Par Kader Bakou Alexandre Soljenitsyne, en 1990, dans le journal Literatournaïa Gazeta, a parlé des relations russo-ukrainiennes et exprimé ses craintes d'un conflit entre les frères slaves. «Notre peuple s'est divisé en trois branches suite aux terribles malheurs de l'invasion mongole et de la colonisation polonaise. Parler de l'existence depuis le IXe siècle d'un peuple ukrainien à part parlant une langue non russe particulière est une falsification récente. Ensemble nous sommes issus de la noble Kiev «d'où provient la terre russe», selon la Chronique de Nestor, d'où nous est venue la lumière du christianisme (...) En Lituanie et en Pologne les Biélorusses et les Ukrainiens se prenaient pour les Russes et luttaient contre la polonisation et la catholicisation. Le retour de ces terres dans le giron de la Russie était alors interprété par eux tous comme la Réunification», rappelle le prix Nobel de littérature 1970. «Cependant la Rada socialiste, pleine de vanité de 1917, a été composée sur un accord entre les politiques et n'a pas été élue par le peuple. Quand elle a quitté la Fédération et annoncé le détachement de l'Ukraine de la Russie, elle n'a pas demandé l'opinion du peuple», poursuit encore le dissident russe. «J'ai déjà répondu à des nationalistes ukrainiens en exil qui répètent sans arrêt à l'Amérique que ‘‘le communisme est un mythe et que ce sont les Russes et non pas les communistes qui veulent s'emparer du monde''. Le communisme est le mythe que les Russes et les Ukrainiens ont appris à leurs dépens dans les geôles de la Tcheka depuis 1918. C'est le mythe qui a réquisitionné dans la région de la Volga même les grains de semence ayant voué 29 gouvernements russes à la sécheresse et à la famine de 1921-1922. Le même mythe qui a perfidement plongé l'Ukraine dans une famine aussi impitoyable de 1932-1933. Est-ce que nous ne sommes pas liés à cette violence sanguinaire, après avoir subi en commun la collectivisation communiste menée à coup de bâton et accompagné d'exécutions ?», s'interroge l'auteur de L'Archipel du Goulag. «Il va de soi que nous partageons les peines mortelles de l'Ukraine à l'époque soviétique. Mais d'où vient cette envie de trancher dans le vif et de séparer l'Ukraine (même les régions qui n'ont jamais été ukrainiennes : la Nouvelle Russie ou la Crimée, le Donbass et les territoires allant presque jusqu'à la mer Caspienne). S'il s'agit de «l'autodétermination de la nation» c'est la nation qui doit décider. Le problème ne peut pas être résolu sans un vote du peuple entier», estime-t-il. Dans le contexte ayant précédé l'éclatement de l'Union soviétique, il estime encore que détacher l'Ukraine aujourd'hui c'est diviser des millions de familles et de personnes : tellement la population est mélangée ; il y a des régions entières à prépondérance russe ; combien de personnes ont du mal à choisir leur nationalité entre deux possibles ; combien de personnes ont des origines mixtes et combien recense-t-on de mariages mixtes, bien que personne ne les ait jamais considérés comme tels ?» Il lance un appel : «Frères ! Cette séparation violente est inutile, c'est une obnubilation de l'époque communiste. Nous avons enduré ensemble l'époque soviétique, nous nous sommes retrouvés ensemble dans cette fosse et nous en sortirons ensemble (...) Il ne doit y avoir aucune russification forcée mais aussi aucune ukrainisation forcée comme cela a eu lieu à la fin des années 1920 (...) Si le peuple ukrainien veut en effet se détacher, personne ne devra certes le retenir par la force. Mais ce pays étendu est très varié et seule la population locale peut décider du sort de son territoire, de sa région et chaque minorité nationale apparaissant dans ce territoire doit être accueillie par la non-violence à son égard.» En conclusion, cet autre appel du cœur : «Dans mon cœur, il n'y a pas de place pour le conflit russo-ukrainien et si, que Dieu nous garde, les choses en arrivent aux dernières extrémités, je peux dire que jamais, en aucune circonstance je n'irai moi-même ni ne laisserai mes fils participer à un affrontement russo-ukrainien, quelque zélées que fussent les têtes folles qui nous y pousseraient.» Alexandre Soljenitsyne mort le 3 août 2008 à Moscou, a assisté à la séparation de l'URSS en 1991, mais n'a pas assisté à la guerre des frères slaves de 2014. K. B.