Ce livre, qui dépoussière une vieille affaire paradoxalement toujours d'actualité, est un véritable événement. Lecture indispensable pour comprendre la genèse d'un malentendu fondateur. Cette colline emblématique, Hend Sadi semble la porter en lui depuis toujours, même si de son propre aveu, c'est au contact des étudiants de Mouloud Mammeri, tandis que lui-même suivait avec l'auteur de la Colline oubliée des cours de berbère, qu'il a enfin compris toute la portée et toute la richesse de l'œuvre. C'est pourquoi la polémique de 1952 autour de cet ouvrage, qui fonde la critique littéraire algérienne, et ses conséquences dans l'Algérie postcoloniale, a nourri chez l'auteur de cet essai une longue réflexion sur l'histoire du mouvement national et la place de la berbérité dans la nation algérienne. Si ce livre fait suite à un colloque sur la Colline oubliée organisé par l'ACB en 2012, auquel Hend Sadi a participé, c'est un texte de Taha Hussein paru en 1956 et communiqué à l'auteur par le poète militant amazigh libyen Saïd Sifaw, qui est à l'origine de cette étude. Hend Sadi se livre à une enquête méticuleuse, quasi mathématique, dans cet essai en deux parties, la première consacrée à la nature de l'œuvre et à sa réception tant par la presse parisienne que par la presse progressiste algérienne, la seconde au «lynchage» médiatique orchestré par le Jeune Musulman et à son influence dans l'Algérie postcoloniale. En annexe, tous les textes relatifs à cette polémique sont pour la première fois mis à la disposition du lecteur qui, ce faisant, a tout loisir de se forger sur pièces sa propre opinion. L'œuvre et sa réception A l'origine, la Colline oubliée est saluée comme un événement littéraire car il s'agit, comme le souligne l'auteur d'«indigènes qui cessent d'être des éléments de décor (...) qui vivent, aiment et souffrent comme les autres hommes». Ce regard autre, débarrassé de l'exotisme ethnographique ambiant, enflamme la critique qui va jusqu'à évoquer Stendhal, Gide ou encore Barrès. L'auteur resitue les commentaires de la presse dans le contexte d'un monde colonial en cours de mutation. Les médias parisiens, (Libération, Le Figaro littéraire, Les Nouvelles littéraires) l'encensent, mais aussi la presse algéroise. Trop sans doute, car c'est un article du journal colonialiste La Dépêche Quotidienne qui mettra le feu aux poudres. Extrait : «... les lecteurs qui savent ce qu'on peut attendre du génie berbère et en quels beaux amalgames il peut se fondre dans la langue française». Pourtant la presse communiste algérienne fait état, notamment à travers l'hebdomadaire Liberté, de «l'engouement des patriotes algériens pour le roman», et loin de reprocher au livre le succès remporté auprès de la critique réactionnaire, comme le fera Le Jeune Musulman, il le considère tout au contraire comme une preuve de sa qualité. Jean Sénac dans la revue Terrasse exalte la poésie de l'œuvre, et Sadek Hadjerès la qualifie de progressiste. L'unique bémol dans ce concert d'éloges orchestré par la presse communiste, sera le regret que le roman n'aille pas plus loin dans l'analyse sociale. Notons encore que Bachir Hadj Ali, secrétaire général du PCA, craignait que l'attribution du Prix des 4 jurys, créé par la presse colonialiste, ne «ressuscite la vieille polémique opposant le berbère intelligent à l'Arabe fataliste». Hormis ces réserves, comme le relève l'essayiste, «rien dans la nature de la Colline oubliée comme œuvre littéraire n'exposait son auteur à être au cœur d'une polémique». Le lynchage médiatique La polémique qui va naître en témoigne : «La question coloniale revêt une dimension identitaire aigüe». Pour en saisir toute la teneur, l'auteur revisite les différents courants nationalistes de l'époque, opposant le courant arabo-islamiste qui inscrit la décolonisation de l'Afrique du Nord dans le cadre d'une renaissance du monde musulman, au courant du PPA, qualifié de berbéro-matérialiste par sa direction, qui tient compte de sa dimension amazighe. Mais qu'est-ce que Le Jeune Musulman, creuset de la campagne contre Mammeri ? Créé en 1952 par Ahmed Taleb Ibrahimi, fils du successeur de Ben Badis à la tête de l'Association des oulémas, il est l'organe des jeunes de l'Association des oulémas musulmans d'Algérie. Hend Sadi définit sa ligne éditoriale comme arabo-islamiste et antiberbère. Hend Sadi se livre à ce qu'il appelle «la chronique d'une mort annoncée», suivant pas à pas les auteurs de la cabale, Amar Ouzegane, Mohamed-Cherif Sahli, Mostefa Lacheraf, qui tous appartiennent à l'élite militante. Imprégnés tous trois de réalisme socialiste, cette particularité n'explique pas pour autant leur acharnement ravageur, car comme le souligne opportunément Hend Sadi, d'autres militants nationalistes ne font pas montre de la même intolérance vis-à-vis de l'œuvre de Mammeri. Ainsi, pour Mahfoud Kaddache, la campagne de dénigrement concoctée par le Jeune Musulman relève du «raisonnement simpliste chez l'intellectuel colonisé (...). La presse coloniale trouve que l'ouvrage a du bon, c'est que pour le colonisé, il a du mauvais». Le fait est que pour les rédacteurs du Jeune Musulman, le succès du livre est d'autant plus intolérable qu'il gagne le lectorat pied-noir assimilé au gros colonat. Mais en quoi consiste la teneur de ces attaques ? En titrant La colline du reniement, Mohamed Sahli porte d'entrée le débat sur le terrain politique. Au lieu de dénoncer la manœuvre de récupération de La Dépêche quotidienne, il s'attaque au roman lui-même, mais non à son contenu, privilégiant la rumeur, démentie par Mammeri, qui placerait l'œuvre sous la protection du Maréchal Juin. La collusion entre colonialisme et berbérité indubitablement établie par Lacheraf, sera d'ailleurs sans objet puisque Mouloud Mammeri refusera le Prix des 4 jurys patronné par l'Echo d'Alger et que nombre d'autres critiques qualifient Mouloud Mammeri d'écrivain algérien musulman sans pour autant nier sa berbérité. Dès lors, il devient clair que la violence des attaques contre La Colline oubliée porte sur le fait qu'il s'agit là d'un roman qui se déroule en Kabylie, à partir d'une histoire kabyle tout en étant de portée universelle. Sous cet angle, on comprend mieux l'accusation concernant la langue d'écriture du roman. Pour Sahli, lui-même licencié es-lettres de la Sorbonne, en faisant le choix du français, Mammeri se coupe du peuple dont la langue ne peut être que l'arabe. Tout au contraire Sadek Hadjerès remarque que le choix du français est le plus judicieux, et Mahfoud Kaddache loue la «langue simple» loin de «la phraséologie pompeuse» de mise chez «les intellectuels musulmans». Pour l'essayiste, Hend Sadi, ce type d'attaque révèle «le sectarisme» qui s'installe dans le mouvement qui deviendra le FLN, lequel aura pour devise : «Qui n'est pas avec nous est contre nous.» Si pour Mammeri la langue berbère est une «heureuse exception à sauvegarder», pour Mostefa Lacheraf elle est tout au contraire «une erreur de l'histoire à corriger». Convaincu que l'identité algérienne se détermine dans l'aire exclusive de la culture arabo-islamique, «il dénie à la Kabylie de Mammeri le droit d'incarner la patrie algérienne». Tandis que Lacheraf conteste jusqu'à la qualité littéraire de l'œuvre, Taha Hussein, gloire littéraire nationale égyptienne, très attaché à la langue et à la culture arabes, consacre au livre de Mammeri un long article en 1956. Libre de toute entrave dogmatique, gagné par la poésie du texte, il dit sa fascination pour le livre : «Je n'ai pas la moindre réserve à formuler si ce n'est celle de n'avoir pas été écrit en arabe.» Il reste néanmoins à comprendre pourquoi Mouloud Mammeri attendra les années 80 pour reconnaître officiellement que son excommunication résulte de la berbérité de son roman. Selon Hend Sadi, il y aurait une sorte d'accord tacite pour ne pas mettre la berbérité au centre de la polémique. La crise de 1949 a laissé des traces, et le mot berbère est devenu en quelque sorte, tabou. L'influence des critiques du Jeune Musulman dans l'Algérie postcoloniale Sous Houari Boumediene, Mostefa Lacheraf et Taleb Ibrahimi continuent à marquer la vie intellectuelle et idéologique algérienne à travers El Moudjahid et Révolution africaine dirigés par Ouzegane après le coup d'Etat de 1965. Ce qui aura une influence sur l'orientation de la critique littéraire. Ainsi, dans l'Algérie postcoloniale, les contempteurs de Mammeri auront-ils un rôle institutionnel majeur. L'auteur démontre l'impact de leur vision sur le champ littéraire après l'indépendance. Dans le contexte du triomphe de l'arabo islamisme, le débat sur la nature de la culture algérienne réapparaît avec vigueur notamment autour de la Charte nationale de 1976 dont, rappelons-le, Lacheraf est l'un des rédacteurs. Ce dernier jette désormais le discrédit sur un autre écrivain kabyle, Mouloud Feraoun. Hend Sadi consacre de longues pages à la critique de l'œuvre de l'écrivain par «un disciple de l'école Lacheraf», Christiane Chaulet Achour. Il fait le parallèle entre son approche et celle de 1952 visant Mouloud Mammeri, avec au cœur de cette vision « le poids du critère politique et la volonté de nier tout patriotisme dès lors qu'il se réfère à l'identité berbère ». Pour l'auteur Christiane Chaulet Achour est : «Prisonnière de schémas idéologiques conçus par la génération qui l'a précédée, elle n'appréhende le kabyle que comme instrument de manœuvres de division colonialiste». Le débat de 1952 descend dans la rue avec le Printemps berbère qui pose la question de la berbérité de l'Algérie. Mouloud Mammeri ne pouvait qu'en être l'étincelle. Remarquable par sa maîtrise du sujet et par la clarté de son exposé, cet essai rend compte de débats de fond qui n'ont jamais été menés. Par son parcours militant en faveur de la reconnaissance et de la préservation de la culture et de l'identité berbères, l'auteur a su restituer l'essentiel des enjeux qui ont présidé à la construction de la nation algérienne. Si cet ouvrage se distingue par ses qualités pédagogiques, en ce sens qu'il permet de comprendre à partir du passé ce qui se passe au présent, il est aussi servi par une écriture fluide et captivante qui nous engage à suivre de bout en bout, et sans jamais baisser la garde, une histoire à la fois complexe et tourmentée, celle du mouvement national. Marie-Joëlle Rupp Hend Sadi dédicacera son livre La colline emblématique, (Ed. Ramdane Achab) ce jeudi 5 juin à 14 heures à la Librairie Ijtihad (ex-librairie Dominique) 9 rue Hamiani (ex-rue Charras) Alger