Ils ne se livrent pas à des danses extatiques, ne font pas de guérison miraculeuse et ne prétendent pas rétablir l'ordre social ni réveiller l'esprit qui est en nous. Chaque été que Dieu fait, leur cornemuse fait résonner les venelles des villages kabyles de ses airs enchanteurs. Difficile alors de se retenir de leur offrir une obole que les troubadours en sueur saisissent sans interrompre leur symphonie. Eux, c'est Madani Cherif Ouizrane, Akli Benmessaoud et Laghra Mohand-Larbi de Taourirt M'hand Oumoussa, ils viennent des Ath-Abbas, sur l'autre versant de la Kabylie. Dans leur escarcelle, une musique douce qui fait rêver et verser des larmes. Mais de ces sanglots qui vous étreignent et vous tenaillent le ventre et de ce bonheur immense que l'on ressent au souvenir de tout ce qui a fait notre vie. Leur troupe, Ath-Abbas, nom qu'ils proclament fièrement à tout bout de discussion, est désignée sous le nom de Boudjlima qui se revendique de La Mecque. A ne pas trop confondre avec l'histoire de Sidi Amar Boussena, le saint homme de la confrérie Ammaria, branche de la Qadiria à laquelle ils font référence dans l'une de leurs interventions. Leur ancêtre Soudani est un Noir intégré dans la tribu des Ath-Abbas depuis des siècles, affirment-ils avec une fierté non dissimulée. Ils sillonnent la Kabylie chaque été égayant l'atmosphère de leur musique enchanteresse et semant leur amour aux quatre vents de la vie et ne demandant en retour que cet attachement à des traditions musicales séculaires. Leur arrivée au village est chaleureusement saluée par les villageois qui les accueillent et leur offrent gîte et couvert. En plus du mysticisme et de la foi qu'ils incarnent, ces artistes doublés de bardes sont d'excellents musiciens qui vous font planer et voyager à travers la planète Boudjlima d'où l'on revient le cœur léger et l'âme purifiée. Pour eux, les troupes de tambourinaires de Haute-Kabylie jouissant d'un label portent la marque de fabrique de l'école des Ath-Abbas à l'image du célèbre Kaci Aboudrar qui serait le disciple de Aamar Ouziri. Ainsi, pour ces musiciens, illustres descendants des Soudani dont il subsiste encore un survivant, El Hocine, leur musique n'est pas restée figée puisqu'elle a évolué depuis Sidi Blel venue à l'origine tout droit de La Mecque et s'est améliorée au contact des autres genres qbayli, zendani, hedaoui... Même si l'actuelle troupe des Ath- Abbas ne se revendique pas directement de leur ancêtre Soudani, autrement que par alliance et lien de sang, ils en gardent l'esprit et l'âme à travers leur conception de la vie. Quand ils entendent la ghaïta, ils entrent en émoi, grisés qu'ils sont par ses airs enchanteurs. Car leur mélodie diffère du habois en ce qu'elle délivre une musique envoûtante avec cette caractéristique qu'ils produisent un quart de note par simple pression de l'aisselle sur la cornemuse. Pas étonnant alors que Hocine A'abbas soit présent sur le marché du CD et de la vidéo. La troupe d'Ath-Abbas séduit les puristes. Riches de leurs traditions, ils en sèment la graine de vallon en vallon, et de coteau en coteau, gagnant au passage l'amitié et la fraternité de leurs hôtes, par la seule magie de mélodies enivrantes du bouzila tunisien, du zendani Ath-Abbas qu'ils jouent en «haut la main» contrairement aux troupes de tambourinaires de Haute-Kabylie et les Iferahene de Ouaguenoun qui jouent «en sous-main», technique que les anciens paraphrasent par «el masfah selmasfah», autrement dit, avec méthode et rigueur. Arrivés au village, toute la communauté leur ouvre grands les bras se nourrissant l'esprit de leur sagesse et de leur philosophie de la vie. Ils font du porte-à-porte mais sans frapper, le fameux sésame musical surgissant des tréfonds de leurs instruments se chargeant de cette tâche. Le soir venu, ils égaient la nuit étoilée de mélodies qui enchantent la vie, reposent le corps et purifient l'âme. Il leur arrive de passer un mois loin de leurs familles juste pour le plaisir de vivre leur passion. Les vieux se remémorent leur enfance marquée par le souvenir de ces troupes, fascinés et effrayés qu'ils étaient par l'accoutrement coloré des musiciens déguisés en animaux sauvages pour cultiver l'imaginaire des enfants et dire les liens ténus des rapports entre l'homme et la faune qui se partagent la flore de la région. Ces troupes ont-elles un lien avec Boudjlima ? Peu sûr. Les prétendues vertus des Boussadias, ces hommes surgis de nulle part, étaient alors très recherchées par les patients qui croyaient en ces rites destinés, qui à favoriser la procréation qui à conjurer le mauvais sort. Leur douce mélodie, prétendait-on, faisait fuir les mauvais génies et instaurait paix et tranquillité chez les habitants bercés par la musique. Aujourd'hui, la troupe d'Ath-Abbas se défend de telles pratiques convaincus que seul Dieu est en mesure de soulager et de guérir les maladies. C'est à peine s'ils interviennent quand ils sont sollicités pour parer au mauvais œil. Et seulement pour ceux qui croient en le pouvoir de ces musiciens qui affirment jouer pour perpétuer la tradition et sauver une culture menacée de disparition. Leur douce mélodie instaure paix et tranquillité chez les habitants bercés par la musique qui monte, descend, voltige ou se promène au gré des vents. Voilà le secret de notre musique, disent-ils à l'unisson. Car ils revendiquent le caractère patrimonial de leur musique qu'ils érigent au rang de culture à sauvegarder et à pérenniser. Leurs pérégrinations musicales participent ainsi de cette volonté de réhabiliter ce pan de notre culture qui a marqué la mémoire collective. Bien des groupes de musique se revendiquent, d'ailleurs, de ce patrimoine dont ils ont fait leur source d'inspiration musicale, poétique et philosophique. L'anecdote, racontée par le gendre de Madani décédé à 95 ans, illustre ces propos. Cheïkh Mohand d'Ath- Zellal a, un jour, réuni un panel de disciples, d'adeptes et de troupes traditionnelles autour d'un couscous. Le festin fini, il demanda aux convives de faire la fête. Tout le monde s'est ainsi mis à chanter et à danser sauf un pèlerin resté en marge. Le saint homme l'interrogea pour savoir pourquoi il ne voulait pas danser et à l'autre de répondre qu'il n'était pas porté pour ce genre d'hérésie musicale. Et cheïkh Mohand lui répondit alors d'une répartie qui fait aujourd'hui office de maxime à l'égard des gens à principes : «Tu demeureras éternellement seul !» Pour nourrir leur passion, les membres de la troupe fabriquent eux-mêmes leurs instruments en s'y prenant avec art et délicatesse. Un vrai travail d'artistes car, pour ce genre de musique, il ne faut se fier qu'à ses propres instruments. Car il y va de la survie de leur art et du sermon fait aux anciens de perpétuer une tradition musicale, passerelle entre deux époques et deux générations. Raison pour laquelle les troupes Boudjlima détentrices d'un savoir-faire musical ancestral sont tenues d'honorer leurs ancêtres en portant haut et loin ce legs, héritage des anciens, confient les membres de la troupe d'Ath-Abbas qui déplorent le peu d'intérêt accordé par l'Etat à leur art qui survit malgré tout aux événements et au temps. Raison pour laquelle ils continuent inlassablement leur voyage initiatique à travers la Haute-Kabylie où leur musique est très demandée, eux qui jouent aisément du zendani staïfi, constantinois et algérois, du berouali algérois, du bedoui et laalaoui, évoluant d'un style à l'autre et d'un rythme à l'autre avec art et élégance. Ces adeptes de la musique de feu El-Beraouni dont ils se revendiquent de l'école ne jouent pas uniquement pour de l'argent. Les quelques pièces de monnaie que les passagers et les badauds leur remettent en passant sont saisies d'une main leste sans pour autant interrompre leur musique. Cela alors que d'autres personnes accourent de loin pour profiter d'un spectacle de rue plus beau que celui proposé dans les salles de luxe. Des histoires, ils en ont plein à raconter eux qui connaissent la région, village par village et maison par maison. Madani Cherifi, qui tient son art de son père et qui a joué jusqu'à l'âge de 75 ans, raconte comment son géniteur a reçu comme cadeau d'un ami tunisien une cornemuse qu'il a ensuite léguée à son fils alors âgé de huit ans. Cela pour reprendre, jeune, le flambeau d'une belle tradition. Et comment il a ensuite rejoint Oran où il a intégré une troupe de jeunes musiciens de l'UNJA comme flûtiste et drabki avant de rentrer définitivement au pays où il continue à vivre sa passion dix-neuf ans durant. Une passion que ses amis et lui partagent depuis leur tendre enfance.