[email protected] Ceux qui pensent que Kadhafi est un exemplaire rare, voire unique, de dictateur qui a perdu le sens de la mesure, se trompent. Si le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. Et nous ne parlons pas seulement de la corruption ordinaire qui vous fait ouvrir des comptes en Suisse(1), mais de la folie induite par la corruption du syst�me d'alarme du cerveau. Tous les dirigeants arabes aspirant � la long�vit� par mandats reconductibles en sont frapp�s, comme le d�montrent les �v�nements des derniers jours. Le cas Kadhafi est un exemplaire unique dans la mesure o� il est le �mouton noir� du syndicat des chefs d'�tat arabes, dont il est membre, �s qualit�s et p�niblement subi. Le despote de Tripoli est, en effet, le malaim� des autres autocrates qui si�gent avec lui � la sainte ligue. Incontestablement, Kadhafi a tu� moins de monde que le Soudanais Omar El Bechir, comme le montre l'acte d'accusation dress� contre ce dernier. Seulement, il n'a pas la m�me aura de sympathie aupr�s de ses pairs, � cause de ses sorties, parfois virulentes, contre eux. Ce n'est pas par hasard que l'�mir du Qatar a �t� le premier � sonner la charge contre le potentat libyen, et � r�clamer le gel de sa participation � la Ligue. Le fait que la cha�ne du Qatar Al Jazeera mette le paquet, comme on dit, sur les �v�nements libyens, ne doit rien non plus au hasard. Aussi, lorsque Kadhafi proclame qu'il se bat contre Al-Qa�da, on serait enclin � le croire sur parole, compte tenu des liens �tablis entre Ben Laden et Al Jazeera. Ajoutons que les royaumes et �mirats arabes n'appr�cient que mod�r�ment les �envies� monarchistes du �Roi d'Afrique�, en plus de la virulence de ses diatribes. On comprend, d�s lors, pourquoi du Golfe � l'Atlantique, les dirigeants arabes veulent h�ter la chute de Kadhafi. L� o� �a grince s�rieusement, pourtant, c'est sur la mani�re de proc�der, et surtout de quelle puissance ext�rieure viendra la �d�livrance�. Dans le voisinage imm�diat, l'�gypte et la Tunisie sont trop occup�es � mener leur contre-r�volution, et l'Alg�rie est trop affair�e � redistribuer h�tivement la rente. Alors qui ? Dans un premier temps, les Am�ricains ont donn� l'impression qu'ils �taient pr�ts � intervenir militairement, mais ils h�sitent, et l'h�sitation profite au syst�me en place(2). Alors, ils ont fait ce que les dirigeants arabes attendaient d'eux : montrer la force pour ne pas avoir � s'en servir. Car m�me acharn�s � d�truire Kadhafi, ils ne veulent surtout pas que ce soit l'�uvre des Am�ricains. En somme, ils voudraient que les Am�ricains r�alisent des sc�narios, comme celui de l'�gypte ou de la Tunisie. Qu'ils trouvent des alli�s providentiels au sein du r�gime lui-m�me, mais en dehors du clan familial Kadhafi, pour faciliter la transition vers un syst�me � vocation d�mocratique(3). �Cela fait des d�cennies que vous nous maintenez en place, ont-ils dit aux dirigeants de Washington. Gr�ce � vous, nous avons mis en place un syst�me �ducatif et des institutions qui nous ont permis de durer. Nous avons utilis� � fond le ressort religieux, bloquant ainsi toutes les issues vers la modernit�, comme le firent nos glorieux pr�d�cesseurs, et nous n'avons �chou� que sur un seul objectif : vous faire aimer de nos peuples. A l'heure qu'il est, tout le monde chez nous n'aspire qu'au paradis promis aux bons croyants, mais ils seraient capables d'en refuser les cl�s venant de vous. Vous nous avez donn� les instruments du pouvoir, les armes du maintien, mais vous avez oubli� de nous enseigner ce que vous ont appris vos p�res fondateurs. Croire en Dieu, sans cesser de croire en l'Homme, pratiquer la religion sans perdre de vue que l'objet final du culte est Dieu. Ne pas l'invoquer � tout moment, pour un oui pour un non, et pour la moindre futilit�, jusqu'� la lassitude.� Or, si les dirigeants arabes ne sont pas assez intelligents pour assimiler les rudiments de la bonne gouvernance, ils ont appris suffisamment de le�ons d'histoire pour que Muawya se rappelle � leur bon souvenir. Le premier souverain omeyyade aimait � rappeler � son entourage que le secret de sa r�ussite politique reposait sur ce principe : �Je suis li� � mon peuple par un poil de cheveu : si le peuple tire le poil vers lui, je donne du mou, et s'il mollit, je tire.� Les dirigeants arabes d'aujourd'hui savent pertinemment qu'ils ne peuvent r�gler leur succession, � la fa�on de Muawya, fondateur de la premi�re monarchie islamique. Mais ils savent pertinemment que pour le reste le �Poil de Muawya� est encore une bonne recette. D�s son retour de soins, prodigu�s aux �tats- Unis, le roi Abdallah a institu� une allocation ch�mage et annonc� diverses mesures sociales, en faveur des jeunes. Il a aussi encourag� les autres dirigeants arabes � en faire autant, tout en gardant un �il soup�onneux sur son h�te encombrant Ben Ali. L'�crivaine contestataire saoudienne, Wajiha Al-Howeidar, lui conseille d'ailleurs, en termes � peine sibyllins, d'en faire plus. �Que ferais-je si le peuple voulait me faire tomber ?�, interroge-t-elle dans une contribution publi�e vendredi dernier sur le site de �Middle East Transparent�. L'�crivaine qui pr�ne notamment l'ouverture de La Mecque � toutes les religions et milite pour l'instauration d'une monarchie constitutionnelle, r�pond : �Il faut que les dirigeants arabes injustes comprennent cette r�alit� : la faim n'a pas de religion. Cette faim n'est pas la faim du ventre uniquement, mais celle de l'�me et de l'esprit. Et l'argent qui est actuellement distribu�, avec une d�concertante g�n�rosit�, aux gens pour calmer leurs estomacs ne touche pas leur �me et leur esprit. Cet argent ne leur fera pas oublier l'injustice et la tyrannie subies durant des g�n�rations sous des r�gimes qui les ont tortur�s, emprisonn�s, pourchass�s, et ont propag� partout la peur.� En d�pit de cette corne d'abondance, au-dessus de leurs t�tes, les Saoudiens chiites manifestent ouvertement et exigent plus de droits politiques. Avec ces gens-l�, cependant, le �Poil de Muawya� s'est rompu depuis longtemps, et tout le monde sait ce que les chiites doivent au fondateur de la dynastie omeyyade. A. H. (1) Encore qu'il faille d�sormais se m�fier du soi-disant secret bancaire suisse, avec toutes les listes des comptes bancaires de particuliers ou tr�s particuliers alg�riens en circulation actuellement sur le Net. (2) C'est � croire qu'il est plus facile de surveiller l'espace a�rien de la Bosnie que celui de la Libye. Il semble, toutefois, que les Am�ricains auraient d�cid� de laisser � Kadhafi une chance de regagner tout le pouvoir, avec l'accord tacite des dirigeants arabes. Il resterait n�anmoins sous le coup de poursuites p�nales internationales, qu'il �viterait en restant en Libye. Ce qui serait dur pour les Libyens, mais il faut bien faire des sacrifices. (3) Comme toutes les vocations, elle peut rester en l'�tat, ou �tre contrari�e en cours de chemin, et se retrouver dans l'impasse. Il faudra tout recommencer, en repartant de M�dine.