Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
NADIR MAROUF, SOCIOLOGUE, PROFESSEUR �M�RITE, UNIVERSIT� DE PICARDIE JULES-VERNE (FRANCE) AU SOIR D�ALG�RIE �L'islamisme est le produit de deux d�senchantements�
Interview r�alis�e par Arezki Metref Nadir Marouf, universitaire et amateur de musique andalouse qu'il pratique et th�orise, est intarissable sur la question des religions. Il a souvent un point de vue original, voire iconoclaste. Dans tous les cas, son opinion est celle d'un homme cultiv� et r�fl�chi. C'est avec une certaine d�lectation qu'on l'�coute parler. Le Soir d�Alg�rie : Comment se pose le probl�me des langues en Alg�rie ? Nadir Marouf : Je pense qu�il y a deux dilemmes fabriqu�s par les pouvoirs successifs de Boumediene et de Chadli. Durant l��poque Boumediene, on assiste � un bras de fer entre arabisants et francisants : les premiers se donnant une l�gitimit� nationale sur le seul fait d�avoir, durant la guerre de Lib�ration, acquis leurs dipl�mes dans les instituts th�ologiques du Caire, de Tunis ou de F�s, et se faisant, � ce titre, pr�valoir de leur djihad ; les seconds �tant pr�sent�s comme les �piph�nom�nes du colonialisme du seul fait de parler la langue fran�aise. Comme, de surcro�t, la pens�e de gauche �tait plus pr�gnante dans l�espace public au travers de la langue fran�aise (probl�me de terminologie sans doute ?), on s��vertuait � qualifier ces francophones de supp�ts du sionisme, du seul fait que la gauche renvoyait au �juif� Karl Marx ! Ce faux d�bat �tait bien compris par la classe politique et par Boumediene lui-m�me qui s�est complu dans la politique de l�amalgame en promouvant � la carte les uns ou les autres suivant le contexte et le secteur d�intervention. En r�alit�, nous assistions � une �lutte des places� plus ou moins larv�e : en effet, les arabisants organiques se trouvaient cantonn�s dans les organisations de masse et dans des minist�res � caract�re id�ologique (Habous, Information, Culture, etc.). Or, les minist�res d�cisionnels o� le pouvoir �conomique conf�re naturellement le pouvoir politique au sens large du terme (le seul PDG de Sonatrach � la fin des ann�es 70 pesait 80 % du PIB, c�est-�-dire qu�il �tait plus important que l�ensemble des ministres r�unis) est devenu intol�rable aux yeux de ceux qui estiment �tre les garants de la l�gitimit� nationale. Leur strat�gie m�ritocratique a donn� lieu � une chasse aux sorci�res qui consiste � transposer des logiques de comp�tence (auxquelles Boumediene n��tait pas insensible) en termes id�ologiques, discriminant ainsi des citoyens francophones dont le seul crime est d�avoir �t� form�s en langue fran�aise, mais qui n�avaient rien � envier aux �arabisateurs� organiques sur la question nationale, voire m�me sur celle du patriotisme. Je dois pr�ciser � cet effet que curieusement, dans les maquis, certains jeunes �tudiants �taient appel�s � r�diger des rapports � la suite des combats � l�adresse de l��tat- major � Marsat- Ben-Mhidi ; ces rapports �taient r�dig�s en fran�ais ou en arabe, selon les comp�tences du scribe. A l��poque, les officiers confront�s � la lutte arm�e n�avaient aucun �tat d��me sur la question. Cela, je peux en t�moigner personnellement� Avec la p�riode Chadli, le bras de fer se transforme en arabisants/berb�risants, et ce, depuis le Printemps berb�re de 1980. Le pouvoir s��tait embourb� dans cette affaire, ce qui, les signes de r�cession aidant, avec la chute du baril de p�trole, conduit ce dernier � se placer dans une position d�arbitrage entre des antagonismes qu�il avait fabriqu�s de toutes pi�ces et qui d�sormais vont le mettre pr�tendument dans une position plus confortable, en tout cas, de moindre fragilit�. A partir du milieu des ann�es 1980, cet arbitrage est cens� se faire entre arabisants de l�Ouest ou du Sud et berb�risants du Centre, donnant l�impression que ces conflits sont consubstantiels � la soci�t� civile elle-m�me. Cette m�me posture d�arbitrage, le pouvoir va la pratiquer � l��gard des cadres, des administrations, des chefs d�entreprise, etc., en les stigmatisant dans des discours publics t�l�vis�s et en se faisant le porte-parole du peuple. C�est dans ce contexte �clair-obscur� qu�advient l�insurrection des jeunes en octobre 1988. C�est le temps du �Roi nu�. Quel est le sens que vous donnez aux �v�nements d�octobre 1988 ? Le syst�me de gouvernance alg�rienne l�gu� par Boumediene ne permettait pas aux citoyens de se �re-pr�senter� politiquement, le parti unique aidant. Les moindres fr�missements de contestation, en milieu ouvrier par exemple, passaient par une reconnaissance de la Charte � laquelle toutefois on essaya de trouver quelques br�ches pour exprimer un avis critique. On �tait donc dans l�ex�g�se � l�instar de l�ex�g�se coranique. Rien ne pouvait se dire sans passer par l�all�geance aux textes fondateurs. Autrement dit, aucune marge n��tait autoris�e sur le terrain s�culier sans craindre pour sa vie, ou tout au moins pour sa carri�re professionnelle. Cette situation o� tout point de vue divergeant pouvait �tre assimil� � une dissidence r�dhibitoire va donner lieu � des postures de rupture qui, ne pouvant s�exprimer sur le terrain du politique, vont se donner � voir sur le terrain du culturel : � partir du milieu des ann�es 1980, et peut-�tre m�me un peu avant, des anciennes zaouias (ferm�es pour certaines depuis le d�but de la lutte de lib�ration) rouvrent leurs portes et vont conna�tre une ferveur nouvelle et des adeptes qui y trouvent une ambiance plus conviviale en tout cas que celle qui r�gne dans les salles o� la culture d�Etat est programm�e. De la m�me mani�re, les mosqu�es de quartier se transforment en v�ritables �Sorbonne� apr�s la pri�re du vendredi. Cette br�che religieuse de la contestation paraissait alors d�autant plus payante qu�elle n��tait pas susceptible de mettre en danger les acteurs concern�s par rapport � l�autorit� publique : la parole de Dieu ne peut �tre remise en cause, f�t-ce par le pouvoir lui-m�me. D�autres br�ches s�ouvrent sur le terrain culturel, mais jamais directement politique : la revendication identitaire, notamment en Kabylie, et les mouvements jeunes dans le �genre paillard� comme la chanson ra� par exemple. Ces diff�rentes br�ches ne semblaient pas suffisantes cependant pour contenir toutes les frustrations qui s�amplifiaient pour les raisons que j�ai indiqu�es en r�ponse � la question pr�c�dente (r�cession, accroissement du ch�mage, crise du logement, insolence de l�argent et segmentation du corps social � l�avenant). Les jeunes ont pris le devant de la sc�ne et ont servi de chair � canon contre les chars de Chadli � la place des a�n�s qui ne semblaient pas pr�par�s � l�affrontement. On conna�t la suite avec la r�cup�ration des islamistes et consorts� Pensez-vous que les cultures du pays s�articulent harmonieusement ? Il faut prendre en consid�ration plusieurs niveaux de r�alit�, au moins deux : si l�on examine ce qui fait converger les cultures dans notre pays, le mythe identitaire et le refus du m�tissage me para�t �tre un trait commun. Je voudrais signaler � cet �gard le magnifique ouvrage de synth�se de Mourad Yell�s paru chez l�Harmattan en 2006 sous le titre Cultures et m�tissages en Alg�rie que j�ai eu l�honneur de pr�facer. Au ras des p�querettes, en revanche, les diff�rences sont l�gion. Elles attestent du maintien, sous des formes certes remani�es, de la r�alit� segmentaire maghr�bine (la fameuse segmentarit� des ethnologues). Nous y trouvons encore des discours r�gionalistes de type binaire (la toponymie constitue un riche r�servoir de significations de ce type). A l�int�rieur de la r�gion, il y a ceux de la campagne et ceux de la ville. A l�int�rieur de la ville, il y a ceux du centre et ceux de la p�riph�rie. A l�int�rieur du centre, il y a � dans certaines villes, comme Tlemcen par exemple � les h�dar et les coulouglis. Chez les h�dar, on peut d�celer les faux et les vrais, suivant que le lignage atteste d�une profondeur g�n�alogique inattaquable. On peut ainsi imaginer des cercles de plus en plus t�nus du ph�nom�ne segmentaire. Ph�nom�ne qui n�a rien d�original, puisqu�il est identifi� dans d�autres espaces culturels, mais il a la particularit� chez nous d��tre encore vivace et de s�av�rer d�une terrible efficacit�, une efficacit� r�surgente. Quel r�le a �t� r�serv� � la culture pendant le mouvement national et apr�s l�ind�pendance ? Le mouvement national a �t� riche en couleurs. Je ne suis pas sp�cialiste de l�histoire de ce mouvement, mais il s�av�re que le Maghreb avait une pr�gnance certaine aux yeux des gens du peuple. L�esprit f�d�raliste et le sentiment de militer pour une cause commune �taient patents depuis au moins les ann�es 1930. Ce f�d�ralisme a eu une importance toute particuli�re dans le contexte de la diaspora maghr�bine en France de l�entre-deux guerres. Dans les villes, y compris en milieu populaire (et peut-�tre plus en milieu populaire), la cause pour l�ind�pendance n�a pas s�par� les religions, sachant que chr�tiens et juifs, certes peu nombreux, ont pu y adh�rer au nom du principe de libert� et de lutte pour la d�colonisation. Sur le plan culturel stricto sensu la jeunesse urbaine �tait tr�s ouverte, d�une part � l�Occident, et d�autre part � l�Orient : au plan litt�raire par exemple, nos a�n�s qui ont eu la chance d��tre scolaris�s se donnaient � c�ur joie de lire Victor Hugo, Voltaire ou Montesquieu. J�en ai la preuve vivante aupr�s de certaines personnes quasiment centenaires, qui n�ont pas d�pass� le stade du certificat d��tudes et qui se souviennent de passages entiers de ces auteurs. Pour ce qui est de l�Orient, nous assistons � la m�me �poque, c�est-�-dire autour des ann�es trente, � une forme d�identification � l�Orient, pas celui de Farouk, mais celui de Zaghloul, d�Atat�rk, ou du roi Fay�al d�Irak, qui incarnaient une qu�te de lib�ration � l��gard des r�gimes mandataires n�s du d�mant�lement de l�empire ottoman. Curieusement, cet orientalisme s�exprimait par la musique. M�me une ville aussi conservatrice que Tlemcen s��tait ouverte � Oum Keltoum et bien avant elle, � Sami Chaoua, cheikh Salama Hijazi, Mounira Mehdia, etc. Nos parents et grandsparents �taient d�une ouverture et d�une disponibilit� artistique incomparable aux g�n�rations du temps pr�sent. Et cela n�a rien � voir avec le niveau intellectuel. Cet �tat d�esprit n�a pas disparu apr�s l�ind�pendance. La soci�t� civile a eu tendance n�anmoins � perdre son autonomie au profit des institutions �tatiques qui entendent d�finir la culture � l�aune des nouvelles politiques � mettre en �uvre. Cette perte de l�initiative populaire, notamment du mouvement associatif, au profit d�une bureaucratisation de la culture nous am�ne � des aberrations telles qu�une anecdote pourrait en r�sumer le sens : je me trouvais invit� en 1980, comme d�autres universitaires et journalistes du monde arabe, par le Polisario, pour f�ter le cinqui�me anniversaire de la RASD. Nous nous trouvions du c�t� de Tindouf, et � c�t� des parades militaires et des d�monstrations �difiantes, j�assiste fortuitement � une discussion sous une tente aux c�t�s de feu Ahmed Wahbi et d�autres artistes. Nous �coutions le directeur de la programmation artistique de la radio alg�rienne qui nous tenait le propos suivant : �Il est imp�ratif d�unifier la chanson alg�rienne.� Face � une telle obsession int�grationniste qui portait y compris dans le domaine musical, Ahmed Wahbi, visiblement offusqu�, s�est �cri� alors : �Pourquoi voulez-vous mettre dans la m�me moulinette la chanson touareg, kabyle, constantinoise, oranaise et tlemc�nienne, pour ne citer que celles-l� ? Et quand bien m�me cela est possible, pour quoi faire ?� Cet �pisode me semble suffisant pour qualifier l�indigence culturelle dont l�Alg�rie va �tre l�objet au cours des d�cennies qui viennent de s��couler, voire celle d�aujourd�hui� Comment se pose le probl�me des religions dans l�Alg�rie d�aujourd�hui ? Dans l�Alg�rie profonde, comme dans les pays voisins, la pratique religieuse a toujours �t� vivace. Il se trouve que depuis de longs si�cles, deux conceptions de la religion s�affrontent : celle, minoritaire, des cit�s, c�est-�-dire, celle des fouqaha, dont parle Jacques Berque dans son Maghreb int�rieur (Editions Sindbad), qui poursuivent une conception puriste, notoirement mal�kite, de l�islam, autrement un islam de l��lite urbaine ; et celle, massive, de l�islam populaire qui a toujours �t� un islam syncr�tique, c�est-�dire travers� par des rituels qui rel�vent de la protohistoire. J�ai eu l�occasion de remarquer que ces religions populaires laissent apparaitre un autre syncr�tisme, mettant en jeu les seules religions monoth�istes. J�en ai donn� un article dans l�Encyclop�die des Mythes et Croyances du monde, parue en trois volumes chez Lidis- Br�pols (1985). Je signale, entre autres, l�existence, jusqu�� la veille de la Seconde Guerre mondiale, de p�lerinages juifs au cours du printemps, qui avaient lieu dans la mosqu�e de Sidi-Youchaa (Josu�). Il est curieux de constater en effet que ce proph�te, contemporain de Mo�se, constitue un anc�tre �ponyme pour des populations dont l�islamit� n�est pas � d�montrer, et qui accueillaient, chaque ann�e, ces p�lerins venant des villes voisines, voire m�me de Marseille, d�Oujda ou de Constantine, en assurant leur h�bergement et leur nourriture pendant trois jours et trois nuits. Ce type de convivialit� interconfessionnelle est bien connu chez les ethnologues et historiens des religions. Nous en avons des �buttes� t�moins tout au long du littoral sudm�diterran�en. La conclusion � en tirer, c�est que les religions populaires ont toujours �t� plus ouvertes sur le vaste monde que les religions de l��lite, forc�ment plus sectaires. Et c�est l� un paradoxe sur lequel mon regrett� ammi Mohamed Arkoun s��tait longtemps interrog�. La question religieuse est aujourd�hui tout � fait diff�rente. La pl�be rurale, tout au moins, sa jeunesse, a �t� victime d�une acculturation religieuse niveleuse, si bien que les singularit�s locales disparaissent au profit d�un islam d�sincarn�, transnational, plan�taire, fonctionnant dans les m�mes codes. En revanche, on assiste aujourd�hui � une renaissance du mouvement confr�rique d�ob�dience soufie notamment, qui conna�t de plus en plus d�adeptes. Cet islam des zaou�as est plus proche du c�ur et de l�esprit du peuple alg�rien qui y retrouve ses rep�res. Je constate � cet effet que cette tendance est soutenue par l�Etat depuis l�av�nement de Bouteflika. Pourquoi pas ? D�une mani�re plus g�n�rale, la question de la religion reste ins�parable de l�alternative, la�cisante ou pas, � la crise culturelle de l�Alg�rie actuelle. En dehors de tout formalisme et de tout mim�tisme pro-occidental, je crois qu�on ne peut pas envisager cette alternative, ou cette sortie de crise, sans convoquer l�islam en tant que pratique fondamentale impr�gnant notre soci�t�. L��quation � trouver pour les tenants de la d�mocratie la�que ne doit pas �tre recherch�e dans l�importation du mod�le, mais dans un travail en profondeur sur ce que peut receler l�islam des gens simples dans son articulation possible � la modernit�. Toute autre conception me para�t outranci�rement autistique et attester de la m�connaissance profonde de notre soci�t�. Comment expliquez-vous cette mont�e de l�islamisme ? Je pense que la mont�e de l�islamisme d�passe le cadre alg�rien. Je voudrais rappeler � cet effet qu�aux si�cles qui ont pr�c�d� l��pop�e coloniale, c�est-�-dire en gros jusqu�� la fin du XVIIIe si�cle, les pays arabes, notamment ceux d�Orient, qui ont connu une coexistence entre populations de religions diff�rentes, il n�y a jamais eu de fixation particuli�re de la part des musulmans sur leurs concitoyens juifs ou chr�tiens. Le temps des croisades �tait bien loin derri�re ; et � cet effet, il faut pr�ciser que, autant il y a eu une longue p�riode de sang et de larmes dans les guerres de religions qui ont oppos� christianisme et islam, mais aussi christianisme et juda�sme, autant je ne crois pas qu�il ait exist� de mani�re significative, que ce soit dans l�Espagne musulmane ou dans l�Orient dynastique, des �pisodes conflictuels entre musulmans et juifs. Il n�est pas inutile aujourd�hui de s�interroger sur la fixation de l�Occident sur le pr�tendu �antis�mitisme� des musulmans vis-�-vis des juifs, ce qui est pour le moins une aberration s�mantique, car comment �tre antis�mite et s�mite soi-m�me ? Cette conflictualit� est r�cente dans l�histoire des peuples. L�Occident s�est d�barrass� d�une longue m�salliance en passant le b�b� au peuple palestinien qui est le plus ancien exil� de l�histoire que je connaisse. En effet, ses anc�tres canan�ens �taient d�j� stigmatis�s par des pasteurs nomades � appel�s �habir�� (ce qui donnera plus tard �h�breux�), venus de M�sopotamie, et qui ont conquis de mani�re pr�datrice la Palestine, au nom de la morale et de la religion. C�est l��ternel conflit nomades/s�dentaires th�oris� par Ibn Khaldoun pour le Maghreb mais dont les fondements anthropologiques remontent, tout au moins pour ce qui est du croissant fertile, au d�but du deuxi�me mill�naire avant l��re chr�tienne. Pour ce qui est du peuple palestinien, rappelons qu�il a �t� occup� ou mis en exil depuis 4 000 ans ! Aujourd�hui, le juif du juif, c�est le palestinien. Je ne pr�tends pas que le conflit plan�taire et que le �choc des civilisations� dont parle Huntington proviennent du conflit isra�lo-palestinien exclusivement, mais que ce dernier n�est qu�un �l�ment du puzzle g�opolitique qui consiste � asseoir une nouvelle domination � distance de la part de l�imp�rialisme occidental (aujourd�hui occidentalo-asiatique) pour s�assurer le maintien du deal p�trolier, tant que celui-ci constitue une ressource vitale. L��pisode de la guerre du Golfe, et plus avant, l�interf�rence de l�Oncle Sam dans la guerre sovi�to-afghane, en se portant garant des moudjahidine contre le bloc communiste, c�est tout cela qui conduit � l�islamisation massive des laiss�s-pour-compte qui se retournent non seulement contre les puissances occidentales, mais aussi contre leurs propres gouvernants, dont la collusion avec ces derni�res n�est plus � d�montrer, d�autant plus que les �v�nements pr�sents sont l� pour nous le rappeler. Les peuples des pays musulmans n�avaient pour seul bagage que l�islam pour trouver la force n�cessaire susceptible de r�pondre � l�agression des puissants et � l�insolence de l�argent. Il faut dire que les Etats-Unis vont amplifier cette nouvelle partition du monde en transformant l�ancien conflit Est-Ouest en conflit Nord-Sud, et ce, depuis la destruction du mur de Berlin. L�Oncle Sam s�est trouv� d�muni de ne plus agir dans le monde comme gendarme et gardien de la libert� du Monde libre contre le bloc de l�Est. La fin du monde bipolaire oblige les Etats-Unis � r�inventer une nouvelle raison de continuer � r�genter la plan�te. Donc, le probl�me de l�islamisme est le produit de deux ph�nom�nes g�opolitiques qui vont entrer en lice : celui du d�senchantement des peuples arabo-musulmans, et celui de la probl�matique am�ricaine de redonner sens � son statut de r�gent, sachant qu�elle est en perte de vitesse en tant que puissance technicienne, � c�t� du Japon, de la Cor�e du Sud, et maintenant de la Chine. J�ai eu l�occasion de d�velopper cette th�se dans d�autres travaux, ce qui m��vitera d�alourdir ce d�bat outre-mesure. Je voudrais tout de m�me pr�ciser pour �viter toute confusion que si j�explique le ph�nom�ne d�islamisation dans le monde d�aujourd�hui, je n�en excuse pas pour autant les pratiques, notamment le terrorisme aveugle aussi bien au plan international que dans le cas de l�Alg�rie qui a �t� martyris�e des ann�es durant. Au demeurant, je pense fondamentalement que ces pratiques extr�mes, que d�aucuns consid�rent qu�elles furent manipul�es, ne font qu�aider, par leur barbarie pass�e ou pr�sente, les extr�mismes de droite au sein des soci�t�s occidentales dont le score �lectoral est en train de monter partout aux Etats-Unis comme en Europe. Pourquoi l�Alg�rie est-elle devenue un enjeu religieux entre islamisme et �vang�lisation ? Je ne connais pas bien ce dossier mais j�ai �t� assez satisfait d�apprendre que les jeunes Alg�riens qui ont �t� emprisonn�s, les uns pour avoir enfreint le car�me du Ramadan, les autres, pour s��tre convertis au catholicisme, ont �t� lib�r�s. Je trouve que � la fois les avocats de la d�fense et la soci�t� civile elle-m�me ont fait montre d�une grande maturit� d�esprit et je m�en f�licite pour mon pays. Cela d�ailleurs m�autorise � faire justice � quelques-uns de nos compatriotes qui, tout en �tant chr�tiens ou juifs, sont rest�s alg�riens jusqu�� aujourd�hui. Cette nationalit�, ils l�ont conquise de haute lutte pour avoir particip� � la lutte de lib�ration nationale. Certains furent ex�cut�s par le pouvoir colonial, d�autres morts au maquis, d�autres enfin ont connu la ge�le fran�aise. Ces gens nous les connaissons. La Constitution alg�rienne dans son article 2 ne leur rend pas justice, puisqu�elle stipule que l�islam est la religion d�Etat. On pourrait imaginer une disposition qui puisse dissiper ce malentendu. Rien de tout cela n�est explicit� � nos enfants dans les �coles. Ce qui accro�t les quant � soi et les tendances claniques ou int�gristes. N�anmoins, les soubresauts d��vang�lisation qui se manifestent ici ou l� ne me paraissent pas relever d�une conviction r�elle et sinc�re qui consiste � opter pour une religion en en abandonnant une autre. Partant du principe que toutes les religions monoth�istes se ressemblent quant � leur fondement doctrinal, en d�pit des divergences que les seules contingences de l�histoire sont � m�me d�expliquer, je suis enclin � penser que des motivations plus �pragmatiques� sont � l�origine de ces conversions. Il se peut que je ne sois pas suffisamment inform� pour y trouver d�autres raisons que celles que je viens d��voquer. Comment pouvez-vous juger de la sinc�rit� ou non de ces conversions ? Le sociologue que je suis a l�habitude de ne pas se fondre en conjectures sur des �v�nements contemporains sans s�atteler � l�enqu�te. Celle-ci consiste en l�occurrence en compilation d�archives et en travail de terrain sur l�ampleur du ph�nom�ne de conversion : est-il localis� dans une r�gion particuli�re, ou conna�t-il une dispersion � travers le pays ? Quelle en est l�ampleur statistique, de m�me quelle en est l��volution au cours de ces dix ou vingt derni�res ann�es ? Quand ce mouvement a-t-il �pris� de mani�re significative, autrement dit dans quel contexte faut-il le situer, quelles classes d��ge concerne-t-il prioritairement, s�agit-il de personnes d�class�es, sans travail, ou d�socialis�es (vivant seules ou �loign�es de leur famille), s�agit-il d�une �lite dipl�m�e, ou de la pl�be rurale, urbaine, ou les deux � la fois ?, etc. Vous comprenez que pour r�pondre � toutes ces questions, il faille faire un travail de terrain cons�quent. Je ne sais pas s�il a �t� fait par les labos de recherche en Alg�rie, ou si des th�ses ont �t� r�dig�es sur le sujet ; cela est fort probable, mais je n�en suis pas au courant. Dans ces conditions, comment pourrais-je sp�culer sur les motivations en mati�re de conversion au christianisme. Par ailleurs, s�agitil de conversion au catholicisme, au protestantisme ou � l��glise anglicane dont le pros�lytisme r�cent semble avoir �t� signal�, non seulement en Alg�rie mais dans les pays voisins. Ce que je peux dire, en l�absence de ces �l�ments factuels, c�est qu�il y a une histoire des cultes pr�sents dans notre pays et que cette histoire n�est pas inint�ressante � rappeler. En effet, les traces de la christianisation qui s��tait faite durant le Bas-Empire, c�est-�-dire � une �poque o� Carthage et l�est de l�Alg�rie constituaient la centralit� essentielle de l��glise romaine (Saint Augustin, Saint J�r�me, Saint Cyprien, et autres �v�ques de Carthage) en raison de l�invasion barbare en Italie, ces traces semblent avoir disparu quasiment. Nous en avons quelques t�moignages arch�ologiques signal�s par l�ethnographie coloniale. Par contre, comme je l�ai dit plus haut, le juda�sme a connu une post�rit� plus p�renne � la fois dans les villes et dans les campagnes. Les populations berb�res juda�s�es (car il s�agit bien de juda�sation � une �poque ant�rieure au christianisme) se sont fondues dans les populations urbaines ou ont disparu depuis les ind�pendances. Quant � la christianisation men�e par les missionnaires de l��poque coloniale, elle a donn� ses effets dans certaines r�gions d�Alg�rie, notamment dans la r�gion d�Al- Asnam (El-Ateuf), et surtout en Kabylie. Ce serait alourdir cette interview que de revenir sur les circonstances du projet colonial relatif notamment � la Kabylie. J�invite tous ceux qui s�y int�ressent � lire l�ouvrage de synth�se tout � fait louable de l�historienne am�ricaine Patricia M. E. Lorcin, intitul� Kabyles, Arabes, Fran�ais : identit�s coloniales (�d. Pulim). Il ressort de cet �pisode qui va camper la deuxi�me moiti� du XIXe si�cle, que le travail des missionnaires a �t� essentiellement un travail de prise en charge des familles d�munies, des cas sociaux, en s��rigeant en �DASS �cum�nique�. Ce probl�me n�est pas nouveau et sera repris par nos islamistes du d�but des ann�es 1990. Il est d�ailleurs curieux de remarquer que c�est toujours la pl�be laiss�e pour compte qui constitue le vivier des conversions. Cette reconnaissance du ventre, on la retrouvera avec le ph�nom�ne des �conversions� au contingent des harkis durant la guerre d�Ind�pendance. Il n�y a pas eu de harkis parmi l��lite urbaine que je sache, sauf cas d�esp�ce. Ce sont ceux qui ont �t� le moins servis par l��uvre coloniale qui se sont pr�t�s � une telle all�geance. Ce n�est pas un des moindres paradoxes que celui des ph�nom�nes de �conversion� quelle que soit la nature de celle-ci, qu�elle soit s�culi�re ou religieuse. Mais il y a eu des promotions qu�il ne faut pas oublier. Beaucoup parmi ces convertis au christianisme ont b�n�fici� gr�ce aux P�res blancs d�une scolarit� exemplaire, et ont connu des trajectoires professionnelles, politiques ou litt�raires �difiantes. Je pense � la famille Amrouche et � Jean en particulier dont l�engagement aux c�t�s du peuple alg�rien pour l�ind�pendance de son pays n�est pas � d�montrer. On peut �voquer les Aoud�a dont le fameux inspecteur d�Acad�mie assassin� par l�OAS � c�t� de Mouloud Feraoun, Max Marchand, etc. Donc, ne faisons pas d�amalgame, car les conversions au christianisme ne pr�jugent pas des choix et des engagements politiques et id�ologiques qui peuvent �tre tout � fait atypiques au regard de l�appartenance religieuse. Le probl�me est donc celui de la motivation dans le contexte pr�sent. Si je n�ai pas de r�ponse, faute d�enqu�tes, je peux n�anmoins poser un paradoxe qui peut nous aider � trouver une r�ponse � ce dilemme, peut-�tre. En effet, comment expliquer qu�en France, on assiste � un regain d�islamisation, voire de conversion � l�islam de la part de ressortissants fran�ais de souche, notamment dans les quartiers p�riph�riques de Paris et d�ailleurs, sinon comme un moyen peu orthodoxe d�affirmer une identit� minoritaire et marginalis�e afin de se rendre visible, essentiellement sur le terrain politique (la religion servant de simple pr�texte) ? Ce qui se passe en Alg�rie semble-t-il (conversions au christianisme), et ce qui se passe en France rel�vent de ce que Georges Gurvitch appelait �r�ciprocit� de perspectives�. Je pense que l�acte de conversion peut �tre consid�r� comme l�arme ultime pour sinon se faire reconna�tre, du moins signaler son existence. Quelles lectures peut-on faire du conflit des g�n�rations ? La seule lecture est que les a�n�s ont tout rafl� au nom de leurs hauts faits d�armes r�els ou pr�sum�s durant la guerre de Lib�ration et que les jeunes se trouvent fort d�munis. Le probl�me est que le principe de la l�gitimit� a longtemps prim� sur celui de la comp�tence ou de la probit�. L�Alg�rie a connu deux coll�ges, comme du temps de la France. Le second coll�ge c�est pr�cis�ment celui des jeunes. A cela s�ajoute le fait que les dipl�mes acquis dans les universit�s sont en totale d�connexion avec le march� du travail. Comment l�universit� alg�rienne peut-elle retrouver un niveau plus acceptable ? C�est un accouchement douloureux qui attend l�universit� alg�rienne. Pour avoir �t� invit� � donner des cours dans des formations doctorales aussi bien en Alg�rie, au Maroc qu�en Tunisie, au cours de ces derni�res ann�es, je me rends compte � quel point les jeunes sont conscients des lacunes qui sont les leurs et surtout la marque de reconnaissance qu�ils nous t�moignent quand ils estiment que nous avons tout simplement rempli notre mission. Je dois dire que ces moments de gr�ce m�emplissent d�une profonde �motion car je n�ai plus retrouv� ce rapport depuis longtemps, en tout cas ici en France o� les �tudiants sont de plus en plus �aseptis�s� par l�enseignement qui leur est dispens�, et ce, quel que soit la qualit� du contenu p�dagogique. Ici, c�est le �r�gime sans sel�� Enfin, pour revenir � l�Alg�rie, et sans donner dans la langue de bois, il faut que l�Universit� s�investisse d�universitaires ; pour cela, il faudra que ces derniers retrouvent leur vocation, voire leur sacerdoce, par le respect qui leur est d� et la dignit� qui doit leur �tre reconnue par les ma�tres d��uvre.