Temps gris pour le pouvoir islamo-conservateur de Tayyip Erdogan. A quatre mois des élections municipales, le gouvernement turc est touché de plein fouet par un scandale de corruption qui menace son pouvoir, et ce, six mois après la fronde populaire sans précédent qui a secoué la Turquie. Le 17 décembre, la police turque interpelle plusieurs dizaines de personnes impliquées dans une vaste affaire de corruption impliquant des proches du Premier ministre. Parmi elles, Baris Guler, fils du ministre de l'Intérieur, Kaan Caglayan, dont le père est ministre de l'Economie, Suleyman Aslan, directeur de la banque publique Halkbank, des patrons, des hommes d'affaires et le maire du district stambouliote de Fatih, Mustafa Demir, membre influent du Parti de la justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste) au pouvoir. La personnalité des mis en cause, tous proches du Premier ministre et tous de «pieux musulmans», a donné un tour très politique à cette affaire. Quatre ministres, dont ceux de l'Intérieur et de l'Economie, ont dû démissionner. Réagissant à ce qu'il a qualifié de «sale complot», Erdogan procède, dès le lendemain du coup de filet contre ses proches, à une purge dans les rangs de la police, accusée de ne pas avoir informé les autorités de l'enquête les visant. Soixante-dix responsables policiers dont vingt-cinq hauts gradés et le préfet de police d'Istanbul Hüssein Capkin, sont limogés ou démis de leurs fonctions. Et, faute de pouvoir arrêter l'enquête, Erdogan tente de retourner la situation en sa faveur via une série de visites, ponctuées de meetings, dans plusieurs villes du pays. Remonté, il a menacé dimanche de «casser les bras» à ceux qui cherchent à «semer des troubles» ou «tendre des pièges» à son gouvernement. «On va remettre chacun à sa place», a-t-il martelé dimanche devant une foule de sympathisants dans la province de Giresun sur les bords de la mer Noire. «Quand nous sommes arrivés au pouvoir il y a 11 ans, le revenu national turc était de 230 milliards de dollars (170 milliards d'euros), et il dépasse désormais 800 milliards de dollars (...) Peut-on augmenter à ce point le revenu dans un pays corrompu ?» s'est-il défendu le 17 décembre. L'argumentaire du chef de l'AKP n'a pas convaincu un grand nombre de Turcs. Dimanche, brandissant des chaussures – allusion à la saisie par la police de 4,5 millions de dollars trouvés dans les chaussures de Suleyman Aslan, patron de la banque publique Halkbank – des milliers de personnes manifestant à Istanbul dans le quartier de Kadikoy ont réclamé la démission du gouvernement islamo-conservateur accusé de malversations. Tandis que le leader du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), Kemal Kiliçdaroglu, a exigé sa démission. «La Turquie a besoin d'une classe politique et d'une société propres», a-t-il déclaré. Derrière ce scandale, qui fragilise le Premier ministre turc, une lutte d'influence entre deux courants de l'islamisme turc. Celui incarné par Tayyip Erdogan et ses amis et celui incarné par la puissante confrérie islamique, dite Hizmet, du prédicateur et multimillionnaire Fetullah Gülen, très influente dans la police, la magistrature et les milieux d'affaires turcs : la confrérie a rompu avec Erdogan pour dénoncer le projet du gouvernement de suppression des écoles privées, les «dershane», ces fameuses «boîtes à bac» gérées par la confrérie alors que lors de la création de l'AKP, Tayyip Erdogan avait été aidé dans son entreprise par la confrérie Hizmet et ses réseaux caritatifs. En dix ans, la Turquie est passée d'un statut de pays au bord de la banqueroute à un statut de pays émergent. Et Erdogan ambitionne de la faire accéder au club des dix pays les plus riches de la planète d'ici 2020, année du centenaire de la création de la Turquie moderne par Kemal Attatürk ! Toutefois, les dérives autoritaires d'Erdogan – embastillement de journalistes et d'intellectuels, mise au pas de l'armée et des institutions judiciaires — qui ont dressé contre lui une partie des Turcs y compris au sein même de l'AKP, ont fini par inquiéter ceux qui l'ont porté au pouvoir(1). Ces derniers craignent de voir l'AKP subir une défaite électorale aux prochaines élections, voire de perdre le pouvoir. D'où certainement la décision de Fetullah Gülen et de Hizmet qui, ne l'oublions pas, incarne les intérêts des puissants milieux d'affaires financiers et industriels turcs, de lâcher le Premier ministre turc. L'été dernier, Hizmet a fortement critiqué la répression du soulèvement des jeunes à Taksim (Istanbul), et selon de nombreux progressistes turcs rencontrés cet été à Istanbul, la confrérie aurait dès lors choisi de jouer la carte du président Abdallah Gül contre Tayyip Erdogan. H. Z. (1) La légende du football turc et ex-attaquant de l'équipe nationale et du Galatasaray, Hasan Sükür, a démissionné de l'AKP en signe de protestation.