui, il devint la victime de quelques gribouilles inquisiteurs. De ceux qui l'ont qualifié «d'expatrié linguistique», voire de «reliquat de l'aliénation coloniale». Vaines méchancetés qui n'altérèrent guère la grandeur du commandeur des lettres algériennes et, en revanche, ne firent pas que quelques cabotins, postillonnant une prose insipide, des écrivains reconnus. Autant donc de raisons d'évoquer un Kateb Yacine semblable au fameux personnage de la pièce Le cadavre encerclé. Celui qui, sur scène, déclame les certitudes qui suivent : - «Approchez, approchez tous ! Tout le monde peut ici s'inscrire au barreau. Mais ce sera de l'autre côté du prétoire, car la loi va changer de camp. Maître, votre condamnation sera légère...». (Acte II scène 3). C'est ainsi que la cause du poète, tel qu'en lui-même, était par avance entendue. Car il est, en permanence, difficile de la plaider en dehors des mythes qui ont présidé à sa créativité et ont veillé sur les sens nouveaux qu'il donnait à ses mots pour en faire des prophéties grecques destinées à ceux qui savent encore les décrypter. En somme, il faut avouer que les êtres auxquels il donnait des noms nantis de sang et de rêves ne se résument que dans le granit des mots qu'il a légués à nos lectures. Mais qui le lit encore dans le texte et quel barde peut se prévaloir de décliner la litanie du «vautour» ? Le scribe au verbe incisif et secret n'existe désormais que par la magie du «nom» qu'il a habité douloureusement. C'est ce «refuge» nominal dont les clés sont multiples mais n'appartiennent qu'aux initiés. Elles sont à chercher parmi les cailloux d'une œuvre éparse à la densité parfois opaque selon le vœu de son géniteur, ce pèlerin des deux mille lieues de la mémoire tatouée de son pays. Vigie intransigeante qui délégua «sa» «femme sauvage» auprès du «vautour» pour lui signifier qu'il n'est qu'un : «hiéroglyphe solaire»/... «grand sculpteur de séquelles»/et qui se... «considère comme un artiste...»(1) Scribe au calame à la fulgurance inimitable, Kateb Yacine était, par contre, un piètre débatteur. Homme d'écoute bien plus que de parole, il ne sut jamais faire l'exégèse de son œuvre quand des auditoires le sollicitaient. En cela, il ne différa guère de l'image que l'on s'est toujours faite des poètes tragiques totalement prisonniers du point final au bas du parchemin. «J'avoue être possédé par une espèce de démon intérieur qui me pousse à creuser en moi-même le plus loin possible. Au fond, une grande partie de mon travail est inconsciente»,(2) confia-t-il. Tel est le secret de sa gestation poétique. Dans un essai intitulé Mort et oiseau de mort, Jean Dejeux, spécialiste de la littérature algérienne, explicite encore mieux ce qu'il a appelé la «rumination» de la mémoire. «La création, écrit-il, prend souvent appui sur un background très ancien à la fois arabo-berbère et méditerranéen. Cet arrière-plan d'oralité et de tradition enrichi de génération en génération n'est cependant pas toujours présent à l'esprit du créateur, évidemment. Mais le poète surtout libérant son imaginaire et laissant apparaître ses fantasmes restitue à sa façon, consciemment ou non, le tréfonds culturel et pluriel». Le recoupement de l'aveu personnel par l'analyse académique éclaire ainsi le processus de création chez Kateb lequel en soulignait fortement ce qui le caractérisait foncièrement. C'est-à-dire exclusivement le souffle poétique qui n'emprunte à la prose romanesque ou à l'architecture théâtrale que le strict minimum. C'est le cas de Nedjma, abusivement intitulé «roman», alors que le texte dans son ensemble est une trame poétique qui s'enroule au lieu de se dérouler par linéarité. D'ailleurs, la trilogie du Cercle des représailles ne ressemble-t-elle pas à un oratoire profane où les comédiens ne sont que des «orants» à la place de celui d'«acteurs» ? C'est ce que Edouard Glissant, dans la préface de la première édition, avait, justement, qualifié de «réalisme poétique», ajoutant que c'est là une «manière qui dépasse si considérablement la plate uniformité du réalisme intégral». Installé pour l'éternité dans la solitude de l'accomplissement total, le poète est désormais restitué aux lecteurs avec le statut de père fondateur de la littérature maghrébine. Boudjedra et Waciny Laredj, Ben Jelloun et Abdelatif Laâbi savent bien ce qu'ils ont hérité de l'éclaireur qui alluma la première lanterne en décembre 1954 en publiant, dans la prestigieuse revue Esprit, la pièce intitulée Le cadavre encerclé. Ce gisant de Lakhdar auquel il prêta l'impitoyable fatalité qui consistait à admettre que «toutes les peines sont capitales/Pour celui qui parvient au centre/Au centre du destin» : majestueuse épitaphe pour un poète sans testament. B. H. (*) Mohamed prend ta valise est le titre de la pièce montée et jouée dans les années 1970. (1) Réplique dans la pièce Les ancêtres.... (2) Indication scénique de l'auteur.