Par Ammar Belhimer [email protected] Le Musée de la mer (Deniz Mütezi) de Besiktas, à Istanbul, abrite les vestiges de notre histoire commune avec la Turquie. Il y est rendu un hommage appuyé aux frères Arudj et Khayr ad-Din et à leur présence en Algérie à partir du milieu du 16e siècle. Le présent recèle également d'autres valeurs en partage, bonnes ou mauvaises. Même si comparaison n'est pas raison, en forçant naturellement le trait, on s'aperçoit que de nombreuses similitudes traversent l'histoire politique contemporaine des deux pays. Notre présence là-bas à un moment de grande compétition électorale en témoigne. La Turquie se prépare aux élections municipales du 30 mars. Ce pays compte 52,5 millions d'électeurs et 180 000 bureaux de vote (regroupant 300 électeurs chacun, ce qui rend improbable l'existence d'une fraude à une large échelle). C'est le premier scrutin depuis les grandes manifestations anti-gouvernementales de l'été 2013 et depuis le scandale de corruption impliquant le Parti de la justice et du développement (AKP), le parti au pouvoir. Dans ces élections très politisées, les affaires locales semblent donc avoir peu d'importance. Le prochain rendez-vous d'autant plus politique qu'il doit révéler qui de M. Erdogan ou de son ex-allié, le prédicateur musulman Fethullah Gülen dont la confrérie est très influente dans la police et la justice, est en passe de l'emporter avant la présidentielle prévue en août. Depuis la mi-décembre, M. Erdogan est secoué par un scandale de corruption qui a vu initialement des dizaines de ses proches inculpés pour une série de malversations, avant d'être personnellement mis en cause depuis trois semaines par la diffusion sur les réseaux sociaux d'enregistrements de conversations téléphoniques piratées. A l'image du nationalisme du FLN (mi-chemin des Oulémas et du PCA, tous deux accusés, à tort ou à raison, d'avoir été contraints de rejoindre la lutte pour l'indépendance), le kémalisme turc rejette lui aussi l'héritage ottoman, en demeurant farouchement souverainiste et unitaire, donc hostile aux minorités ethniques et religieuses. Les deux nationalismes se situent également dans un centre-gauche délétère, hostile à toute idéologie trop marquée à gauche. Le nationalisme turc semble néanmoins plus réaliste, moins débonnaire et, surtout, moins infantile et, au-delà, moins suicidaire. Protectionnisme et interventionnisme économique, s'appuyant sur des holdings de taille, forment la base matérielle du modèle turc qui a organisé son noyau dur autour de l'armée, de la justice et de la haute administration, avec un contrôle tentaculaire de la presse. L'armée s'est par ailleurs assuré un relais politique – le CHP (Parti républicain du peuple) — tout en ouvrant le processus électoral. Comme chez nous, le pouvoir a joué les milieux islamistes contre la gauche. Comme chez nous, des réformes ont été avortées : Turgut Ozal, Premier ministre en 1983 puis président en 1989 est le père d'un réformisme de centre-droit qui a ouvert l'économie turque et développé les libertés. Le CHP, identifié à l'Etat, comme notre FLN, finit par agacer les nouvelles couches sociales et les alliés extérieurs par son autoritarisme. Bülent Ecevit incarne ce raidissement. Entre les nationalistes en perte de vitesse et les islamistes en gestation, les démocrates arrivent à former dans les années 1990 «Yeni République», Nouvelle République, qui recrute dans les milieux intellectuels mais ne parvient pas à s'accorder un ancrage électoral. Comme chez nous aussi, l'Islam modéré institutionnel s'est progressivement substitué à l'aile radicale. L'AKP a réussi l'exploit de sortir l'Islam de l'enclos des confréries soufies, ou islamisme spiritualiste des confréries, dans lequel l'avait confiné l'armée, pour ambitionner de forme une sorte de «démocratie-musulmane», en s'emparant de l'héritage du centre-droit du réformateur déchu Turgut Ozal. Ce faisant, il ne peut renier ses origines radicales rattachées, sous différentes appellations pendant trente ans, jusqu'en 1999, par Necmettin Erbakan. Ce dernier est un «entriste» qui a fait partie de plusieurs gouvernements et un légaliste dont le parti, le Refah, ne dépassera jamais les 20% aux élections. C'est au sein du Refah que l'actuel Premier ministre Tayyip Erdogan fait ses premiers pas en politique, comme maire d'Istanbul dans les années 1990. Il fait partie des jeunes islamistes modérés et, surtout, républicains, qui vont rompre avec la vieille garde organisée autour d'Erbakan. Ils se positionnent sous différents angles, tel un œil à facettes multiples : ils sont libéraux et technocrates sur les questions économiques, démocrates s'agissant du fonctionnement des institutions, conservateurs sur le plan des mœurs et des valeurs morales centrées sur la famille, pro-européens en politique étrangère. C'est un programme «à la carte» qui va alors rallier des sensibilités multiples qui traversent un très large spectre. Face à la corruption et aux dissensions internes qui minent le nationalisme du CHP, l'AKP joue désormais sur du velours en se permettant une ouverture de centre-gauche, ce dont témoignent les élections de 2007 à la faveur desquelles il a élargi sa base sociale de départ (les couches moyennes et bourgeoisies anatoliennes modernisées), pour s'emparer de bastions de la laïcité comme Istanbul et Ankara. Le Parti de la justice et du développement (AKP) a obtenu 34% des voix en 2002 et 46% en 2007, et rien n'indique qu'il soit en perte dimanche prochain, malgré des affaires plus ou moins préfabriquées supposées entacher l'intégrité des dirigeants de ce parti. Aussi, même si certains sondages établissent que la majorité de la population, électeurs de l'AKP compris, considère que les allégations de corruption sont fondées, aucun autre parti ne peut remplacer cette formation à l'heure actuelle. Ainsi, faute d'alternative crédible, par peur du vide, l'électorat de l'AKP lui reste attaché. Pour les experts, statistiquement parlant, si l'AKP obtient plus de 45% des voix ce 30 mars, on pourra parler d'une large victoire. S'il obtient entre 40 et 45%, ce sera une victoire mineure. S'il gagne avec moins de 40%, ce sera très dur pour Erdogan car ce score signifierait que sa base électorale est en train de s'évaporer. Et, surtout, que son rendez-vous avec les présidentielles d'août est fortement hypothéqué. La nuit du 30 mars, l'avenir d'Erdogan sera plus clair.