Par Arezki Metref [email protected] Un �v�nement! A la hauteur de l��motion qu�il suscita, quand le th��tre national de l'Od�on � Paris, celui-l� m�me qui a r�v�l� Samuel Beckett ou Jean Genet, lui ouvrit ses portes le 13 f�vrier dernier. Mouloud Feraoun. Instituteur du bled, modeste, dont la plume tremp�e dans la sinc�rit�, permet � sa lucidit� d�exploser ! Comment ne pas �tre �bahi par les pages de son journal dont les notations quotidiennes, happ�es dans la tourmente de la guerre, continuent � r�sonner de toute leur ampleur aujourd'hui ? Un document de haut vol, �quivalent de Grandeur et mis�re du IIIe Reich de Berthold Brecht. Universel. C'est ce dont t�moigne le triomphe re�u � l'Od�on par Le contraire de l'amour, pi�ce tir�e du d�sormais c�l�bre journal de Feraoun, donn�e par la compagnie �Les Passeurs de m�moire�. Un tonnerre d'applaudissements � Samuel Churin, com�dien, qui par son interpr�tation, reconna�t et sert Feraoun comme un auteur universel, bien enracin� dans son terroir, ainsi qu�� Marc Laurens, violoncelliste, et � Dominique Lurcel, le metteur en sc�ne. Mais le triomphe fait par les quelque 800 spectateurs offrant un standing ovation de plusieurs dizaines de minutes et les cinq rappels aux artistes s�adresse d�abord aux �crits de Feraoun, � sa sensibilit� et � son courage de tout dire, y compris ses doutes et son incr�dulit�, tout au long d�une guerre qui a �branl� bien des certitudes historiques. Que ce discours soit abrit� par une institution parisienne aussi prestigieuse que l�Od�on est d�autant plus louable en ces temps de reflux de l�id�e d�in�galit�s des civilisations. Faut-il rappeler que les id�es d'in�galit� entre les hommes ont �t� th�oris�es par un certain Gobineau et qu'elles ont toujours �t� sous-jacentes � l'entreprise et � la sanctification de la colonisation comme �uvre de... bienfaisance. Des millions de morts plus tard, il se trouve encore des ministres en France, pour soutenir avec un cynisme implacable, que les civilisations ne se valent pas. La vie et la mort, surtout la mort, de Mouloud Feraoun inflige un cinglant d�menti � ce type de discours. Cette ann�e, on c�l�bre le 50e anniversaire de ce 15 mars 1962. Ce jour-l�, un commando de l�OAS d�boule dans une r�union des Centres sociaux, dont Mouloud Feraoun est devenu inspecteur, � Ch�teau-Royal sur les hauteurs de la capitale. Les deltas avaient une liste. Ils font sortir de la salle cinq personnes dont Mouloud Feraoun, les plaquent contre un mur et les ex�cutent. La fin tragique de Mouloud Feraoun, dans la confusion de ces temps de fin du monde pour la colonisation, est en soi un signe de son appartenance au camp anticolonial. Ceci aurait logiquement d� infl�chir la sentence de ces critiques alg�riens qui, adoss�s au nationalisme dont ils ont emprunt� les �ill�res, ont d�ni� � Feraoun jusqu'� l�amour de sa patrie. Il ne l�exprimait pas en puisant dans le br�viaire �tabli par le clerg� du parti unique ! Ils l�ont condamn�, bien que victime de l�OAS qui ne tuait pas au hasard ! Comme quoi, Feraoun ne s�est pas fait des ennemis que dans le camp colonialiste. Il s�en fait aussi, � retardement et en son absence, dans celui des crieurs publics de la certitude nationaliste dans une Alg�rie pourtant d�sormais ind�pendante. Cet extr�misme, qui a longtemps s�vi tant dans la presse qu�� l�universit�, celui consistant � donner au prince des gages de patriotisme en tapant sur Feraoun, a heureusement recul�. On reconna�t, d�sormais, que les doutes de Feraoun �taient davantage puis�s dans la lucidit� sur les conditions de la lutte pour l�ind�pendance, que dans une foi patriotique suppos�e friable. Si Mouloud Feraoun a �t� le fruit de l��cole fran�aise parce qu�il n��tait pas possible de faire autrement � l��poque, si en tant qu�instituteur il a immanquablement baign� dans l�univers scolaire fran�ais avec ses auteurs et ses r�f�rences, il n�a jamais pour autant �t� �assimil� �. Ni dans sa vie priv�e qui �tait celle d�un instituteur kabyle, kabyle avant d��tre instituteur d�ailleurs, ni dans sa vie d�auteur. Quel �assimil� � aurait pu �crire Le fils du pauvre, voyons ! De toute son �uvre, cependant, la plus forte demeure celle qu�il n�avait pas envisag�e comme un travail litt�raire, mais seulement comme un t�moignage. Le journal palpitant d�un t�moin sagace dont l��quidistance entre les exactions de l�arm�e fran�aise et certaines outrances du FLN, n�est pas du tout le signe d�une abdication patriotique, mais bien celui d�une mod�ration qui, dans l�exc�s d�aujourd�hui, per�oit la violence de demain. On ne peut que reconna�tre � Feraoun une vision anticipatrice, pour ne pas dire proph�tique. Mouloud Feraoun est le seul �crivain connu de sa g�n�ration qui a pass� toute la guerre parmi les siens, encourant les m�mes dangers qu�eux, avant d'en �tre aussi un martyr. Il commence son journal � la date du 1er Novembre 1955, � 18h30. Les premiers mots en sont : �Il pleut sur la ville.� Cette notation, au premier jour, porte d�j� en elle toute la tension qui allait accompagner le combat pour l�ind�pendance de l�Alg�rie : �Non, vraiment, il n�y a rien � se dire aujourd�hui 1er Novembre, jour triste des morts indiff�rents, des vivants inquiets, des Fran�ais qui se refusent de comprendre, des Kabyles qui refusent d�expliquer.� Il ne nous �chappe pas que si Mouloud Feraoun a choisi le premier anniversaire du d�clenchement de la guerre de lib�ration en novembre 1954 pour entreprendre son journal, c�est qu�il tenait � commencer par une date symbolique. La volont� de t�moigner avec exactitude. Le 14 mars 1962, la veille m�me de sa mort, il �crivait : �� Alger, c�est la terreur. Les gens circulent tout de m�me et ceux qui doivent gagner leur vie ou sont oblig�s simplement de sortir et sortent sans trop savoir s�ils vont revenir ou tomber dans la rue.(�) Bien s�r, je ne veux pas mourir et je ne veux absolument pas que mes enfants meurent mais je ne prends aucune pr�caution particuli�re� � Ses derni�res lignes sont : �Mais chaque fois que l�un d�entre nous sort, il d�crit au retour un attentat ou signale une victime.� C�est tout simplement bouleversant d�entendre le verbe de Feraoun r�sonner � l�Od�on. On croirait qu�une justice immanente a lev� la forme de sentence qui aurait pu faire sombrer son t�moignage, d�chirant, intelligent, dans les bas fonds de l�oubli. Il faut savoir gr� � ceux qui ont �uvr� � cette r�surrection.