[email protected] La Tunisie découvre depuis peu les vertus du dialogue et du consensus. Sans pour autant se substituer à l'Assemblée constituante, le dialogue est perçu comme une institution de suivi qui traite les conflits, avec pour acteurs des états-majors capables de décider et de donner corps aux décisions prises(*). L'objectif affiché est de réaliser un compromis entre la «légitimité électorale» dont bénéficient formellement les islamistes d'Ennahdha et la «légitimité consensuelle» requise pour sortir de l'impasse consécutive au «Printemps arabe» ; la première est au cœur de la mécanique démocratique qui a néanmoins besoin d'une large adhésion en vue de sécuriser la transition. Le gouvernement de Mehdi Jomaâ est le produit de cette alchimie et sa survie reste tributaire de la poursuite d'un dialogue d'autant plus vital qu'il coïncide avec une situation économique et sociale des plus contraignantes. Dans l'immédiat, la poursuite de ce dialogue permet d'asseoir la légitimité d'équipes gouvernementales, dites de «compétences» ou de «technocrates», non élues. Les deux années écoulées (2013-2014) ont établi la justesse de la démarche et il est attendu l'installation d'un Conseil supérieur du dialogue national qui supervise l'action gouvernementale, avec pouvoir de décision et d'arbitrage jusqu'aux prochaines élections, prévues fin 2014. Le dialogue national a été entamé en octobre 2013 dans un climat de suspicion générale, de règlements de comptes et d'assassinats politiques, consécutivement à une détérioration de la situation sécuritaire. L'Assemblée constituante était dans une impasse et le bras de fer majorité-opposition menaçait de mettre le feu aux poudres. Elue en mai 2011 et regroupant onze partis politiques ayant souscrit à un pacte d'engagements, elle était encore, deux ans plus tard, en juin 2013, à une quatrième version du texte constitutionnel avec vingt points de divergences fondamentales (sans compter d'autres questions de moindre importance); elle a par ailleurs échoué à faire élire neuf membres de l'instance électorale suprême en remplacement de la structure qui a supervisé les élections d'octobre 2011 et qui n'avait toujours pas été dissoute par le gouvernement Djebali. Ce dernier est le produit de la victoire électorale de la Troïka (Ennahda, le Bloc pour les libertés et le Congrès pour la République) qui a vu naître une équipe à forte connotation partisane formée de pas moins de 75 ministres et secrétaires d'Etat dépourvus d'expérience et soupçonnés – non sans raisons – de sectarisme. Djebali a emprunté une voie populiste de création d'emplois fictifs (publics) à coups de déficits budgétaires, en empiétant sur la liberté de la presse et l'indépendance des juges. Le dérapage des traitements publics s'est accru dans des proportions considérables depuis le départ de Ben Ali (+ 55%). Soit un coût qui est passé pour le budget de l'Etat de 6,8 à 10,5 milliards de dinars. En deux ans, 100 000 recrutements, dont beaucoup dans la police, ont été enregistrés dans l'administration et les entreprises publiques, avec un déficit budgétaire qui dépasse 10% du PIB en 2014 (contre 1% en 2010). La détérioration de la situation sécuritaire a, par ailleurs, contribué à la réduction des IDE et la crise du secteur du tourisme. Il n'y avait donc objectivement pas d'issue au dialogue. C'est à cela qu'entend parvenir l'UGTT grâce à l'accord qu'elle a conclu, en octobre 2013, avec le patronat représenté par l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica), la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH) et l'Ordre des avocats. Ce quatuor associe à son initiative 21 partis ; chacun de ces partis étant représenté par un seul délégué quel que soit son poids électoral. Une feuille de route est tracée avec trois pistes : exécutive, constitutionnelle, électorale. Trois mois de tractations aboutissent, en janvier 2014, à un consensus autour de Mehdi Jomaâ comme chef du gouvernement. De même qu'ont été aplanies les divergences constitutionnelles au sein de la Constituante et trouvé un compromis sur l'instance suprême de supervision des élections. L'accord permit d'accélérer le chantier constitutionnel, de constituer un gouvernement de compétences sous la conduite de Mehdi Jomaâ et de parachever l'élection de l'Instance indépendante des élections (Isie). Le dialogue politique porte également sur la détermination des dates des élections législatives et présidentielles. Parallèlement, un dialogue économique est entamé le 28 mai 2014. Quatre mois après la formation du gouvernement Mehdi Jomaâ, le dialogue est relancé sous l'impulsion de l'UGTT, au siège d'un ministère à la dénomination fort significative : le ministère de la Justice, des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle. Encore une fois, l'initiative de l'UGTT s'avéra salutaire. Le dialogue se poursuit autour de la mise en œuvre des autres dispositions de la feuille de route, notamment trois : les recrutements partisans, les exactions des Ligues de défense de la révolution et la protection des lieux de culte. Des milliers de désignations partisanes avaient été décidées par les gouvernements précédents, dont 80% avaient profité à des membres d'Ennahdha (19 walis sur 24 et 229 mou'tamed sur 264) ; ils ont tous été révoqués par le nouveau Premier ministre. La dissolution des «Ligues de défense de la révolution», préalablement reconnues par le ministère de l'Intérieur, rendues coupables d'actes de violence dont l'acte du siège de l'UGTT le 4 septembre 2012. «La révolution dispose d'un Etat qui la protège», soutient désormais le nouveau Premier ministre. Le tribunal de Tunis a décidé, le 26 mai 2014, la dissolution des Ligues et de leurs ramifications. La neutralité des mosquées en en éloignant les activistes salafistes, semeurs de haine et de violence, conformément au chapitre 6 de la constitution du 14 janvier 2014. La résolution de ces trois épineux dossiers ne rend pas pour autant caduc le dialogue. Ce dernier se poursuit sur des questions électorales et économiques. Pour les élections, il reste à convenir des dates (tout doit être bouclé à la fin de l'année 2014) et des modalités (concomitance ou séparation des élections présidentielle et législatives) après l'adoption de la loi électorale. Quel avenir pour le dialogue en Tunisie une fois ces questions traitées ? Son institutionnalisation par l'installation d'un Conseil supérieur du dialogue national, avec pouvoirs de décision et d'arbitrage, s'annonce être d'un apport précieux pour la poursuite du processus démocratique. A. B. (*) Hammadi El-Drissi, Quel rôle pour le dialogue national en Tunisie à l'ombre du gouvernement de Mehdi Jomaâ ?, Arab Reform Initiative, juillet 2014.