Un gigantesque point d�interrogation est actuellement en position g�ostationnaire dans le ciel alg�rien. Alors que la Tunisie, l��gypte et peut-�tre le Y�men s�appr�tent � rejoindre les d�mocraties avanc�es, allons-nous nous engouffrer dans la br�che de la d�mocratie qui s�est ouverte dans le monde arabe, ou rater cette opportunit� historique ? Je ne suis pas tr�s optimiste, car nous avons pratiquement �chou� dans tout ce que nous avons entrepris depuis l�ind�pendance. Nous avons voulu un socialisme sp�cifique, nous en sommes sortis pauvres, endett�s et mentalement d�glingu�s. Nous avons traficot� l�ouverture d�mocratique, elle s�est sold�e par des centaines de milliers de morts et nous a ramen�s au point de d�part. Nous nous sommes si mal pris avec l��conomie de march� qu�elle a sombr� dans l��conomie informelle. Sociologiquement, chacune de ces p�riodes a laiss� un embl�me humain. Dans les ann�es 1970, c��tait le �hittiste� ; dans les ann�es 1980 le �trabendiste� ; dans les ann�es 1990 le �terroriste �, et dans les ann�es 2000 les �harraga �. Ces types humains ne se sont pas relay�s, ils se sont surajout�s les uns autres et sont m�me devenus interchangeables. Des �hittistes � ont �t� recrut�s par les barons du trabendo dans les ann�es 1980, des �trabendistes � se sont alli�s au terrorisme dans les ann�es 1990 et des �terroristes� repentis sont aujourd�hui � la t�te de l��conomie informelle. Quant aux �harraga �, ce sont tous ces jeunes que le terrorisme n�a pas pu inf�oder � sa cause. Comme Mohamed Bouazizi, ils ont pr�f�r� quitter ce monde, ou leur pays, plut�t que de prendre les armes contre lui. Nous avons �t� le premier pays arabe � �tre colonis� en 1830 et le dernier � se lib�rer en 1962. Au lendemain de l�ind�pendance, nous �tions quelque chose comme un royaume d�aveugles que des borgnes pouvaient en toute logique pr�tendre diriger, car l�analphab�tisme �tait g�n�ral, et ceux qui d�tenaient un certificat d��tudes primaires passaient pour d��minents penseurs. Les quelques pharmaciens, diplomates et avocats qui avaient loyalement servi la R�volution furent �cart�s, humili�s, emprisonn�s ou exil�s, car il ne fallait pas qu�ils fassent de l�ombre aux �minents penseurs. Depuis, de nombreuses g�n�rations de bien-voyants sont apparues et comprennent de moins en moins que des borgnes, entre-temps devenus tr�s mal voyants du fait de l�usure du temps, continuent de les commander et de les conduire l�un apr�s l�autre dans la seule direction qu�ils connaissent, celle du mur. Ce n�est pas pour remuer le pass� comme on retourne un couteau dans la plaie, mais pour dire que ces borgnes ont laiss� une situation si inextricable qu�il est presque impossible d�en d�m�ler les fils. M�me avec les dents. Nous sommes un des rares pays au monde, avec l�Afghanistan et la Cor�e du Nord, o� les habitants ont tout le temps l�air d��tre en deuil avec ces mines ferm�es, ces visages hagards, ces regards vides et les nerfs � fleur de peau qu�on croise partout. La tristesse est g�n�rale, l�ambiance en permanence �lectrique, et l�air constamment charg� d�angoisse comme si on �tait � la veille d�une catastrophe annonc�e. Les seuls moments o� on voit un peu de joie sur les traits des gens, c�est lorsqu�ils voient leurs enfants jouer avec le mouton de l�A�d ou les p�tards du Mouloud. Le reste du temps, les pauvres souffrent, la classe moyenne se lamente, les riches se plaignent, la soci�t� civile r�le, les partis politiques rousp�tent, tandis que le gros des citoyens est accabl� par le sentiment de ne compter pour rien, de ne rien pouvoir pour am�liorer la situation, que tout est vou� � empirer, que rien ne changera, et que quoi qu�il arrivera dans l�univers, nous serons toujours mal gouvern�s. Quand les v�tements des gens ne sont pas d�penaill�s, leur mise est d�pareill�e, ne tenant ni du style oriental ni du style occidental, mais d�un m�lange des deux, t�moignage de notre d�boussolage culturel. Chaque peuple a ses symboles r�volutionnaires : la r�volution fran�aise a eu Marianne et Gavroche, la Russie la faucille et le marteau, et la Tunisie Ahmed Hafnaoui (�Harimna !�). Apr�s le costume afghan, le pagne y�m�nite va peut-�tre nous s�duire depuis que nous voyons nos h�ro�ques fr�res y�m�nites courant, le mollet nu et un poignard � la ceinture, � la conqu�te de la d�mocratie moderne. Notre pays, hormis quelques rares quartiers, est un immense march� aux puces o� d�ambulent, d�sargent�s et l��me vacante, les ch�meurs et les retrait�s, bient�t rejoints par les derni�res promotions universitaires. Pourtant l�Alg�rie est riche en moyens, en bras et en cerveaux. Avec la cinquantaine de milliards de dollars qui rentrent bon an mal an, n�importe laquelle de nos grands-m�res, m�me analphab�te, pourrait prendre la place du gouvernement et g�rer le pays puisqu�il ne s�agit que de lancer de l�argent aux quatre vents. Comme rien ne semble devoir changer, il ne reste aux Alg�riens � pour mieux supporter leur sort � qu�� changer de religion : devenir bouddhistes par exemple. Dans cette religion, �tre pauvre, supporter la douleur, souffrir, sont les vertus de l��tre ��veill�. Alors qu�il m�ditait un jour sous un figuier (l�arbre le plus r�pandu en Alg�rie), Bouddha fut illumin� par la V�rit� : l�existence est douleur, le d�sir est douleur, le devenir est douleur� Le Gautama quitta alors femme, foyer, travail et pays (comme nos harraga, mais pour des raisons diam�tralement oppos�es) et s�en alla, rev�tu d�un pagne et le cr�ne ras�, pr�cher sur les routes en mendiant sa nourriture la nouvelle religion : renoncer � tout. Voil� qui ferait l�affaire de notre pouvoir : � lui la manne p�troli�re ! Car en bon d�vot, lui ne changera pas de religion. Hier, j�ai parl� de trois scenarii possibles de changement dans le monde arabe. En fait, il y en a un quatri�me que j�ai r�serv� au sujet d�aujourd�hui car je l�ai pr�sum� sp�cifique � l�Alg�rie : c�est celui o� le pouvoir voudra s�en aller mais qu�il ne le pourra pas, celui o� il est pr�t � c�der la place sans que personne n�en veuille. Je me trompe peut-�tre, mais on ne perd rien � examiner ce sc�nario. Ce n�est que de l�encre sur du papier. Un des effets de la r�volution arabe est d�avoir lib�r� les citoyens alg�riens de la peur, � l�instar de leurs fr�res arabes. Ils ne craignent plus la r�pression et ont pris conscience de l�avantage qu�ils ont sur le pouvoir. Ils le savent fragilis� par la r�volte arabe, sur la d�fensive, dos au mur, et par cons�quent dispos� � l�cher le maximum, surtout si les revendications ne portent pas sur son d�part. Il va rapidement se retrouver pris au pi�ge : il c�de un doigt, on lui demande la main puis tout le bras. Les soul�vements �pars pour le logement, les sit-in et manifestations pour des ajustements de salaires ou des statuts particuliers vont se multiplier, fuser de toutes les cit�s populaires, de toutes les corporations, et se propager � toutes les r�gions. D�s que le pouvoir en r�glera un, un autre se pr�sentera et ainsi de suite, le mettant progressivement dans une posture intenable car il sait ce que veut dire la contagion : la faillite. Il ne pourra pas faire face � toutes les demandes sans mettre en p�ril les caisses de l�Etat. En plus, chaque augmentation de salaires conc�d�e relancera l�inflation, laquelle laminera le pouvoir d�achat fra�chement acquis, ce qui rallumera les protestations contre la mont�e des prix, etc. Ce sera le cercle vicieux, le tonneau des Dana�des, l�enfer. Les demandes grossiront, les revendications s��tendront, l�insatisfaction se g�n�ralisera et enflera jusqu�� devenir un tsunami capable de tout emporter. C�est la fa�on du peuple, sans concertation et hors de toute manipulation, de prendre sa revanche sur les mal-voyants qui se sont succ�d� � la barre de son destin depuis un demi-si�cle. Il va les noyer dans les revendications, les manifestations, les atteintes � l�ordre et aux biens publics. Il leur rendra la vie impossible, les usera, les d�go�tera du pouvoir. Il leur pourrira la vie, inondera le royaume de probl�mes. La d�mocratie, les amendements constitutionnels, les r�formes politiques, les �lections anticip�es, les marches politiques, ce n�est pas son affaire, le peuple, il s�en fout royalement. Ce n�est pas ce qui le nourrira ou le logera : �Nourris-moi aujourd�hui et tue-moi demain� est l�un de ses plus anciens credo. Au royaume des aveugles, ce ne sont plus les borgnes, mais les probl�mes qui seront rois. Le pouvoir alg�rien que n�ont jamais inqui�t� les partis politiques ou la soci�t� civile, parce qu�ils ont pignon sur rue et agissent dans le cadre de la loi, a par contre une peur phobique des mouvements de foules spontan�s et violents. Il y a de quoi. Ils sont de plus en plus nombreux et surgissent de partout, m�me si personne, ni les partis ni Ben Laden, ne les synchronise. Il ne fera pas tomber la col�re des r�volt�s tant qu�ils n�auront pas obtenu satisfaction. Ceux-ci savent qu�il a de l�argent, qu�il poss�de d�importantes r�serves de change dont ils n�ont pas vu l�impact sur leur vie. Ils vont le lui faire regretter. Ils n�ont pas oubli� l�affaire Khalifa, BRC, Sonatrach, les surco�ts de l�autoroute et autres dossiers de la corruption. Eux n�en ont pas profit�. A leur tour de prendre leur part du g�teau, leur quote-part de gaz et de p�trole. Ils arracheront leurs droits sociaux, professionnels et mat�riels par tous les moyens, y compris la violence. Si le gouvernement est chang�, ils s�adresseront au suivant. Si un nouveau pr�sident vient, ils agiront de m�me avec lui. Ce sera la vengeance des apolitiques, des non-aspirants au pouvoir, des non-r�volutionnaires, des citoyens ordinaires. Les partis politiques, pour leur part, n�en tireront aucun profit. Les laiss�s-pour-compte, les d�sesp�r�s, ceux qui bouillonnent de rage et de haine, ceux qui ont envie de tout casser et br�ler ne militent pas, ils n�ont ni le temps ni le c�ur ; ils n�y croient plus depuis 1992. La contestation politique peut nourrir la grogne sociale et profiter aux r�volt�s, mais la grogne sociale ne profitera pas aux partis dans leur bras de fer avec le pouvoir. Eux qui pensaient bien faire en poussant aux gr�ves, � la revendication, aux marches, ne seront plus int�ress�s par l�alternance, ne voudront plus du pouvoir quand ils verront l�ampleur de la contestation et le volume des demandes. Personne n�aura envie d�affronter � mains nues le lion en furie, le tsunami humain d�cha�n�. Les beaux jours des borgnes au royaume des bien-voyants sont derri�re eux. Ils ont mang� leur pain blanc, il ne leur reste que les jours sombres, le pain noir et les vaches maigres. Ils ont g�r� irrationnellement, ils se retrouvent en plein irrationnel. Tandis qu�ils s�amusaient et mangeaient dans les beaux salons du �Titanic� qu�ils croyaient insubmersible, le paquebot filait � douce vitesse vers les r�cifs. Aujourd�hui, ils sont � l�instant o� l��quipage, r�alisant le danger, hurle : �En arri�re toute !� C��tait trop tard, la coque �tait d�j� d�chir�e et la mer avait envahi le bateau mythique. L��re du despotisme en Alg�rie au nom de la �l�gitimit� r�volutionnaire� tire � sa fin. Le pouvoir alg�rien poss�de une arm�e, une police, des prisons, une t�l�vision, une banque centrale, des ambassades � l��tranger et Sonatrach. Voil� avec quoi il a tenu le pays depuis l�ind�pendance. Il affiche solennit�s et protocole, mais cela ne suffit pas pour lui donner les r�alit�s d�une R�publique, et encore moins celles d�une d�mocratie. Il n�a pas d�id�es, il n�a pas de vision d�avenir et n�en a jamais �prouv� la n�cessit�. Il n�est pas cr�atif car il croit qu�il suffit d��tre r�pressif. En face de lui, il y a une �poussi�re d�individus� qui, pour s�opposer � lui, se sont agglutin�s autour de quelques �a�abiyate�. Il n�est pas possible d�aller plus loin avec des institutions falsifi�es, une Constitution r�duite � l��tat de chiffon, des personnages incomp�tents trimbalant le pays tant�t dans une direction, tant�t en sens contraire, et un champ politique morcel� en pr�s carr�s et lopins priv�s. Il y a soixante ans, Messali Hadj disait � chaque r�union du comit� central et du bureau politique du PPA-MTLD qu�il n�y aurait pas de lutte arm�e contre le colonialisme fran�ais tant qu�il ne le d�ciderait pas personnellement. Pourtant, les Tunisiens, les Marocains et les Vietnamiens faisaient d�j� le coup de feu contre les Fran�ais. En 1954, vingt-deux jeunes hommes cr�ent le CRUA et, comme Prom�th�e, arrachent le feu des mains de Zeus. Quelques mois plus tard, la guerre d�Alg�rie commen�ait et, sept ans plus tard, notre pays �tait ind�pendant. L�attitude actuelle du pouvoir rappelle celle de Messali : pas de changements tant qu�on ne l�aura pas d�cid� ! L�Alg�rie ne peut pas rester avec, dans son bilan, cette seule r�alisation. Il lui en faut de nouvelles, celles de la libert�, de la d�mocratie, de la modernit�, du d�veloppement. Le 1er Novembre 1954 a rendu aux Alg�riens leurs terres ; les nouvelles g�n�rations doivent conqu�rir leur citoyennet�. C�est le sens des r�volutions arabes. Le r�ve, c�est ce qui n�est pas encore la r�alit�, mais qui peut le devenir � tout moment. Comment faire pour y arriver ? L� est la question. J�ai visit� la Tunisie, l��gypte, la Libye, le Y�men, la Syrie, mais je n�ai jamais pens� que les peuples de ces pays nous donneraient � voir ce qu�on a de nos yeux vu. Je pouvais le cacher, mais je confesse que je croyais que le peuple y�m�nite, un yatagan � la ceinture et la joue gonfl�e par une boule de �kat� (une vari�t� de drogue), �tait plus pr�s de prendre le chemin de l�Afghanistan que celui qui conduisait � la d�mocratie moderne. J��tais s�r aussi que le peuple libyen �tait intellectuellement st�rilis� par le �delirium tremens � de Gueddafi, et gravement touch� par les rejets de p�trole et de gaz. Je pensais en mon for int�rieur que des peuples qui supportaient de tels r�gimes n�avaient aucune chance de rejoindre la caravane humaine contemporaine, et qu�il fallait attendre l�av�nement de nouvelles g�n�rations vers la deuxi�me moiti� du XXIe si�cle pour enfin esp�rer quelque chose. Je les croyais consentants, satisfaits, d�finitivement encanaill�s par des dirigeants qui leur faisaient avaler toutes les couleuvres. Je me repens de ces pens�es. Parodiant Rousseau, je dirai : l�Arabe na�t naturellement bon, le despotisme le corrompt. Nous en voulions aux Egyptiens d�avoir agress� notre �quipe nationale lors des �liminatoires de la Coupe du monde et de nous avoir agonis d�insultes. Il y a peut-�tre une explication : ce devait �tre les �baltaguias�, men�s par Gamal et �la Moubarak en campagne �lectorale. D�un autre c�t�, j�esp�re que les Libyens ne nous en voudront pas � l�avenir pour les positions pr�t�es � nos dirigeants durant leur r�volution. On ne sait pas ce qu�il y a de vrai dans les rumeurs qui ont circul� � ce sujet, mais tout le monde a entendu ce repr�sentant du Conseil national de transition parler de poursuivre notre pays devant le TPI pour �complicit� dans les crimes de guerre imput�s au �guide� (la majuscule ne m�ritait pas d��tre d�rang�e). Si ces rumeurs devaient s�av�rer fond�es, alors notre pays serait pass� du statut de �Mecque des r�volutionnaires� � celui de �Mecque des despotes �. Encore une mal-voyance ? N. B. Retrouvez ICI l'int�gralit� des r�flexions publi�es dans nos pr�c�dentes �ditions.