Le Soir d�Alg�rie a publi� dans son �dition du 12 janvier 2012 un texte de l�historien Hassan Remaoun de l�universit� d�Oran, o� il apporte son soutien au g�n�ral Khaled Nezzar dans l�affaire de la plainte d�pos�e contre lui en Suisse. Il est surprenant qu�un intellectuel se porte au secours d�un g�n�ral qui a exerc� de hautes fonctions dans un pouvoir ex�cutif qui a toujours refus� l�autonomie des deux autres pouvoirs constitutifs de l�Etat de droit : le l�gislatif et le judiciaire. Certes, l�orgueil national du citoyen alg�rien est froiss� quand un grand commis de l�Etat comme Khaled Nezzar est convoqu� par un juge d�un pays �tranger. Cet orgueil aurait cependant �t� flatt� si un juge en Alg�rie avait instruit l�affaire en toute ind�pendance. Il me semble que Nezzar n�a pas besoin de soutien id�ologique dans cette affaire judiciaire. Une plainte a �t� d�pos�e contre lui, et il sera accus� ou innocent� sur la base de la mat�rialit� des faits. Car Hassan Remaoun ne dit pas un mot sur les faits reproch�s, av�r�s ou imagin�s, comme si, pour lui, torturer �un islamiste qui allait mettre en danger la nation� est en dehors de l�empire du droit. Dans cette conception, la finalit� du politique n�est pas la gestion de la cit� en consid�rant ses membres comme des sujets de droit, mais plut�t l�affirmation de la sup�riorit� de la nation, construction sociale, sur les individus en chair et en os qui la composent. Cette conception refoule la question douloureuse de la torture parce qu�elle r�ifie la nation, servie comme une entit� mystique par un clerg� s�culier. La primaut� de la nation sur l�individu rel�ve, quoiqu�en dise Hassan Remaoun, de l�imaginaire religieux du Moyen-�ge et r�unit des croyants pr�ts � trouver des victimes expiatoires � offrir � la divinit� terrestre. La nation extatique a des ennemis diaboliques int�rieurs et ext�rieurs : hier c��tait l�opposant au leader charismatique et l�imp�rialisme, et aujourd�hui, c�est l�islamiste et la justice internationale. Cinquante apr�s l�ind�pendance, le d�lire reste le m�me, et ce sont seulement les mots qui changent. Je ne dis pas que la nation n�existe pas ou qu�elle n�a pas d�ennemis � l�ext�rieur. Je dis seulement que la nation existe dans le corps de ses membres et quand l�un d�eux est tortur�, c�est une partie de la nation qui est tortur�e. La nation n�est pas une id�e mystique ; c�est une r�alit� sociologique � laquelle s�identifient ses membres qui s�organisent en Etat de droit o� les pouvoirs ex�cutif, l�gislatif et judiciaire sont s�par�s. L� o� ils ne sont pas s�par�s, la torture existe potentiellement, m�me si les textes officiels l�interdisent. Il est probable que Khaled Nezzar n�a rien � voir avec la torture et qu�il n�a pas donn� des directives �crites � ses subordonn�s pour utiliser la torture ; mais il �tait � la t�te d�une administration pour qui la torture n�est pas un d�lit grave. La priorit� pour cette administration �tait de maintenir en place un pouvoir qui pr�tendait incarner la nation et tout le reste �tait secondaire. Cela ressort clairement du texte de Remaoun qui est outr� qu�un juge, �tranger de surcro�t, s�attarde sur des questions secondaires pour inculper un homme qui a sauv� la nation de �la barbarie int�griste�, comme si c��tait moral de la combattre avec la barbarie du tortionnaire z�l�. Cet imaginaire politique marqu� par la mystique �tait plus ou moins justifi� au lendemain de l�ind�pendance et de la guerre de Lib�ration. Des intellectuels lui ont donn� une aura acad�mique sous le discours tiers-mondiste et populiste � l�ombre desquels des dictateurs locaux paraissaient comme des r�volutionnaires. Quelques d�cennies plus tard, les soci�t�s se sont aper�ues que Nasser, Boumedi�ne, Kadafi, Saddam� avaient men� leurs pays vers l�impasse. Ils �taient tous caract�ris�s par l�hostilit� � l�institutionnalisation des rapports d�autorit�. Ils n�aimaient pas le droit et ne l�acceptaient que lorsqu�il leur fournissait le cadre l�gal pour r�primer. C�est cette structure id�ologico- politique du tiers- mondisme et du populisme qui transforme n�importe quel agent des services de s�curit� en tortionnaire potentiel et n�importe quel fonctionnaire en candidat � la corruption. Hassan Remaoun refuse la limitation institutionnelle des pr�rogatives des agents du pouvoir ex�cutif ; il refuse que le droit leur pose des limites parce qu�il consid�re que leur mission est sacr�e. L�habitus religieux n�est pas que chez les islamistes. Il existe aussi chez ceux qui r�ifient des constructions sociales au d�triment du droit naturel des individus � la vie et � leur int�grit� physique. C�est ainsi que pour lui, le juge suisse a blasph�m� en convoquant le g�n�ral Nezzar et a port� atteinte au caract�re sacr� de la nation et � son clerg� s�culier. Pour lui, il y a des hommes dont la mission les prot�ge du droit et du jugement des hommes. Cette conception archa�que du politique est � l�oppos� du droit moderne, en particulier du droit international qui a connu des �volutions notoires sur le plan philosophique et sur le plan institutionnel, donnant � la notion de souverainet� nationale un sens plus pr�cis et un contenu plus humain. Hassan Remaoun est en retard quand il d�fend la conception westphalienne de la souverainet� nationale, remise en cause par la philosophie moderne du droit � laquelle a adh�r�, il faut le rappeler, la d�claration du 1er Novembre 1954 du FLN. Cette philosophie juridique n�est pas en contradiction avec notre histoire et notre r�volution de Novembre 1954. Il faut rappeler que les vaillants diplomates du FLN (M�hamed Yazid, Chanderli, Bouattoura�) ont battu diplomatiquement la France coloniale en utilisant les textes juridiques du droit international. A l��poque de la guerre de Lib�ration, la France coloniale se r�fugiait derri�re l�argument sp�cieux de �souverainet� nationale� pour s�opposer � tout d�bat � l�ONU sur les crimes que son arm�e commettait en Alg�rie. Les diplomates du FLN avaient alert� la communaut� internationale que la France commettaient des crimes de guerre et des crimes contre l�humanit� en Alg�rie et que les Alg�riens avaient le droit de s�organiser en Etat-nation ind�pendant. Depuis, l�Alg�rie fait partie de la communaut� internationale � laquelle elle est li�e par des instruments juridiques qu�elle a ratifi�s, et aussi par des valeurs qu�elle partage. Est-ce que dans notre culture, dans notre religion, la torture est admise ? La D�claration universelle des droits de l�homme adopt�e par l�ONU en 1948, � laquelle l�Alg�rie a adh�r�, pose les jalons d�une double appartenance de l�individu. Celui-ci est citoyen de son pays, prot�g� par les lois de son Etat, et il est aussi membre de l�humanit� qui a le devoir de le secourir en cas de violation de son droit naturel � la vie et � l�int�grit� physique. La communaut� internationale a pris conscience que l�individu a une double appartenance : celle de son groupe national et celle qu�il partage avec tous les hommes sur terre. Cela signifie que si un citoyen est victime dans ses droits naturels fondamentaux de la part des appareils d�Etat de son pays, la communaut� internationale a le devoir de le prot�ger et de lui venir en aide en tant qu�il appartient au genre humain. Torturer un Alg�rien ou un Congolais, c�est commettre un crime contre toute l�Humanit�. Inspir�s par la philosophie du droit de Kant, les juristes comme Ren� Cassin, Mario Bettati, Mireille Delmas- Marty, Ali Yahya Abdennour� souhaitent donner aux citoyens des Etats une seconde appartenance en tant qu�ils sont aussi des sujets de la communaut� internationale. Avant d��tre Alg�rien, Ivoirien ou Br�silien, l�individu est d�abord un �tre humain dont le droit � la vie et � la dignit� est garantie par le genre humain dont il est membre. Cette double citoyennet� (nationale et internationale) heurte la conception westphalienne des relations internationales, mais si l�on consid�re que la souverainet� est soumise au droit international, et que la norme internationale pr�vaut sur la norme interne, l�intervention d�un juge �tranger peut avoir une base juridique pour peu que le droit interne la pr�voie dans ses dispositions. Est-il l�gitime qu�un juge d�un pays �tranger inculpe un citoyen alg�rien ? Oui parce que l�Alg�rie, en tant qu�Etat et en tant que collectivit� humaine, fait partie de la communaut� internationale sur la base de valeurs universelles qui ont trouv� leur traduction juridique dans les nombreux instruments internationaux que l�Alg�rie a ratifi�s et qui font partie d�sormais de son droit interne. La communaut� internationale s�est dot�e d�un certain nombre d�instruments juridiques (convention du 9/12/48 sur la r�pression du crime du g�nocide, les pactes internationaux sur les droits de l�homme du 16/12/1966, la Convention contre la torture de 1984, la Convention relative aux droits de l�enfant de 1989, etc.) que l�Etat alg�rien a sign�s et qu�il a promulgu�s comme normes juridiques. Il est �tonnant qu�un universitaire de l�envergure de Hassan Remaoun ignore les engagements de l�Etat alg�rien et soit dans l�ignorance totale de l��volution du droit international, �volution qui a abouti � la cr�ation du Tribunal p�nal international auquel l�Alg�rie a adh�r�, ce qui est � son honneur. Il y a de plus en plus d�instruments juridiques internationaux que l�Alg�rie a ratifi�s et qu�elle est dans l�obligation de faire respecter dans son territoire. On ne peut pas, d�un c�t�, signer la convention internationale sur la torture et, d�un autre c�t�, autoriser ou fermer les yeux sur les pratiques de torture par des fonctionnaires des services de s�curit�. En la mati�re, il y a seulement deux cas de figure et non pas trois. Soit l�Etat alg�rien fait respecter cette convention comme norme juridique interne � l�empire du droit en vigueur dans le pays, et dans ce cas, le juge suisse doit avoir l�aide du juge alg�rien dans cette affaire Nezzar ; soit l�Alg�rie d�nonce cette convention et invoque la notion de souverainet� nationale avec l�attribut de droit de vie et de mort sur ses citoyens. Par ailleurs, quand Hassan Remaoun invoque l�argument de la souverainet� nationale, il feint d�ignorer que ce concept est li� � la notion de souverainet� populaire que l�annulation des �lections de d�cembre 1991 a bafou�e. C�est pour le moins incoh�rent d�invoquer, d�une part, le principe de la souverainet� nationale et, d�autre part, d�approuver le coup d�Etat de janvier 1992 qui avait usurp� la souverainet� populaire confi�e � une monstruosit� juridique : le HCE. La souverainet� n�appartient pas aux appareils de l�Etat mais au peuple, et s�il y a quelqu�un qui lui a port� atteinte, c�est bien Khaled Nezzar en sa qualit� de �d�cideur� de l��poque, et non le juge suisse qui instruit la plainte contre lui. La mondialisation du droit se construit sur une conception plus rigoureuse de la souverainet� du peuple compos� d�individus aux droits inali�nables. Quand ces derniers sont victimes de tortures ou menac�s de mort, c�est leur Etat qui est comp�tent en la mati�re ; mais s�il est d�faillant, c�est � la communaut� internationale que revient la comp�tence de les prot�ger. Ceux qui soutiennent Khaled Nezzar dans ses p�rip�ties avec la justice suisse seraient mieux inspir�s de le d�fendre en tenant compte de l��volution in�luctable du droit international, sans chercher � affaiblir les liens juridiques entre l�Etat alg�rien et la communaut� internationale. Ils doivent comprendre une fois pour toutes que l�Alg�rie n�est pas la Cor�e du Nord et ne sera jamais la Cor�e du Nord. L. A. Dernier ouvrage : Alg�rie : chroniques d�une exp�rience postcoloniale de modernisation, Editions Barzakh, Alger, fin janvier 2012