[email protected] Les mouvements de col�re qui traversent le monde arabe n�ont pas fini de produire leurs effets. Le d�part de Ben Ali et de Moubarak, la situation peu enviable de Kadhafi, la poursuite de la contestation � Bahre�n, Oman, Y�men, Syrie, ont mis en avant le poids d�une cha�ne satellitaire, pourtant financ�e par un r�gime qui ne peut, loin de l�, pr�tendre donner des le�ons aux autres en mati�re de droits de l�Homme. On a l�impression d�assister � une gestion �live� (en direct) de ces mouvements � partir de Washington, � travers Al Jazeera. Ces mouvements s�apparentent fortement, � bien des �gards, � une revanche des �mirs, au sens propre (de chefs d�Etat du Golfe), comme au figur� (de leaders terroristes). Un intellectuel arabe nous rafra�chit la m�moire en revenant sur des �v�nements ant�rieurs, �des r�bellions, sans doute plus modestes dans leurs objectifs et ind�niablement moins remarqu�es par les m�dias du monde entier�. Son �tude revient sur ce qu�il appelle les �r�bellions oubli�es du monde arabe�(*). De quoi s�agit-il ? Pendant des ann�es, des travailleurs, originaires en majorit� des pays d�Asie du Sud, sont descendus dans les rues aux Emirats arabes unis sans qu�aucune image, reportage ou autre couverture m�diatique n�en fasse �tat. Quelles ont �t� leurs revendications et pourquoi ont-elles �t� ignor�es ? s�interroge l�auteur de l��tude, Ahmed Kann. A ses yeux, les Etats ou �familles- Etats� de la r�gion du golfe Persique ont remarquablement r�ussi � se draper des �brumes du mythe et de l'id�ologie�, � faire accepter leurs familles dirigeantes, � instaurer leur h�g�monie par la persuasion culturelle (notamment une �fausse arabit� authentique�), � se cr�diter de l�id�e qu�elles �taient capables �d'apporter la modernit� � des tribus r�trogrades �. Il faut dire que les agents de Sa Majest�, l�ancienne puissance coloniale, ont durablement positionn� leurs pions : les Hach�mites du Hedjaz, les Al Saud du Najd, Al Sabah du Kowe�t, Al Maktoum de Duba� et, enfin, Al Bu Said d'Oman dont le sectarisme institutionnalis� a marginalis� la majorit� chiite. Leur alliance avec les soci�t�s p�troli�res am�ricaines a �t� plus forte que toutes les r�voltes indig�nes. �Ces r�voltes, souvent dirig�es par des commer�ants, des technocrates, ou des �tudiants, ont souvent impliqu� la participation de travailleurs. � Oui, aussi �tonnant que cela puisse para�tre, les travailleurs saoudiens, par exemple, se sont r�volt�s contre Aramco, du temps de Jim Crow d�j�, dans les ann�es 1940 et 1950. Ces derniers mois, � Oman, les travailleurs contestent la stagnation des salaires, l�inflation galopante et leur exclusion de l'emploi ; leurs manifestations ont �t� accueillies par des balles r�elles et des gaz lacrymog�nes, tuant une quinzaine de gar�ons de huit ans. A Bahre�n, Al Khalifa a re�u du renfort policier saoudien pour �liminer toute menace � son h�g�monie. Le troc rente p�troli�re/paix sociale continue � produire ses effets mais il y a un hic : les travailleurs �trangers, tr�s actifs dans la construction ou l'entretien des infrastructures urbaines, �esclaves salari�s passifs dans l'imaginaire populaire�, donnent de plus en plus de la voix. A Duba�, il a �t� enregistr� au moins neuf mouvements de gr�ve des travailleurs en seulement un mois, entre septembre et octobre 2005. L�ampleur de la protestation a vari� en taille de dix � environ 1 000 travailleurs. En mars 2008, 1 500 ouvriers asiatiques, dits �� bas salaires�, ont observ� un mouvement de gr�ve, suivi peu apr�s par 3 000 travailleurs de l'�mirat de Ras Al-Khaimah, situ� juste � l'est de Duba�. Il arrive, parfois, que la contestation soit plus impressionnante, comme � la fin de l�ann�e 2007 lorsque 30 000 travailleurs ont bloqu� pendant 10 jours l�entreprise de construction Duba� Arabtec. M�me handicap�s par leur statut d��trangers, ils n�ont �galement pas �t� en marge du �Printemps arabe�. En d�cembre et janvier derniers, en �cho aux r�volutions tunisienne et �gyptienne, pr�s d'un millier de travailleurs ont occup� et bloqu� un rond-point dans une zone industrielle de Duba�. Tous ces mouvements sociaux, o� le r�le des �trangers est pr�pond�rant, ont une seule et m�me revendication : bien-�tre mat�riel et dignit�. Non-paiement des salaires, camps de travail et confiscation de passeports sont les quelques signes d�gradants les plus apparents d�un traitement inhumain. La classe ouvri�re �trang�re est �repr�sent�e comme exposant les �mirats arabes unis au sida, � la tuberculose, � l'h�patite B et la l�pre�. Elle est carr�ment �maudite� comme �le plus bas des bas�. Dans Duba�, par exemple, elle est soit entass�e dans un vaste tissu de camps de travail, � la p�riph�rie de la ville, soit abrit�e dans la sph�re domestique de la maisonn�e, au statut informel et temporaire, priv�e de citoyennet� et de droits �conomiques, expos�e aux actes les plus arbitraires. La culture locale associe �galement � hypocritement � � de �l�impuret� (au sens propre et figur�) des emplois comme ceux des �trangers domestiques, particuli�rement vuln�rables parce que coupables d'immoralit� sexuelle et de prostitution. En attendant de moderniser leurs l�gislations du travail, les monarchies arabes font dans ce que les ONG qualifient d�esclavage �moderne�, si tant est que ce syst�me peut �tre de notre temps. �Il est significatif que les travailleurs domestiques sont la seule cat�gorie d'�trangers autoris�s � acc�der � l'espace priv� du domicile (chambres, salles de bains) ; ailleurs ils sont invisibles, au double plan cognitif et spatial. Ahmed Kann ne s��tonne pas que les m�dias de ces micro-dictatures, si prompts � donner des le�ons aux autres pays, tendent � ignorer la contestation dans leur couverture, notamment en langue arabe. Ils �n�ont jamais pris la peine de parler aux travailleurs impliqu�s dans des gr�ves�. Leurs journalistes ont syst�matiquement choisi, au contraire, un fonctionnaire de l'Etat ou un responsable municipal, le commissaire de police locale ou un universitaire dit �expert� pour parler au nom des travailleurs. Mis � part le microcosme des droits de travail de droits de l'Homme ou quelques blogueurs dispers�s, les travailleurs sont �presque toujours� associ�s � �une menace ou une nuisance publique�. Pourquoi ce consensus apparent que les travailleurs ne peuvent pas ou ne devraient pas parler en leur nom propre ? Au-del� des travailleurs �trangers qui finiront par �retourner dans leur propre pays�, c�est de la classe moyenne que le vent du changement viendra, port� par une revendication �de dignit� et de justice�. �Le Printemps arabe a �t� un hiver froid pour les citoyens du Golfe�, conclut Ahmed Kanna. A. B. (*) Ahmed Kanna, The Arab World�s Forgotten Rebellions : Foreign Workers and Biopolitics in the Gulf, Samar, South Asian Magazine for Action and Reflection, May 31, 2011.