Par Arezki Metref [email protected] R�ve. R�alit� ? Songe. C�est peut-�tre d�avoir relu ce sacr� Marquez, f�ru des embard�es de l�inconscient, qui m'a donn� des ailes. A l'instar de ces oiseaux de la mythologie indienne, j�ai vol�, j�ai vol� � travers des paquets diaphanes de cumulonimbus. Bienvenue sous les tropiques, me dit Belicia. Sculpt�e comme une gr�ce des mers, sir�ne � la peau de cannelle, c�est la premi�re personne que j'ai rencontr�e dans ce r�ve parfum� � la goyave dans lequel j�ai abord� la c�te carib�enne. Et tout l�univers putrescent, iris�, glorieux et d�cadent du g�n�ral Simon Bolivar, alias Libertador, le lib�rateur, remontant le fleuve Magdalena en un voyage sans retour et surtout sans but, s�est mis � trembler dans l�air translucide. Dans Le g�n�ral dans son labyrinthe, Marquez saisit le p�re fondateur de l'Am�rique latine en l�instant de l�ultime dissipation, dans cet interstice du temps o� il est �boulevers� par la r�v�lation �blouissante que la course folle entre sa maladie et ses r�ves touchait � sa fin. Le reste n��tait aux t�n�bres�. Et de prof�rer, probablement en guise de dernier mot, ce juron sous forme de supplique : �Nom de Dieu, soupira-t-il, comment sortir de ce labyrinthe ?� R�ve ? Celui d�un d�miurge qui, boutant les Espagnols avec un h�ro�sme av�r� et une certaine lucidit� anticipative, bute sur l�ind�pendance, rem�de commu� en mal : les guerres intestines ravageant l�utopie panam�ricaine de Bolivar. Coups d�Etat successifs, incessantes insurrections, guerres civiles gigognes, restauration de la vice-royaut� dans certaines r�gions, mutineries, dissidences raciales, tribales, claniques : la geste dont Bolivar a habit� son r�ve a �t� foudroy�e par les forces contraires r�veill�es par le sinueux combat pour l�ind�pendance. Mais o� est donc pass�e Belicia ? Elle feuillette, assise sur un tronc de cocotier poli par la d�gauchisseuse des vagues, la traduction fran�aise de La br�ve et merveilleuse vie d'Oscar Wao, de Junot Diaz, �crivaine am�ricaine n�e en 1968 � Santo Domingo. Ce roman, son premier, est une hallucination qui lui a valu un doubl� en 2008, le National Book Critic Circle et le prix Pulitzer dans la cat�gorie fiction. Je vois Belicia, les cheveux carr�ment dress�s sur la t�te sous l�effet d�un style � la TNT. Je con�ois sa sid�ration, je l�ai subie moi-m�me. M�me choc en remontant de l�apn�e de cette fiction impitoyable. Electrochoc. Finis sur Bolivar, L�che Belicia, fascin�e par la vertigineuse rapidit� des feuilles �gren�es du bout du pouce. �Oui, je finis, promis. D�ailleurs, j�en profite pour r�pondre � la question de tant�t. Je suis arriv� sur cette plage en tapis volant.� Personne mieux que Marquez ne sait d�crire, chez Bolivar ici, chez d'autres ailleurs, la torsion des sentiments, et des id�es, et du ressentiment, et des volteface, bref cette ambivalence, voire cette ambigu�t� f�conde qui hante le po�te, un homme lyrique assur�ment, embringu� dans l�action. Et c�est la force de suggestion de Marquez qui m�a fait emprunter le tapis volant et amerrir au �large de la p�ninsule de Samana, Santa Barbara de Samana, la r�gion la plus sauvage de la R�publique dominicaine, RD pour les intimes. C�est par ici, sur une plage qui a d�ailleurs h�rit� du toponyme, Las Flechas, que Christophe Colomb a �t� accueilli par une telle vol�e de fl�ches indig�nes occultant le soleil qu�il a cru la nuit tomb�e. Belicia s�est redress�e � pr�sent. Elle s'est mise � marcher sur la plage � petits pas, � ras d'�cume. Une brise parfum�e � la vanille qui fait aux palmes des palmiers royaux et des cocotiers, des pas de merengue, s�est lev�e. Le soleil mercuriel, hantise de Marquez, est au z�nith sur cette crique en demi-lune de Las Galeras, le village de p�cheurs du bout du bout. Las Galeras. Le nom d�j� renvoie � la tourmente de la traite des Noirs. Lorsque Colomb et son armada ont voulu r�duire en esclavage les Indiens Tainos, habitants originels de l��le, ces derniers se sont rebiff�s. R�volte. Les Blancs vont en Afrique capturer des sauvages et les parquent dans les soutes des gal�res pour les vendre, ici, pour la domesticit� autant que pour les travaux de force. Une for�t de cocotiers, ponctu�e d�amandiers, frissonne dans la lumi�re translucide du matin. Sur les transats �pars � travers l'enclos des chouchous de l�ID alias Indice du d�veloppement, les corps r�tissent au soleil expurgeant le trop-plein de stress m�gapolique. On inspire � Ottawa, Paris, Bonn, dans le New Jersey ou Amsterdam et on expire ici. Derri�re le th��tre d'ombres o� des corps venus des quatre points cardinaux du fric triomphant s�enduisent d�ambre solaire, il y a l�histoire, les histoires. Il y a celle que me raconte Belicia. Elle est revenue s�asseoir sur le tronc de cocotier renvers�, les racines mouill�es ressemblant � une t�te de serpent. Elle aspire l�air rare de la plage et se met � raconter. Le soleil ou son r�cit lui donne un visage de d�esse. Suite dimanche prochain.