Par Zineddine Sekfali Dans son roman-fleuve intitulé Cent ans de solitude qui retrace la longue saga d'une ancienne famille d'origine amérindienne, l'écrivain Gabriel Garcia Marquez, récemment décédé, fait dire à l'un de ses personnages : «C'est comme si le temps tournait en rond et que l'on revenait au début...» C'est précisément cette pensée qui vient immédiatement à l'esprit, quand on a appris que la réconciliation nationale était de nouveau remise à l'ordre du jour, et mieux encore, qu'on allait l'inscrire dans notre Loi fondamentale ! Or, on sait que cela fait plus de dix ans que l'on parle de réconciliation nationale, soit pour la glorifier soit pour la dénoncer, tant et si bien que l'on a tout dit, redit et rabâché à son sujet. La réconciliation nationale a même fait l'objet d'une active campagne de sensibilisation rondement menée par le gouvernement et les partis politiques de l'alliance présidentielle, puis d'un référendum populaire il y a déjà neuf ans, très précisément le 29 septembre 2005. Soulignons enfin qu'elle est entrée en application il y a plus de huit ans, en vertu d'une ordonnance présidentielle datée du 27 février 2006... Mais voici que le débat reprend, et avec lui les polémiques ! D'où cette série de questions que tout citoyen est en droit de se poser, avec l'espoir que les politiques, les politiciens, les politologues et tous ceux qui sont supposés être bien informés daignent éclairer sa lanterne. Première série d'interrogations : pourquoi tient-on à rouvrir le débat sur la réconciliation – question ô combien sensible — alors que ce débat est légalement et politiquement clos, qui plus est par voie référendaire ? Y aurait-il quelques faits nouveaux qui nous auraient échappé ou qu'on aurait en haut lieu subitement découverts ? Va-t-on, au prétexte de parachever l'œuvre de réconciliation, rendre publiques de nouvelles révélations et ouvrir la voie à des développements inattendus ? Or, la décennie rouge, c'est déjà du passé et nous sommes nombreux à l'admettre. Néanmoins, elle est aussi «un passif» très lourd impossible à escamoter ou éluder : de cela, tout le monde en est conscient. Pour autant, il n'y a pas de raison suffisante pour remuer ce passé, comme on remue un couteau dans une plaie, et moins encore pour brandir ce passif, c'est-à-dire dénoncer certains agissements et procéder à des déballages. Cela pour plusieurs raisons. D'abord, il est à la fois trop tard et trop tôt pour le faire. C'est trop tard, car il aurait fallu procéder comme en Afrique du Sud, et dès l'année 1999 : dévoiler toute la vérité sur les crimes commis, favoriser les confessions publiques, encourager les repentances, puis réparer les préjudices physiques et moraux subis, avant de passer à la phase ultime des opérations consistant à amnistier certains faits et gracier certains condamnés, voire, dans certains cas, réhabiliter quelques-uns d'entre eux. Mais paradoxalement, il est encore trop tôt pour le faire, car chez de nombreuses personnes les violences et les traumatismes subis ne sont pas résorbés, tandis que chez ceux qui ont eu des morts ou déplorent des disparus, le deuil n'a pas été fait. Il est enfin risqué de relancer les débats et avec eux les polémiques, car nul ne sait comment certaines personnes ou groupes de personnes pourraient réagir, si des plaies, toujours vives, sont imprudemment rouvertes par le comportement arrogant de quelques irresponsables et les prétentions irraisonnées de certains irréductibles. En effet, si on peut considérer que l'on dispose à présent de données suffisantes et fiables quant au nombre de morts, de handicapés physiques et de blessés graves du fait du terrorisme mais aussi des suites des opérations effectuées par les différents services de sécurité pour le rétablissement et le maintien de l'ordre républicain, il faut bien admettre que l'on n'a pas encore pris l'entière mesure des dégâts psychologiques, psychiques et moraux provoqués chez l'ensemble de la population par les évènements vécus durant cette terrible décennie, à juste titre qualifiée de rouge. Sauf lobotomisation massive et radicale de tous les Algériens et, sauf caviardage total et systématique de tous les médias qui ont relaté les tueries en particulier celles des années 1992 et 1996, la décennie rouge est, que cela plaise ou pas, à tout jamais écrite dans notre histoire nationale. C'est la tache indélébile qui salit notre Histoire. Notre seule consolation, si tant est qu'en la matière il y ait un seul motif de se consoler, c'est que nous ne sommes pas les seuls au monde à avoir subi de tels drames et de telles tragédies. En effet, les massacres de la décennie rouge sont mutatis mutandis, comparables à ceux jadis commis par le mouvement islamiste, radical et messianique des «Qarmates», durant les Xe et XIe siècles. Ils rappellent aussi la vague d'assassinats commis durant les XIe et XIIIe siècles, toujours dans le monde musulman, par les «Hachachin» plus exactement «Al Assassiyoun» ou fondamentalistes fanatiques activant sur les ordres de leur mentor «le Vieux de la Montagne», réfugié dans son nid d'aigle situé sur les monts d'Al Alamout, au cœur du Caucase. Toutes choses étant égales par ailleurs, notre décennie rouge n'est pas sans rappeler deux sanglantes périodes de l'histoire de France. Il y a d'abord les persécutions effectuées au XIIIe siècle contre les Cathares protestants par les catholiques de France et de Navarre. Cette guerre de religion qui était doublée d'une guerre civile donna lieu à des massacres et dévastations inouïs. Il y a ensuite les massacres de la Saint-Barthélemy, qui ont ensanglanté toute la France, durant le XVIe siècle. Comme chez nous, les drames que je viens de citer et qui ont déchiré le monde musulman et la chrétienté ont laissé des traces physiques, morales et mémorielles. La seconde série d'interrogations est : à quelles fins le pouvoir politique remet-il cette réconciliation nationale au centre de la révision constitutionnelle ? En quoi la constitutionnalisation de la réconciliation renforcerait-elle la justice ou permettrait-elle de faire triompher la vérité, d'accélérer les enquêtes, de finaliser les procédures de déclaration de décès, de retrouver —morts ou vifs — les disparus, d'identifier les enterrés sous X ? En définitive, à qui cette constitutionnalisation pourrait-elle profiter : au pouvoir politique ? Aux victimes des tueries ? Aux ayants droit de ces victimes ? Aux terroristes et à leurs «mentors» ? La réconciliation est une décision politique : c'est même de la politique ! Il y a bien en effet une politique de la réconciliation nationale ; elle est régie par une imposante batterie de textes législatifs et réglementaires ; elle est gérée et mise en œuvre par des structures administratives et judiciaires spécialisées. Elle a même une base juridique constitutionnelle, en l'espèce les articles 77 et 122, relatifs l'un aux grâces, l'autre à l'amnistie. En quoi ces deux mesures de clémence diffèrent-elles l'une de l'autre ? C'est très simple. L'amnistie a pour effet d'effacer les faits punissables commis, de mettre fin aux poursuites pénales éventuellement déclenchées et d'annuler les condamnations prononcées ; l'amnistie ne peut être décidée que par voie législative selon l'article 122 de la Constitution. La grâce porte, quant à elle, sur les peines prononcées, ce qui suppose que des jugements définitifs ont été rendus ; la grâce est susceptible de prendre diverses formes : elle peut être soit totale, soit partielle ou encore revêtir la forme d'une commutation de peines. La grâce relève du domaine réglementaire et ne peut être prise que par décret du président de la République, précise l'article 77 de la Constitution. Ces brefs rappels du contenu de deux textes constitutionnels rendent encore plus incompréhensible ce soudain besoin d'inscrire la réconciliation, sous forme d'un article, dans la Constitution... La troisième série d'interrogations est la suivante : à supposer recevable et fondée l'inscription de la réconciliation nationale dans le texte de la Constitution, est-il raisonnable de l'ériger en «constante nationale» et ainsi de l'élever, du point de vue de sa force, de son importance et de sa portée, au même niveau et au même rang que les constantes déjà prévues dans la Constitution, en l'occurrence : l'emblème national et l'hymne national, le régime républicain, l'Islam en tant que religion de l'Etat, la langue arabe et la langue amazighe en tant que langues nationales ? En vérité, n'est-on pas en pleine confusion et en plein mélange des genres ? A force de la réviser et d'y ajouter des dispositions nouvelles qui n'y ont pas forcément leur place, la Constitution de 1996 tend à ressembler plus à un patchwork qu'à une Loi fondamentale. Conclusion Si l'on pense qu'il est indispensable que soient actés dans la Constitution les malheurs de la décennie rouge, ainsi que les enseignements que l'Etat et la Nation ont tirés de cette période de notre Histoire, il serait plus judicieux d'y inscrire une disposition proclamant «imprescriptibles et non susceptibles d'amnistie» le terrorisme, les crimes contre l'humanité, les atrocités et les disparitions forcées, en ajoutant expressément les crimes de guerre... Une autre disposition qu'il serait souhaitable d'y introduire serait celle qui attribuerait compétence universelle aux juridictions algériennes pour reconnaître des crimes ci-dessus cités, quel que soit le pays où ils sont commis, dès lors que l'une des victimes ou l'un des auteurs est de nationalité algérienne. La philosophie qui sous-tend ces propositions peut être ainsi résumée : la clémence c'est bien ; la justice, c'est mieux.