Par Farid Ghili Le fameux quatrain (supra) serait donc, de l'avis des censeurs, un trope sexuel, par suggestion aux parties g�nitales de l'homme et de la femme. Ce � quoi, la vox populi dominante, (faut-il rappeler que durant plus d'un demi-si�cle, � peine a-t-on entendu un murmure qui va � l'encontre de cette tendance), r�put�e ordinairement pudibonde dans son expression publique, par la magie de la fantasque m�taphore, a d�cid� de l'estampiller de l'inf�me cachet de l'�rotisme(6). Un terme au demeurant tabou, dont la seule �vocation d�cha�ne le courroux des faux d�vots. Il est vrai que la soci�t� alg�rienne qui �tait (est encore de nos jours) fortement impr�gn�e par son milieu rural ob�issant � la survivance des pratiques sociales anciennes, est peu encline d'embrasser le discours normatif urbain. Ce qui pourrait expliquer, a fortiori dans les ann�es 50, la difficult� d'adh�sion au long processus d'int�gration culturelle de la part des ruraux, des conurbanis�s et des n�o-urbains, notamment des �primo-arrivants� g�n�ralement illettr�s. Du social et du territorial Cette th�orie, qui poussera certains � nous reprocher d'entrer dans le jugement de valeur, auxquels nous opposerons sereinement le jugement de r�alit�, pourrait trouver sa raison dans le rapport population rurale/population urbaine (g�n�ralement concentr�e � la p�riph�rie ou ghetto�s�e), refl�tant la pr�dominance des premiers, du moins en ce qui concerne la pr�sence des Alg�riens musulmans, comme ils �taient couramment �tiquet�s durant l'�poque coloniale. Mais comme le pr�vient Yves Raibaud, chercheur au CNRS : �Partir d'un objet particuli�rement flou (la musique) et le corr�ler avec un autre objet particuli�rement discutable (l'espace) est un exercice p�rilleux.� Ce concept d'associer un genre musical � un territoire, qu'il soit per�u du point de vue de l'interrogation des modes musicaux ou de la repr�sentation des pratiques sociales, aboutit � un m�me constat : les musiques �font partie des repr�sentations communes � un groupe ou � une soci�t� dans un temps et un lieu donn�s. Les pratiques musicales et les musiques, quelles qu'elles soient, produisent en cons�quence du social et du territoire�. L'imaginaire populaire veut voir dans ce refrain aux tournures assur�ment polys�miques, un po�me attach� aux joies �ph�m�res de l'existence, vant�es et pratiqu�es par les �picuriens de la Gr�ce et de Rome, ou se risque m�me � le comparer aux c�l�bres Roba�yiate(7) du Perse Omar Khayam, en usant du discours �quivoque des soufis, qui donne un sens transcendantal, qu�un profane non averti pourrait prendre pour un po�me du genre courtois. Des couplets positifs Alors que ses laudateurs, se fondant sur les couplets au ton triste, frapp� de nostalgie de l'�l�gie, y retrouvent de pr�f�rence, une humble forme de repentance en t�moignant les regrets que l'on a de ses �garements, de ses fautes et du d�sir de se racheter avec Dieu. Des couplets positifs, qui semblent cristalliser l'expression d'un acte de conscience en sortant de bonne gr�ce, du tacite et de l'ambigu renvoy�s par le refrain. Cheikh Boualem ne vivait pas comme un reclus coup� de la communaut�, bien au contraire, ses liens permanents avec ses ma�tres, ses �l�ves, ses compagnons, son environnement social, ainsi que sa personnalit�, lui permettaient de garder un contact de proximit� avec un milieu social port� vers la religiosit� et la bigoterie et suivre ainsi son mouvement, en restant en accord avec ses convictions. Ce qui leur fait dire que la plume de Boualem El Qadi est propre et irr�prochable en ses moindres d�tails. Ce faisant, ils estiment que ces calomnies, qui exhalent une odeur d'hypocrisie, contre un homme qui a toujours accompli ses devoirs dans l'int�grit� de sa conscience, sont bonnement l'�uvre de jaloux, qui veulent jeter sur lui le discr�dit, en excitant si bien la rumeur populaire, qu'elle devint pour tous, la V�rit�. Il n'est pas inint�ressant de rappeler que cette fa�on de toucher l�inconscient collectif, par des all�gories quelquefois truculentes, et provoquer l�imaginaire populaire en s'adossant � des animaux, est loin d'�tre un cas isol� dans la chanson populaire alg�rienne. Les exemples, non exhaustifs d'El Hadj El Anka (El H'mame), d'El Badji (El Meknine Ezzine), ou encore de Slimane Azem (le chantre de la chanson kabyle) qui s'est inspir� librement des fables animali�res pour croquer des personnalit�s publiques ou stigmatiser le colonialisme assimil� aux sauterelles (El Djrad), sont encore pr�sents dans notre m�moire. Un caract�re �litiste, inaccessible � la multitude rurale ou n�o-urbaine Pour autant, si des paroles de chansons devaient, un tant soit peu, �moustiller les sens, la c�l�bre chanson arabo-andalouse, �Qoum Tara�(8) ainsi que bien d'autres de la m�me veine, qui pousse � un h�donisme inconditionn�, avec ses vers envo�tants d'une magnifique ordonnance, serait indubitablement plus encline � le faire. Il est vrai que ce th�me du r�pertoire andalou revendique tr�s fort un attrait d�clar� pour les plaisirs de la vie, marqu�e par la conception du �carpe diem�, �cueille le jour� (pr�sent, sans te soucier du lendemain), ch�re au po�te romain Horace, captif consentant de l'�picurisme. Mais le texte exprim� en arabe classique et le prestige mythique d'el moussiqa el andaloussia, g�n�ralement d�finie comme musique classique ou savante, dans la sph�re arabo-andalouse, lui conf�rent d'embl�e un caract�re �litiste, inaccessible � la multitude rurale ou n�o-urbaine, qui ne se reconna�t pas dans ce genre musical, propre aux classes citadines (ou se revendiquant comme telles), d'un niveau social relativement �lev�, g�n�ralement lettr�es et profond�ment m�lomanes. Ses d�tracteurs ont leur accent d'honn�tet� lorsqu'ils expliquent aussi ce rejet, par le fait qu'ils y soient franchement r�fractaires, car la consid�rant r�serv�e � un cercle restreint de snobs et d'intellectuels et aussi, en raison de l'horrible ennui qu'elle suscite, et qui de plus, n�cessite une ma�trise de la langue arabe classique et une certaine maturit� musicale. C'est donc, une r�alit� culturelle que d'affirmer que la musique arabo-andalouse a du mal � s'ancrer ou simplement s'insinuer dans les cit�s dortoirs des �villes-bidon�, ainsi que dans les douars et kheimatte de l'Alg�rie profonde. Constat peu flatteur mais r�v�lateur d'une incompatibilit� largement partag�e par les partisans, � l'opinion d�j� arr�t�e, de chaque genre musical. Ce qui soul�ve l'interrogation sur les liens antagonistes qu�entretiennent la culture classique dite intellectuelle et la culture de masse, suppos�e rudimentaire, sch�matis�e par le divertissement, que certains traduisent rapidement par savoir et plaisir. Il faudra bien un jour faire la peau � ces id�es re�ues, qui consistent � segmenter le concept de culture, en deux cat�gories : la premi�re, qui aurait l'apanage de la connaissance et l'autre, un esprit vide. Mais ceci est une autre histoire. Cette digression n�cessitant � elle seule, une r�flexion approfondie. L'�mergence d'un ra� lubrique De notre point de vue, l'impr�voyance de Boualem El Qadi proviendrait du changement inopin� de l'auditoire, d�s lors que le po�me(9) qui se voulait �sot�rique a d�vi� de son dessein initial, en captant l'audience d'un large public majoritairement incultiv�, marqu� par une perception subjective de compr�hension et qui donne ainsi lieu, � une lecture intimement prosa�que. Cette hypoth�se tend � asseoir l'id�e que son �coute (sa lecture) a frapp� et �branl� l'imagination, l�ch� les fantasmes quasi pathologiques, voire les frustrations d'une soci�t� furtivement phallocrate, qui se retrouvera pleinement dans les chansons irr�v�rencieuses des cheikhate (dont la c�l�bre Rimiti �tait l'ic�ne vivante), pr�mices de l'�mergence d'un ra� lubrique, longtemps banni, qui se lib�rera brutalement des contingences, en transgressant violemment tous les tabous avec un coup de pied aux fausset�s tartuffades, qui le confinaient dans le confidentiel. Ce faisant, ce ne serait pas la premi�re fois que des auteurs musulmans hi�ratiques recourent � ce genre d'expression grivoise. L'histoire du Cheikh et imam, Sidi Mohamed El Nefzaoui, au d�but du XVIe si�cle, condamn� � mort par le bey de Tunis, qui pour sauver sa vie, r�digea un trait�(10) destin� � r�veiller l'ardeur �puis�e du sultan, en l'initiant aux myst�res de l'�rotisme, en est une illustration. Cependant, le rang qu'occupait, dans une soci�t� fonci�rement traditionnelle, voire rigoriste, marqu�e par l'islamisation des pratiques sociales, Cheikh Boualem Bouzouzou avec un profil concordant � son �poque (famille de notables, cadi et petit-fils de cadi), fortifie l'opinion fortement ancr�e aupr�s du grand public, estimant qu'une personnalit� de cet acabit ne peut d�cemment r�v�ler ses v�ritables sentiments en public, sans porter atteinte � sa dignit� et � l'ancestral respect de soi m�me, repr�sent� par la notion de �charaf �, une valeur �thique de la �Aa�abya�(11) ch�re � A. Ibn Khaldoun. C�est pourquoi, lorsque ce n'est pas de fa�on anonyme, l'�criture d'un texte � mots mesur�s ob�it � ce raisonnement, somme toute logique. Alors, �rotisme et/ou repentance ? Les bouddhistes affirment qu�il y a cinq mani�res de r�pondre � une question : r�pondre par Oui, r�pondre par Non, r�pondre par un Silence, r�pondre par une Contre-question et enfin, r�pondre par une Question d�tourn�e ; d�cision bien accommodante, il est vrai. Serait-il hasardeux, en se reposant sur le raisonnement primitif du po�me, de d�crypter que le refrain porte les marques d'une certaine ind�cence et d'un d�r�glement moral(12) durant la p�riode (7 ans) d'�garement et que les couplets, en revanche, expriment une repentance tourment�e, caus�e par les regrets ? Chacun adoptera la r�ponse qui l'arrange, en gardant en pens�e cette maxime, en guise de conclusion : �C'est � l'imagination que les plus grandes v�rit�s sont r�v�l�es et si elles �chappent � notre jugement, l'imagination seule les voit.�(13) Notes 9. Le refrain en question est enn�asyllabe, c'est-� dire-compos� de neuf syllabes, � rimes crois�es ; les vers des couplets sont, en revanche, de longueurs variables (8 � 10 syllabes), ce qui donne la sensation curieusement antinomique de je-ne-sais-quoi de b�cl�, d'improvis�, mais en m�me temps de rigoureux et ponctuel, en raison, semble-t-il, de l'assonance des mots, 10. Le jardin parfum�, un manuel d'�rotologie tout comme Le collier de la colombe, une �uvre de jeunesse d�Ibn Hazm l'Andalou non conformiste (994-1063), et Le guide de l��veill� d�Ibn Foulayta (XVe si�cle), 11. Aa�abya s'exprime essentiellement par l'unit� et la coh�sion d'un groupe fond� sur la parent� en ligne agnatique. La valeur d'un groupe est fond�e aussi par le respect de deux concepts, en l'occurrence �Charaf� (Noblesse selon la traduction de Monteil mais aussi Honneur) et �Hasab� (prestige). 12. Les �uvres d'auteurs musulmans qui rel�vent de l'amour courtois sont tr�s nombreuses o� s�illustrent deux grands noms, Umar Ibn Abi Rabi'a (644-719), surnomm� le Casanova de M�dine, et Abou Nuwas (757-815), un libertin r�put�. A contrario Saadane Ben Babaali, lors d'une conf�rence, citera Mahieddine Ibn Arabi auteur de 28 mouwachah soufis, avec des inclinations d�apparence sensuelle en fin de strophes, mais en r�alit�, elles ont des symboliques inh�rentes � l�amour divin, car il existe, pr�cisera-t-il, un chemin secret entre le corps et le c�ur et entre le c�ur et Dieu. Notre r�flexion serait un oubli contrariant, si nous ne citions pas ce remarquable ouvrage de Mohamed Souheil Dib, Le tr�sor enfoui du Melhoun, une anthologie de la po�sie alg�rienne, dont une partie est consacr�e au Chiir Melhoun du genre courtois (ghazzal), �crit par ces ma�tres du malhoun que sont Ben Triki, Ben M'sayeb, Ben Guittoun, et bien d'autres. 13. Fawzi Saadallah, auteur notamment de l'ouvrage Les juifs d'Alg�rie ; Les cercles artistiques et musicaux� que nous avons sollicit�, a une opinion bien tranch�e sur la question en affirmant : �Je ne vois pas o� est l��rotisme dans ce po�me ni de r�f�rences � la sexualit�. C'est un joli po�me d'amour tr�s touchant.� Et de conclure, le po�te s 'adresse tout simplement � la cigogne qui vit au-dessus de son toit en une complainte d'amour. Une tradition classique dans la litt�rature arabe, � l'exemple d'Abou Firas qui dans sa prison � Byzance, en observant en face de lui une colombe lui exprimant sa souffrance d'�tre priv�e de sa libert� lui dit : A la colombe se lamentant pr�s de moi je dis : Oh petite voisine, ressens-tu ce que j'endure ?