Par Mourad Benachenhou Il faut reconnaître que l'équité devant l'impôt apparaît encore plus difficile à atteindre que la quadrature du cercle. L'équité devant les obligations fiscales : un problème complexe à travers le monde Il n'y a aucun pays au monde — si développé soit-il, si sophistiqué soit son système fiscal, si compétents soient ses fonctionnaires et si indépendante soit la justice qui règle les contentieux entre le contribuable et l'Etat — où ne se trouvent pas certaines catégories de citoyens parmi les plus riches qui sont loin de payer leurs obligations fiscales en fonction des critères définissant l'assiette de l'imposition. Ne cite-t-on pas souvent le cas de ces archi-milliardaires, qui disposent d'actifs à la valeur dépassant les 10 chiffres, et qui payent moins d'impôt au fisc de leur pays que le plus humble de leurs employés ? Certains de ces richards vont jusqu'à vivre des emprunts contractés auprès de leurs banques et appuyés par leurs actifs. Ne disposant pas d'un flux de revenu, ils ne payent pas un cent d'impôt à l'Etat, qui, pourtant, est tenu de leur assurer, tout comme au citoyen lambda, tous les services qu'il est tenu de délivrer dans le cadre de ses missions permanentes ou des politiques diverses destinées à assurer le bien- être et la sécurité du citoyen. Pourtant, ce sont des Etats «démocratiques», dans le sens total du terme, où la liberté d'expression, la liberté de réunion, la liberté de protestation sont garanties, où le système électoral est transparent, où ses résultats reflètent exactement le choix des citoyens, où le système constitutionnel limite l'arbitraire de l'Etat, où la justice est effectivement indépendante, aveugle et traite, selon les mêmes règles, le pauvre comme le riche, le faible comme le puissant. Imposition progressive ou imposition régressive ? Des bibliothèques entières sont consacrées à l'équité fiscale, aux mécanismes qui l'assurent. On distingue entre l'imposition progressive, qui assure que chacun ne paye que le montant correspondant à sa capacité de payer, et l'imposition régressive où, plus le niveau de l'assiette fiscale du contribuable est élevé, plus faible est la proportion d'impôt qu'il paye, en fonction des critères établis. Et on estime, de manière générale, que l'imposition progressive est, de toute évidence, le mécanisme le plus équitable et le plus transparent, car il est fondé sur un principe facile à comprendre, à mettre en place et à administrer. Mais il se heurte au paradoxe du sentiment chez le riche contribuable, qu'au-delà d'un certain montant calculé progressivement, il apparaît psychologiquement confiscatoire, et son poids sur ce contribuable devient tel qu'il choisit de fuir ses obligations fiscales, soit en cachant une partie de ses avoirs, soit en fuyant tout simplement son pays. Donc, même la progressivité atteint ses limites et est difficilement applicable jusqu'au bout de sa logique. La détermination du poids des ponctions fiscales sur l'individu ne peut pas être ignorée. De plus, le poids de l'imposition indirecte, qui frappe les biens de consommation et de production, doit être mis dans l'équation fiscale, car son paiement est indépendant des richesses de l'individu qui la paye. En bref, rien n'est plus complexe qu'un système fiscal, dont les ressources permettent la survie de l'Etat, sans lequel disparaît le minimum d'ordre social nécessaire pour que chacun vaque à ses affaires routinières banales, exerce son métier, gère ses affaires familiales sans contraintes, etc. En Algérie, marginalisation de la fiscalité ordinaire du fait de la rente pétrolière La réalité est qu'en Algérie, la fiscalité en provenance de la rente pétrolière, par son ampleur, a longtemps constitué la source principale de revenus de l'Etat, et que cette situation de fait a entraîné une certaine souplesse, si ce n'est une certaine négligence, à l'égard de ce qui est communément appelé «la fiscalité ordinaire», c'est-à-dire les impôts directs qui frappent les revenus des particuliers, et les autres impôts, de type indirect, frappant le chiffre d'affaires des transactions commerciales, ce dernier plus ou moins remplacé par la taxe sur le chiffre d'affaires. Il ne s'agit pas ici de se lancer dans le débat sur la fraude fiscale, mais seulement de remarquer qu'il s'est créé, au fil du temps, non seulement des niches de «défiscalisation» de certaines activités, pourtant particulièrement porteuses d'enrichissement, mais également de pratiques de gestion de transactions qui resortent visiblement d'activités d'échange de biens et services contre unités monétaires, mais ne donnent lieu à aucun enregistrement permettant d'en tracer la nature et la valeur monétaire. L'informel encouragé, si ce n'est officialisé, par le système fiscal Combien de grossistes refusent-ils de livrer une marchandise aux semi-grossistes et détaillants, si ceux-ci réclament une facture et un reçu pour leur paiement ? Combien de transactions immobilières, supposées officialisées par un contrat notarial en bonne et due forme, sont effectuées dans l'opacité la plus totale, malgré l'échange de sommes énormes? Combien de palais somptueux ont-ils été construits sans qu'il en apparaisse une trace quelconque dans les comptes du maître d'œuvre comme du maîre d'ouvrage ? L'informel n'est pas le fait exclusif des marchands à la sauvette, ou des changeurs «clandestins» d'une célèbre place d'Alger. Aucune profession libérale n'échappe à l'informel, qui est, qu'on le veuille ou non, hors la loi dans le sens propre du terme, et contredit la notion même de l'Etat de droit, supposé être fondé sur l'égalité de tous devant la loi, et où l'Etat a le droit, si ce n'est l'obligation d'établir la loi, supposée être le domaine ressortissant du législatif, c'est-à-dire des représentants du peuple, du moins de veiller à son application. Des privilèges professionnels établis par la loi et défendus par l'appareil d'Etat S'il y a des privilèges prévus par le droit, ils ne sont pas justifiés par le niveau social de l'individu qui en bénéficie, ni par son pouvoir, mais exclusivement par les spécificités de son métier. Ainsi ne peut exercer le métier de médecin et donc gagner sa vie en pratiquant ce métier que s'il a un diplôme de docteur en médecine gagné après de longues années d'études. De même ne peut être avocat inscrit sur la liste des avocats agréés d'un barreau que la personne qui dispose, non seulement d'une licence en droit, mais également a passé un examen d'habilitation lui donnant le droit de percevoir de ses clients une somme d'argent en contrepartie du service de représentation qu'il leur assure auprès des institutions judicaires ou autres, etc. Ces privilèges des métiers et professions, dont la pratique est réglementée par des lois et règlements étatiques publiés dans le Journal officiel, sont défendus par l'autorité légale, et la violation de ces lois et règlements est punie par la loi. Sans la protection dont ils jouissent, les professionnels de la médecine, du droit et autres seraient soumis à une concurrence déloyale qui leur porterait préjudice, comme elle nuirait également aux intérêts de leurs clients. C'est grâce à la capacité qu'a l'Etat de réprimer les contrevenants aux lois et règlements régissant leurs métiers que les médecins, avocats et autres professionnels de la même sphère peuvent gagner leur vie décemment. Sans intervention et protection de l'Etat, l'anarchie totale régnerait dans leur profession. On ne connaît pas de mouvement de protestation de la part des membres de ces métiers organisés par la loi exigeant que l'Etat accepte leur déréglementation totale et leur ouverture à quiconque y aspire, quelles que soient par ailleurs ses bases de connaissance dans le domaine en cause. Toute activité d'échange d'un bien ou service contre des unités monétaires est une transaction commerciale Par transaction commerciale, on entend tout échange de bien et service en contre-partie d'une somme d'argent, quelle que soit la nature du service ou de la matière objet de l'échange. Il y a des transactions simples, rapides et immédiates, comme l'achat d'un café dans un boui-boui local, ou l'achat d'un kilo de bananes chez l'épicier du coin. Elles se nouent et se dénouent sur place et rapidement, sans autre forme que le choix du produit, la quantité demandée, la pesée du produit, son ensachement, la livraison immédiate du produit à l'acheteur qui tend son billet au vendeur et attend sa monnaie avant de quitter sans retard le local de l'épicier. Cette transaction porte sur un produit simple à décrire et pour une valeur prédéterminée fixe. Elle n'exige ni négociation, ni discussion sur la nature exacte du produit et sa qualité, et n'implique, ni ne dicte la nécessité de la formaliser dans un document écrit, quoique, derrière la transaction, il y ait un contrat implicite dont la réalité n'apparaît que si le vendeur a violé le contrat, par exemple a livré des citrouilles en lieu et place des bananes payées, a refusé de donner un reçu contre la somme payée par le client, ou si l'acheteur s'est enfui avec le produit sans payer pour la transaction... Le métier d'avocat est une activité commerciale réglementée et contractuelle écrite obligatoire Le métier d'avocat est — et toute affirmation du contraire est simplement impossible à argumenter —, quelle que soit la dextérité mentale de son défenseur, un métier commerçant, où est échangé le service complexe de représentation d'un client contre une somme d'argent forfaitaire ou par tranches. Cette transaction n'est ni rapide, ni simple, ni dénouable sur-le-champ. Elle implique une relation de longue durée entre l'avocat et son client, la préparation du dossier par l'avocat sur la base du contenu du contentieux ou de la requête objet de la transaction, l'intervention, sous différentes formes, auprès des autorités administratives ou judiciaires ; bref, un travail complexe fait au bénéfice d'un particulier ou d'un collectif social, qui sont, par définition, incapables techniquement de défendre leurs intérêts et ont choisi de se livrer, pieds et poings liés, à un professionnel officiellement agréé pour prendre en charge leur cas, sans garantie de succès. L'épicier est tenu de livrer la marchandise payée par son client. L'avocat est payé pour sa diligence, pas pour les résultats de son action, qui dépendent tant de sa compétence que de l'objectivité et de la diligence des administrations judiciaires ou autres qui tranchent en dernier ressort et selon des règles de procédure préétablies. L'avocat, dans ses relations avec ces différentes autorités, exige que son client soit traité en toute transparence et en toute équité selon les règles préétablies par la loi et compte tenu de la jurisprudence, c'est-à-dire de la pratique dans le domaine en cause. Il n'accepterait pas que les règles de procédure écrites et pratiquées généralement soient violées ou changées en défaveur de son client, et exige qu'à chaque étape du contentieux qu'il argumente, des documents écrits soient établis, que les PV et minutes de la procédures soient soigneusement tenus et reflètent exactement l'échange verbal ou écrit y correspondant. La transparence dans la justice commence avec la transparence des relations contractuelles payantes entre l'avocat et son client Le problème est que, face à cette exigence tout à fait légitime de transparence et d'enregistrement du moindre des actes et des paroles échangées lors de l'action en justice ou auprès de l'administration, on constate une opacité totale dans la relation contractuelle entre l'avocat et son client : ni contrat négocié entre les deux parties définissant l'objet du contrat, le résultat attendu, l'obligation de diligence et de résultats pour l'avocat, et pour le client, l'obligation de fournir tous les documents et informations nécessaires au traitement de son dossier, le montant des honoraires qu'il doit verser et leur mode et termes de paiement, ni récépissé des sommes versées par le client, etc. L'informel dans les relations entre l'avocat et son client entretient la corruption dans le système judiciaire L'informel dans les relations entre l'avocat et son client, où tout se règle verbalement, où toutes les sommes versées par le client ne donnent lieu ni à détermination préalable, ni à délivrance d'une quittance ou d'un reçu par l'avocat, ni à preuve de diligence de sa part dans le traitement du dossier de son client, cet informel se fait non seulement au détriment du client, donc de la reddition de justice équitable qui est l'obligation principale de l'avocat, mais également au détriment des deux principes de base de la bonne justice : la facilité d'accès et la transparence dans la procédure de prise de décision judiciaire. De plus, l'informel facilite la corruption qui, selon les bruits qui circulent dans les couloirs des prétoires, est loin d'avoir disparu, malgré les mesures répressives de plus en plus fréquentes prises pour y mettre fin. La transparence dans la relation contractuelle entre l'avocat et son client obligera le premier à mieux prendre en charge les demandes de son client, et au second d'être assuré qu'il recevra le type de service compétent pour lequel il paye, que les sommes payées par lui soient reconnues et enregistrées, et qu'elles ne soient pas gonflées pour acheter une décision à laquelle la loi et la jurisprudence lui donnent droit. Au-delà donc de l'aspect strictement fiscal de l'obligation de tenue d'une comptabilité transparente des transactions de l'avocat, pour payer son dû au fisc en toute équité et en fonction de critères comptables reconnus, le client s'en trouvera mieux car ses relations avec son avocat se baseront sur un contrat dont tous les aspects de ces relations sont couverts, et plus précisément ses obligations financières envers son représentant, et les possibilités de corruption seront sérieusement réduites. En conclusion Il est évident que la présente contribution est directement provoquée par la réaction quelque peu violente, si ce n'est exagérée, et pourrait-on ajouter paradoxale, que les avocats ont manifestée devant un projet d'article de loi de finances dont l'objectif est de rendre transparentes les relations commerciales entre les membres de cette corporation et leurs clients, et de faire payer à ces professionnels leur juste part de leurs contributions aux dépenses de l'Etat, qui réglemente et défend leur profession. Qu'ils le veuillent ou non, qu'ils l'acceptent ou non, les avocats sont partie du problème du système déficient de reddition de la justice, qui, maintenant, a dépassé le seuil de la simple anecdote des couloirs des prétoires, et fait partie de la chronique judiciaire routinière. C'est le bon fonctionnement, en toute transparence, du binôme avocats-système judiciaire étatique qui assure et garantit la reddition indépendante et objective de la justice, entièrement fondée sur la transparence et la totale publicité des règles de reddition de cette justice, que l'intervenant soit l'avocat ou un des membres de la hiérarchie judiciaire. Lorsqu'un client pénètre dans un cabinet d'avocats, son objectif n'est pas exclusivement de chercher conseil, mais de mettre, à travers son défenseur, tous les moyens de la justice à son service pour résoudre son problème, quelles que soient sa nature ou sa complexité. Il ne demande pas justice à l'avocat, mais au système judiciaire à travers son avocat. Et si l'avocat n'exerce pas son obligation de diligence ou fait payer à son client une somme de loin supérieure à la valeur du service qu'il lui rend, le client subit un préjudice à la fois matériel et moral, et est victime d'un déni de justice ; le blâme de l'absence d'équité du système judiciaire tombe sur l'avocat, non sur le procureur ou le juge chargés de l'affaire. Les affaires dont traite l'avocat sont trop complexes et trop sérieuses pour ne pas donner lieu à un contrat clair écrit entre lui et son client, déterminant en particulier les obligations de l'une et l'autre partie, et déterminant de manière claire en en fixant les critères et termes la contrepartie financière que le client s'engage à payer pour le service objet du contrat. La nouvelle réglementation de caractère fiscal va au-delà de la simple obligation pour l'avocat de tenir une comptabilité transparente de ses activités afin de se mettre en règle avec sa contribution de citoyen aux dépenses de l'Etat sous la protection duquel il exerce sa profession. Cette réglementation va forcer les avocats à sortir de leurs relations informelles avec leurs clients, relations dont on sait qu'elles ne vont ni dans l'intérêt du client ni dans celui de la justice et facilitent la corruption —hélas encore routinière ! — dans le système judiciaire. L'avocat ne peut pas à la fois être exigeant, et à juste titre, quant au strict respect de la transparence et de la loi dans les affaires ressortissant à la justice, et, de l'autre, défendre bec et ongles l'opacité dans ses relations transactionnelles avec ses clients, refuser de contractualiser ses relations avec ses clients et de tenir l'enregistrement de ses transactions commerciales avec eux. En conclusion, l'avocat, partie prenante et active du système judiciaire algérien, ne peut pas plaider pour lui d'être hors la loi et exiger de l'appareil d'Etat le respect de ses engagements légaux tels que définis par les lois du pays. Il n'y a rien de légitime ou de légal dans les revendications actuelles des avocats, quels que soient les modes de protestation qu'ils utilisent, et qui, en fait, font ressortir l'ineptie de leurs revendications alors qu'ils se targuent de vouloir défendre l'Etat de droit et l'égalité de tous devant la loi. Il est à espérer que l'Etat ne reculera pas devant des revendications qui n'ont aucune base rationnelle et qui visent en fait à perpétuer la déréliction dans la reddition de la justice, saura défendre les intérêts supérieurs du justiciable et du contribuable et restera fidèle à son engagement de donner au peuple algérien une justice indépendante, transparente et équitable. M. B.