«Quand la voix grave du rebâb souligne la sagacité du chant, l'ère des plaisirs est brève, consomme-la dans la douceur et la joie.» Ainsi chante l'Amour, le poète d'al-Andalous, un Amour lointain, inaccessible, car imaginaire, mais bien inventé et tout «conçu» dans son coeur. Ce n'est pas le fameux madjnoûn Leyla. Ce n'est pas non plus l'un des auteurs des poésies épiques qui ont remué les âmes sensibles à la beauté et à la chasteté et que symbolise la poésie ‘udrite, cette poésie amoureuse des Arabes qui est parvenue, croit-on, jusqu'en Andalousie (Xe et XIe siècles) et que l'Occident aurait interprétée faussement en poésie courtoise. Quoi qu'il en soit, cette poésie andalouse (structure et inspiration) supporte aisément la comparaison avec le mouwachchah, inventé par Mouqaddam B.Mou'afa, lequel mouwachchah a donné le zadjal (plur. Azdjâl), un genre similaire, créé par le philosophe et musicien Ibn Badjdja, mais plus populaire par la langue, l'arabe andalou, et plus conforme, par le rythme et la mesure, aux us et coutumes de la région : ardh al-balad. Par la suite, ce genre spécifiquement andalou, s'étant parfaitement épanoui dans tout le «balad al-Andalous», a aussi vécu dans les royaumes espagnols et a franchi les Pyrénées pour se répandre dans le sud de la France où presque aussitôt ont apparu les premiers troubadours... Et, fort justement, accompagnée d'un CD, la publication de Chants Andalous(*), excellente initiative de Sid Ahmed Serri, nous amène à cette réflexion que les poètes andalous, que ce soit les anonymes ou ceux dont les siècles d'insouciance ont perdu le nom, avaient vraisemblablement pour ancêtres des Berbères. On sait que des milliers de Berbères, avec «très peu d'Arabes», et sous le commandement de Tariq Ibn Ziyad, Perse de Hamadan, se sont rendus en Espagne par les longs et durs chemins de terre et, après avoir traversé le détroit, ils se sont rassemblés sur une montagne qui, depuis porte le nom de Djebel Tariq (Gibraltar)...Pour en terminer avec l'amour courtois, et en revenir aux Chants Andalous, on ne doit quand même pas ignorer l'érotisme poétique et très singulier, encore que platonique - mais de caractère original et actuel pour l'époque (1027) - décrit par le célèbre et très raffiné Ibn Hazm al-Andaloûsî dans son magnifique traité de l'amour idéal, intitulé : Le Collier de la Colombe ou de l'Amour et des Amants, Tawq al-hamâma fil-oulfa wal-oullâf. Il s'agit-là d'une exposition poétique comprenant des textes en vers et où la nécessaire «exaltation amoureuse» du poète passe nécessairement aussi par une chaste mais précise description de la femme présente-absente-lointaine-imaginaire, objet de son amour passionné et infini. Et nous voici au coeur même du recueil Chants Andalous, un choix libre de poèmes du genre azdjâl de la musique «Çana'a» que nous propose Sid Ahmed Serri, belle voix et grand maître incontesté de la musique classique algérienne en général et dans sa spécificité algéroise en particulier. Son itinéraire musical est extrêmement riche en enseignements pour tous les amoureux de cet art musical. En ouverture de son recueil, l'annonce du défenseur inlassable et imbattable de la musique classique andalouse est claire et nette, à l'instar de toutes ses pertinentes interventions dans la presse: «Fille, écrit-il, et expression, la plus sensible et la plus menacée d'une civilisation que les vicissitudes de l'histoire n'ont pas épargnée, la musique andalouse n'a pas traversé tant de siècles, depuis l'âge d'or de Ziryab jusqu'à cet âge de fer qu'elle connaît de nos jours, sans de multiples épreuves. Elle a perdu beaucoup de mélodies dont nos recueils ne conservent que les textes, comme autant de navrants obituaires; elle a perdu certains de ses rythmes, parfois quelques-unes de ses parties constitutives et malheureusement aussi des noubas entières dont ne survivent que quelques chansons, orphelines recueillies par des noubas parentes.» Le ton est donné. De l'idée, Serri passe à l'acte. Il fait oeuvre utile. Il fait oeuvre importante de sauvegarde, de conservation et de pédagogie. Avec la collaboration de ses amis, Mahieddine ‘Kamel' Malti et Youcef Touaïbia, il décrit et explique la structure du répertoire de musique classique algérienne tout en indiquant la méthode d'exécution de la nouba. Il annote les textes, il vocalise les poèmes dans leur langue d'origine pour «uniformiser la prononciation» et pour prévenir les «éventuels non-sens». Il rappelle qu'à l'origine, on comptait 24 noûbâte, «il n'en subsiste plus, aujourd'hui, que 15 sur lesquelles 12 seulement offrent matière à l'exécution d'une suite complète.» A cet «ensemble de chants profanes», il ajoute une juste information sur les quaçâid, un répertoire de chants religieux dont il dit: «Grâce à ce répertoire, en somme parallèle à celui des noubate, un grand nombre d'oeuvres profanes ont pu être sauvées de l'oubli à la suite de la disparition des maîtres qui en étaient pratiquement les seuls détenteurs.» Il reste maintenant à Sid Ahmed Serri, ou à d'autres spécialistes, de concevoir une oeuvre grandiose où la pédagogie, jointe à la science et à l'art musical, permettrait à tous les publics d'y puiser une information, un approfondissement de connaissance, une explication détaillée, un savoir plus, afin de comprendre et d'aimer davantage ce patrimoine musical national et de le préserver de tous les effets de l'ignorance qui croit se donner bonne conscience en feignant trop souvent l'oubli. Terminons avec un extrait d'un Insiraf Rasd dîl: «Ma tendre gazelle...», dans un essai de traduction que l'on doit à Mahieddine ‘Kamel' Malti, pour donner une idée du genre auquel les poèmes des Chants Andalous se rattachent: Ma tendre gazelle est toute grâce, et ses yeux sont langoureux. Délicate et charmante, elle irradie le jour. Ses lèvres ont un goût de miel, élixir de vie. Un grain de beauté ajoute à l'éclat de son visage, Et ses yeux ont la couleur sombre du crépuscule.