Par Arezki Metref [email protected] Il y a des moments comme ça dans la vie où le doute soudain vous saisit, d'abord mine de rien puis, petit à petit, il devient massif, imposant, paralysant. Vous vous arrêtez alors au milieu de la rue, d'une phrase, d'un silence, bref au milieu de quelque chose et comme si vous cherchiez à vous rappeler une pensée ou une idée fondamentale, vous vous posez la question qui était tapie là depuis toujours, en friche, vierge de toute réponse, parfois visitée ou revisitée avec la même vanité et une pareille inefficacité. A quoi ça sert tout ça ? Oh non, ce n'est pas une interrogation métaphysique, un questionnement éthéré sur la vie et la mort, sur le sens de l'une et le non-sens de l'autre ou inversement, etc. ! Non, ce n'est pas ça, encore que ces questionnements ont leur utilité philosophique. Mieux, elles en sont même, selon Emile Coderre, le substrat : «La philosophie n'est peut-être que l'art d'ensevelir nos doutes sous une avalanche de mots.» Non, il s'agit de ce doute importun, horriblement prosaïque, qui entre par effraction dans le crâne du chroniqueur au moment où il commence à chercher un sujet. A quoi sert ce que j'écris ? Pour qui ? Ça rime à quelque chose, ces mots chenus qui se chevauchent dans la certitude ? Déprime légère ! En vérité, ce doute survient quand on est en panne de sujet. Seulement ? Non, mais souvent ! Il y a autre chose : le constat terrible qu'on a beau écrire ce qu'on veut, pousser le bouchon aussi loin que nécessaire, outrepasser toutes les frontières de la critique, rien n'y fait ! Zéro ! Oulach ! Wallou ! Nada ! On a l'impression de recycler, dans cette centrifugeuse qui était si chère à feu Abderahmane Mahmoudi, les mêmes mots, les mêmes idées, les mêmes poncifs, les mêmes clichés et qu'eux — eux, tu vois, là ! —, ils se marrent à n'en plus pouvoir. Ils se bidonnent, je te dis ! D'abord, parce que, eux, ils ont compris que le principe «cause toujours» est plus gratifiant que «fermela ». Et il procure un bon point : la liberté de la presse en est sauve. Deuxio : la bonne foi des pousseurs de jurons plus ou moins stylisés que nous sommes doit leur déchirer les zygomatiques. D'une pierre, deux coups, comme on dit ! Alors ? Alors, rien... Ou si, il faut pondre ta chronique, quand même, pôvre vieux ! Note bien que si tu ne le faisais pas, tout le monde s'en battrait les paupières. Mais fais-le, ne serait-ce que pour que tu puisses recevoir l'habituel email bienveillant parmi un tombereau d'autres tempêtant, voire insultants... C'est l'ordinaire tout ça et tu te demandes si ça mange du pain ! A quoi ça sert d'écrire pour la trois millionième fois que laisser les Algériens dans l'ignorance cultivée de l'état de santé d'un président qu'ils ont élu procède du mépris. Franchement, à quoi ça sert ? Ça a été décliné sur tous les tons. Et alors ? Répéter qu'un quatrième mandat est pure déraison ? On l'a dit dans toutes les couleurs. Et alors ! La corruption ? Tout ce qui s'écrit, se serine, se répète tous les jours... Et toutes les autres infos qui font le menu ordinaire de la presse et qui font grincer des dents ! Et alors ? Et alors ? Il ne reste plus qu'à écrire, comme me le suggérait un ami, sur le... printemps. Excellente idée ! Sauf que, sauf que... Outre que le printemps est devenu un concept politique, eh oui !, la saison elle-même est instable, volatile, peu certaine. Le printemps est un doute. Les animaux ? Oui, voilà une excellente suggestion : raconter des histoires avec des animaux comme celles d'Esope, de La Fontaine ou même certaines auxquelles on associe notre bon vieux Djeha. Mais les fables animalières ne sont-elles pas les plus dangereuses, celles qui attirent le plus d'ennuis ? On ne peut oublier ce qui était arrivé à notre ami Mohamed-Saïd Ziad il y a bien plus qu'un quart de siècle, lorsqu'il tenait chronique à Algérie Actualité dans l'Algérie paranoïaque de Chadli Bendjedid. Un conte où il était question d'un chacal, d'un lion et de je ne sais plus quel fauve lui avait valu une garde à vue (je ne sais pas si on peut donner cette catégorisation juridique à des interpellations sauvages) au cours de laquelle des policiers en civil lui ont demandé de s'expliquer sur l'allusion faite aux animaux pour parler d'un congrès du FLN qui se tenait à ce moment-là. Quand Kafka devient presto algérien ! Le comble, c'est que Kafka est resté algérien depuis. Il l'est même devenu davantage. Progressivement, il s'est insinué dans tous les interstices du tissu national au point d'en épouser la texture. Cette sorte d'absurde mué en ordinaire, d'excès érigé en norme, d'énormité inexplicable acceptée sans piper, c'est du pur Kafka. Cette prodigalité de mots caustiques déversés par la presse, la rue, peut-être même les officines, et dont personne parmi ceux-là — eux, tu vois, là ! — ne tient compte, c'est encore du Kafka. Il est partout, je te dis. Et pas n'importe quel Kafka. Celui qui a écrit cette petite phrase qui résume bien ce qui nous est arrivé : «Chaque révolution s'évapore en laissant seulement derrière elle le dépôt d'une nouvelle bureaucratie.»