Deux expressions artistiques porteuses des joies et souffrances des Maghrébins. A pparu depuis le XIIe siècle, d'après plusieurs sources historiques, le genre diwan, ou gnawi, a pu influencer plusieurs styles musicaux maghrébins et spécifiquement le genre ghiwan. Ces deux expressions artistiques expriment à notre avis les joies et les souffrances des sociétés maghrébines qui en sont les créatrices.Ces expressions ont apporté des réponses aux aspirations spirituelles et aux contestations de ces mêmes sociétés, et ce, grâce à leur présence et leur ancrage profond dans les différents milieux des populations de cette partie du monde. Ces musiques d'origine semi-rurale, urbanisées par la suite pour différentes raisons sociales et culturelles, constituent à travers leurs textes, chants et sonorités musicales des expressions puisées dans les traditions culturelles populaires des goualas (littéralement les diseurs) ou des troubadours qui sillonnaient les villages et villes pour apporter la bonne parole soutenue par de la musique et de la danse. En effet, dans ces deux genres artistiques, les paroles évoquent des sujets sensibles, dénoncent les maux de la société ou la malvie en général, et proposent parfois des solutions. L'adversité du quotidien, qu'elle soit d'ordre social ou politique, est au centre des préoccupations des artistes et adeptes de ces expressions, qui ne voient aucun inconvenient à conjuguer mélodie et contestation, ce qui les rend plus réceptifs par les publics et explique leurs succès. On sait maintenant que le diwan est apparu au moment où la musique andalouse était à son apogée. Cette expression musicale et chorégraphique, sortie directement de la malvie, est venue exprimer, artistiquement parlant, les douleurs et les conditions de vie lamentables des premiers gens du diwane ou gnawa. Les textes chantés et tableaux chorégraphiques comprennent également un registre historique, voire nostalgique, en portant sur la vie antérieure des fondateurs de cet art dans les lointains villages de l'Afrique profonde dont ils sont originaires et dans les régions et villes maghrébines où ils ont été transplantés et ont fini par s'implanter. Leurs musiques et chants contestataires comportaient aussi une dimension thérapeutique à leurs yeux. Ils y voyaient la possibilité de guérir et d'agir contre les influences négatives ou l'opportunité de célébrer et de convoquer les esprits favorables. Cela s'effectuait à travers un cérémonial dénommé «Lila» ou «Derdba» (qui signifie faire grand bruit). Ce cérémonial se déroule en plusieurs parties, bien ritualisées. La première d'entre elles est la procession, suivie de plusieurs et diverses danses-transes qui symbolisent les esprits ou «mlouk». Ces expressions chorégraphiques mettent en évidence sept familles d'esprits et sept couleurs, le sept étant un chiffre magique dans l'ensemble du monde musulman et dans plusieurs autres ensembles du monde. L'ensemble des chants, ou «Bordjs» et les danses du diwan constituent une pensée mystique et spirituelle complexe dont la musique n'est qu'un élément d'accompagnement, pourtant indispensable, au même titre que les autres expressions artistiques populaires. Les chants sont des véritables réquisitoires contre les conditions de vie très dures imposées aux premiers adeptes du diwan et qui relevaient d'un système d'exploitation lié à l'esclavagisme ou à d'autres formes de coercition sociale. Dans le bordj L'Aafou (La délivrance), dont l'énoncé s'adresse au Tout-Puissant Allah, les chanteurs sollicitent son aide et lui demandent de les libérer de leur peine. Le ton plaintif de ce chant se poursuit de manière explicite par les paroles suivantes : «Ils nous ont amenés chez eux, pour nous faire travailler à leur place, ils nous ont exilés de force de nos familles.» Dans Baba Hamou qui parle d'un personnage bien réel qui fut un maître dur et impitoyable, les paroles de la chanson qui lui sont consacrées portent le titre Aa, al aar Baba Hamou (Pitié Baba Hamou), les paroles affirment : «Vous me faites souffrir, sans que je ne puisse guérir». A travers ce chant, les gens du diwan dénoncent la cruauté de ce personnage de sinistre mémoire. «Je n'ai pas guéri de mes blessures et vous me faites souffrir, je vous conjure par le Tout-Puissant de cesser de me faire souffrir», souligne plus loin le même bordj sur le mode de la supplication. Ce chant, interprété à ce jour par les gens du diwan, traduit bien la tutelle violente imposée à leurs ancêtres. Affirmer dans ce chant que Baba Hamou est un fantôme ne relève cependant pas du domaine de la superstition, mais doit se traduire, à notre avis, par le fait que l'on avait affaire à une personne réelle mais inhumaine, un diable comme veut bien le décrire le même chant pour exprimer sa personnalité. L'essence mystique des chants diwan est tirée des croyances liées à la religion monothéiste où souvent les refrains sont une reconnaissance de l'unicité de Dieu comme la répétition de la profession de foi musulmane «La Ilaha Illa Allah», sollicitation de la clémence divine, ou «Allah yarham», qui est une autre glorification du Tout-Puissant. On peut citer aussi l'expression «Mohamed Nabina» qui est à la fois une reconnaissance et un hommage au Prophète. D'autres bordjs sont des hymnes dédiés à Billal, homme noir qui fut l'un des compagnons du Prophète et le premier muezzin de l'histoire de l'Islam. A travers ces chants, les gens du diwan confirment ainsi leur appartenance et leur fidélité à la religion musulmane, tout en soulignant de manière indirecte que cette religion rejette le racisme. L'apparition de cette expression artistique, dont les représentations se déroulent dans des lieux sacrés ou profanes, notamment les places publiques, et à l'occasion des grandes cérémonies populaires, a constitué une révolution par rapport aux musiques classiques dont les représentations étaient organisées dans les grandes demeures ou palais, avec un public composé de dignitaires et autres notables. Cette tendance artistique du diwan va lui permettre de se faire connaître davantage au Maghreb, notamment en Algérie et au Maroc, d'où sa popularité actuelle. Le genre ghiwan, très répandu au Maghreb, aurait fait son apparition, selon diverses sources historiques, à l'époque où l'empire romain régnait sur la région du Maghreb. Ce genre artistique dispose, comme le diwan, d'un ancrage sociologique profond grâce à sa vulgarisation parmi les populations par les chanteurs-troubadours qui sillonnaient villes et villages, notamment durant les maoussems (grandes fêtes religieuses ou traditionnelles) et autres célébrations ou rencontres populaires. Les chansons de ces chanteurs-troubadours ont été puisées, la plupart du temps, dans le patrimoine poétique de Sidi Abderrahmane El Majdoub qui vécut au XVle siècle. A cette époque déjà, durant les «halqas» (ou séances), les troubadours chantaient des poèmes du même grand poète. Un des couplets de ce personnage disait : «Ya zara' el khir, haba, haba, Ya zara' el char yasser, moula el khir yanba, moul al char khasser», soit : «Ô toi, le semeur de bien, grain par grain, ô toi, le semeur de mal à profusion, que le bien se multiplie et se hisse, que le mal se détruise et se tarisse». Voilà le genre de poèmes qu'écoutaient les populations au Maghreb aux siècles derniers. Nass El Ghiwane, célèbre groupe d'artistes marocains d'envergure maghrébine et internationale, a puisé sa philosophie dans les textes du même poète pour exprimer une souffrance trop longtemps enfouie dans les entrailles des populations maghrébines. Son expression musicale est apparue pour déclencher une des très belles pages de l'histoire de la musique au Maghreb arabe. Les textes de leurs chansons, mais également leur musique et leur rythme, connaissent, à ce jour, un grand succès. Celui-ci est notamment dû, pour beaucoup, aux paroles qui véhiculent des messages et des points de vue jamais traités auparavant par la chanson maghrébine. L'utilisation par Nass el Ghiwane de l'art au service de causes justes découle en droite ligne de l'héritage des gens du diwan. La plupart des œuvres de ce groupe, les plus connues et les plus appréciées sont d'inspiration musicale diwane, ainsi que d'autres traditions musicales populaires du Maghreb. Dans le diwan, des textes chantés, comme Lalla Mira, qui traite de l'esclavagisme, L'Aâfou', Bouderbella et Jangari-Mama (Souffrance), relèvent déjà d'une expression contestataire. Les mêmes préoccupations sont également reprises par Nass El Ghiwane dans Lebtana, Taghounja, Haoulouni, Semta et bien d'autres succès du groupe qui ont construit progressivement la célébrité de cette prestigieuse formation artistique, devenue avec le temps une véritable école musicale à travers le Maghreb. Dans ces deux genres musicaux, diwan et ghiwan, le chant religieux, en plus de ses moyens de sollicitation du Tout-Puissant, développe parallèlement une fonction de dénonciation de la tyrannie et des aberrations des sociétés. Ainsi, dans Sobhan Allah, les abus de pouvoir, la corruption et l'absence de bonne gouvernance sont dénoncés avec vigueur par Nass El Ghiwane. La chanson Sebta (ou ceinture) traite du thème des harraga. On retrouve aussi dans le répertoire de ce groupe des thèmes qui se placent au centre des préoccupations de ses membres : l'amour du prochain, la solidarité, la cause palestinienne… L'apport de la musique diwane a été extrêmement précieux pour cet ensemble artistique maghrébin qui a su transférer le cérémonial sacré de la «Lila» à la scène artistique et, du coup, diffuser en quelque sorte la transe à grande échelle, permettant à un large public d'apprécier les sonorités diwanes et de s'imprégner de cette musique séculaire et de son univers culturel et cultuel. Ces deux formes d'expressions artistiques, intrinsèquement liées, sont parvenues à réaliser cette entreprise de vulgarisation, tout en contestant, par le biais de la musique et du chant, les ordres établis, qu'ils soient culturels, artistiques ou politiques. Le recours par les musiciens de ces deux genres aux instruments de musique simples et à la portée de tout le monde a contribué à faciliter leur expansion et à susciter leur reprise par des musiciens et chanteurs des jeunes générations. L'usage notamment du karkabou, du bendir, du goumbri, du t'bel, du luth, du benjo et de paroles et chants engagés, tirés du patrimoine oral populaire et du quotidien des populations ont permis à cet arte povera (ou art des pauvres) à se positionner sur un mode révolutionnaire. Refusant toute tentative d'appropriation, cet art se veut foncièrement populaire et apparaît comme une partie intégrante très vivante de notre culture. De même, il a réussi à s'inscrire désormais comme une part reconnue du patrimoine culturel et artistique du Maghreb dans son ensemble, conservant un lien fort avec les sources africaines profondes et une expression musicale qui sait trouver des voies contemporaines en gardant son ancrage initial.