C'est le sociologue et mélomane Nadir Marouf qui a bien cerné le champ d'intervention de ce que peut être une discipline dans un pays qui cherche ses repères identitaires. Dans une étude intitulée “Le fait colonial au Maghreb : ruptures et continuités”, il relève “les travaux significatifs de Ali Merad, Omar Carlier, Mohamed el Korso, Abdelkader Djeghloul, Fanny Colonna…” Dans cette constellation de noms évoqués par l'auteur de Lecture de l'espace oasien, il y a bien sûr Abdelkader Djeghloul, qui brille intensément. Dont le parcours est des plus denses et l'œuvre des plus éparses. Si Djeghloul n'a pas laissé pour la postérité un ouvrage culte qui marque les générations, il n'en demeure pas moins qu'il a laissé une somme d'écrits remarquables nourris par la réflexion et le sens de l'analyse. Cette accumulation d'idées au fil du temps et des évènements est aussi une œuvre ; celle d'un homme qui est, quelque part, le continuateur du texte fondateur de Mostefa Lacheraf, Algérie, nation et société. La rétrospective d'histoire sociale entamée par Lacheraf ressemble à celle de Djeghloul. Car, en définitive, les mêmes débats qui ont prévalu à une certaine époque sont toujours là. Ce qui a été formulé avec acuité, l'un par un éminent professeur, l'autre par un observateur sagace, garde toute sa pertinence. À un nationalisme sectaire, buté, Lacheraf préfère opposer une approche plus généreuse et plus éclairée, “dans le mouvement respectueux des différences”. Les sociétés ne peuvent avancer que si elles se départissent de la paresse intellectuelle, rattrapent vite les énormes retards culturels. Lacheraf préconise l'art, la science et la connaissance comme vertu prophylactique pour sortir du sous-développement culturel et économique ; il y a lieu d'entreprendre, selon le jargon d'aujourd'hui, “une mise à niveau”. L'équilibre positif et harmonieux à établir entre l'espace et le peuple qui l'habite, selon les vœux de Lacheraf, trouve sa substance dans l'éclairage historique apporté par le sociologue Djeghloul. Quid de l'entité algérienne ? En filigrane des écrits du chercheur oranais, il y a ce travail entrepris sur Ibn Khaldoun, lequel nous a laissé un héritage inestimable. Le père de la Muqqadima était mû par le sens de l'observation. Il portait un intérêt particulier à son propre environnement social et géopolitique. Cela n'allait pas sans esprit critique. La démarche khaldounienne est plus que jamais d'actualité : comment être de notre temps sans oublier nos racines et notre âme ? Comment arriver à une méthodologie novatrice pour établir l'état des lieux de la culture algérienne ? Indéniablement, Djeghloul était un fervent défenseur de l'idée d'Etat-Nation. Il y puisait toute son énergie. Le fait d'avoir choisi, d'emblée, de préparer sa thèse universitaire sur Ibn Khaldoun, le précurseur de la sociologie moderne, est un indice suffisant sur les intentions premières de Abdelkader Djeghloul. “Cantonnée dans la sphère journalistique, la critique du savoir colonial renvoie à Ibn Khaldoun. Mais l'exploration de la fécondité de l'héritage khaldounien sera en Algérie d'abord le fait d'intellectuels français, avant l'intervention d'un jeune philosophe algérien, formé à l'Université d'Alger après l'indépendance, Abdelkader Djeghloul qui publie Trois études sur Ibn Khaldoun (en 1980)”, note Monique Gadant, l'auteure de Parcours d'une intellectuelle en Algérie : nationalisme et anticolonialisme. C'est vrai que les travaux de Georges Labica et Yves Lacoste étaient instructifs à plus d'un titre. Il fallait aussi un regard du dedans, d'un intellectuel autochtone qui puisse expliquer pourquoi, par exemple, il y a eu effritement de l'empire almohade, pourquoi il y a eu effritement et plus tard colonisation. Certes, il y a l'œuvre de Maghrébins qui ont déjà balisé le terrain tels Abdallah Laroui et Malek Bennabi. L'outil théorique ne va pas manquer à Abdelkader Djeghloul puisque, comme nombre de ses pairs, il va puiser dans les acquis de l'Ecole des annales, représentée par Fernand Braudel, dans le matérialisme historique, etc. Il va aussi s'imprégner des expériences des autres, au contact de la réalité, et là on peut citer Frantz Fanon, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayed. Les problèmes de décolonisation et les évènements de Mai 1968 vont agir comme des détonateurs pour le renouvellement des valeurs établies et de l'ordre des choses. Djeghloul va forger des concepts comme “résistance-refus”, “résistance-dialogue” qui seront repris par des universitaires tels Ferenc Hardi. Concepts appliqués à un des représentants de l'aristocratie algérienne Mohamed Ould Chiekh et Rabah Zenati, tous deux devenus écrivains. Dans son ouvrage Le roman algérien de langue française de l'entre-deux-guerres, Ferenc s'inspire d'un article écrit par Abdelkader Djeghloul dans Algérie Actualité, en 1979, intitulé “Si M'hammed Ben Rahal (1857-1928), la résistance-dialogue d'un notable de Nedroma”. Dans Hors-la-loi, violence et pouvoir colonial en Algérie au début du XXe siècle : les frères Boutouizerat (Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, volume 38, 1984), Djeghloul traite des bandits d'honneur, “forme particulière de violence rurale”. Là, c'est le sociologue qui parle, qui applique “la grille de représentation d'Hobsbawan aux conditions coloniales”. Il ne s'agit pas d'un simple récit anecdotique. Djeghloul prend l'exemple de ces frères, non comme un simple fait divers, mais comme un prélude à un travail en profondeur sur les exactions coloniales. En faisant des recoupements avec des articles de l'Echo d'Oran et Les mémoires de Messali, il inscrit cela “dans des espaces multiples de signification”. Le fait divers devient un fait d'Etat. Pour Djeghloul, “il faut attendre la fin des années vingt pour que le temps des hors-la-loi laisse place à celui de la socialisation politique des campagnes par les appareils du mouvement national”. Les préfaces qu'il a écrites il y a peu de temps, accompagnant des œuvres rééditées par l'Anep en 2006, sont des plus significatives. Notamment pour expliquer on ne peut mieux l'itinéraire des acteurs et témoins de la vie politique et culturelle algérienne entre 1830 et 1962. Sans exclusive, fort heureusement, puisque l'on retrouve aussi bien Mostefa Lacheraf que Malek Bennabi. C'était un touche-à-tout, mais surtout pas un bricoleur. Mais que fait-il, lui, l'intellectuel à l'esprit cartésien, manipulateur de concepts, dans cette photo en noir et blanc, prise à Montpellier en 1986, aux côtés de deux poètes, Tahar Djaout et le Marocain Abdelatif Laâbi ? En tout cas, ce n'était pas une coïncidence. Cette photo est là pour nous signifier que Djeghloul, avec une tignasse en perdition, est aussi un homme de culture et qu'il a sa part dans l'univers du ludique et de la subjectivité. Ceux qui connaissent Dionysos, savent ce que c'est que la vie. Et puis n'oublions pas que Djeghloul est l'auteur de Fragments d'itinéraire journalistique, un recueil d'articles écrits par l'enfant d'Oulkhou. Cette proximité avec Djaout remonte à une vieille complicité, qui a débuté dans la rédaction d'Algérie Actualité, du temps de Zouaoui Benhamadi, et, en France, par le biais d'Actualité de l'Emigration, l'organe de l'Amicale des Algériens en Europe. Le système algérien n'était pas à un paradoxe près. Pourquoi ces Fragments ? Djeghloul, comme pour dire qu'on ne jette pas le passé de l'Algérie avec l'eau du bain, fait remarquer : “Ces fragments d'itinéraire journalistique auront au moins pour effet de rappeler aux plus anciens, qui sont parfois tentés de l'oublier, et d'informer les plus jeunes, qu'il fut un temps, pas si lointain, à l'époque si décriée, souvent à juste titre, de l'Etat-parti unique, où une pléiade de spécialistes talentueux, permanents ou collaborateurs extérieurs, faisait un journalisme culturel de qualité dans les colonnes d'Algérie Actualité, mais aussi de Révolution africaine, de la revue Les deux écrans et même du quotidien El Moudjahid.” Si on fouille bien dans les archives, on retrouvera cette fois-ci non pas une simple photo, mais un article de fond, publié en 1988 dans le Magazine littéraire, sur un livre d'un autre écrivain marocain, atypique celui-là, en l'occurrence Driss Chraïbi. La parution d'Enquête au pays, une trame policière, est saluée comme un fait inédit et novateur par Djeghloul. Chraïbi est une icône de la littérature maghrébine, son œuvre est traversée par des questionnements sur le pouvoir, la religion et l'identité spoliée ; il est loin du style carte postale d'un Tahar Ben Djelloun. C'est ça qui intéresse Djeghloul : la question lancinante de l'identité en butte aux différents autoritarismes ; formulée, de surcroît, par un empêcheur de tourner en rond. N'a-t-il pas déjà interviewé le grand Kateb Yacine ? Celui-là même qui a largement influencé les Driss Chraïbi et Mohammed Khaïr Eddine. Djeghloul débusque l'homme de lettres, là où il est. Il veut comprendre l'itinéraire des uns et des autres. Il avait réalisé en juillet 1987 une interview avec Mouloud Mammeri qui devait paraître dans Actualité de l'Emigration, mais elle ne sera publiée qu'à la mort de l'auteur de la Colline oubliée. Le texte, ayant pour titre “Le courage d'un intellectuel lucide marginalisé”, a été longtemps censuré. Dans la revue Awal, Djeghloul rappelait les difficultés que rencontrait l'écrivain, rapporte Nadjia Lacette Tigziri, dans son mémoire de DEA. Que dire des premiers romanciers algériens ? Un article paru dans le Quotidien d'Oran rectifie certaines erreurs d'appréciation. “À noter que Abdelkader Djeghloul s'inscrit en faux (…), pour lui, comme pour d'autres, la littérature algérienne d'expression française débute avant et ne commence pas, comme certains l'écrivent, avec Mouloud Feraoun, ni même avec Taos Amrouche”, y lit-on. Selon Djeghloul, “elle débute dès la fin du XIXe siècle. La première nouvelle, la Vengeance du cheikh, de Rahal date sans doute de 1891. Il est probable que le premier roman au sens strict du terme date de 1912 (Bouri Ahmed, Musulmans et chrétiennes, publié en feuilleton dans le journal El Hack - 1912). Les années vingt sont marquées par l'apparition sur la scène littéraire du premier noyau d'écrivains algériens...” Evoquant Chukri Khodja, “un romancier de l'identité perturbée et de l'assimilation impossible”, dans Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1984, Djeghloul note que les premiers romanciers en langue française ont écrit pour “dire l'Algérie avec les yeux de la France et dire à la France une Algérie existant autrement que comme simple province française”. Dans l'interview qu'il a accordée à Algérie Actualité, en janvier 1982, avec pour titre accrocheur “Intelligentsia ou intellectuels ?”, Djeghloul abordait justement cette question des élites face à leur société et au pouvoir. Le débat a duré plus de cinq mois, c'était un thème inédit et brûlant. En substance, il y était dit que les élites algériennes, moins tributaires du passé – contrairement en Tunisie et au Maroc – doivent quelque part inventer un projet de société. Djeghloul parle d'une “élite suspendue dans le vide” ; ce qui était un avantage et un handicap. Il n'y avait pas comme au Maroc des maîtres-à-penser comme Abdallah Laroui, à titre de référence. Ou comme en Europe, chez les intellectuels de gauche, des gens comme Sartre, Althusser, Gramsci. Cet intérêt pour les élites était constant chez Djeghloul. Ne lui doit-on pas, “La formation des intellectuels algériens modernes, 1880-1930”, une étude parue en 1985 dans Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques ? Il a bien eu des petites niches dans les pages Livres du Monde diplomatique. Il a creusé des sillons ici et là. Il y a ceux qui le détestent, bien sûr, et ceux qui lui en sont reconnaissants. “Lorsque je lui ai adressé des exemplaires de mes ouvrages consacrés au Dr Abdelaziz Khaldi et à Mohamed Hamouda Bensaï, deux intellectuels algériens outragés et ensevelis, révèle Rabeh Sebaâ, il m'a téléphoné pour me dire : ‘ce que vous faites est formidable'. Je lui ai répondu que nous travaillons, tous, pour la renaissance intellectuelle de l'Algérie. Cela l'avait beaucoup enchanté.”