L'Ukraine est entrée hier dans une nouvelle ère en se dotant d'un chef de l'Etat par intérim en remplacement de Viktor Ianoukovitch, destitué la veille et introuvable depuis. Le président du Parlement Oleksandre Tourtchinov, un proche de l'opposante Ioulia Timochenko, a été élu à une très large majorité chef d'Etat par intérim par les députés. Le président du Parlement assume les responsabilités du chef de l'Etat en cas de vacance du pouvoir, d'après la Constitution ukrainienne. Les parlementaires se sont aussi mis d'accord pour former d'ici à mardi un gouvernement d'union nationale. M. Ianoukovitch, qui avait refusé samedi de démissionner et dénoncé un «coup d'Etat», a entretemps été lâché par son propre parti, le Parti des Régions. «L'Ukraine a été trahie, les Ukrainiens dressés les uns contre les autres», a indiqué le parti dans un communiqué. Viktor Ianoukovitch est «responsable des événements tragiques » en Ukraine, selon lui. On ignorait hier où se trouvait l'ex-président, qui aurait tenté en vain de fuir en Russie samedi en corrompant des gardes-frontières, selon M. Tourtchinov. Semblant de normalité Hier, le centre de Kiev, métamorphosé en quasi-zone de guerre après trois mois de crise aiguë, renouait avec un semblant de normalité, avec la réouverture des magasins fermés depuis plusieurs jours. Des centaines de personnes, familles avec jeunes enfants, curieux bardés d'appareils photo, sympathisants émus défilaient dans la rue Institutska, théâtre des pires massacres de la semaine, pour observer de leurs propres yeux les barricades et leurs défenseurs et rendre hommage aux victimes. Près de 80 personnes sont mortes au cours de la semaine, un niveau de violence inédit pour ce jeune pays issu de l'ex-Union soviétique. Dans le même temps, le siège du Parti communiste, allié du parti de Viktor Ianoukovitch au Parlement, a été saccagé par des manifestants et les inscriptions «Criminels», «assassins », «esclaves de Ianoukovitch» ont été taguées sur la façade du bâtiment. Quelque 40 statues de Lénine ont aussi été déboulonnées ou vandalisées depuis le début de la semaine, principalement dans l'est du pays, selon les médias ukrainiens. Des documents potentiellement explosifs détaillant un système de pots-de-vin organisé et une liste de journalistes à surveiller ont par ailleurs été découverts dans la résidence de M. Ianoukovitch en banlieue de Kiev. Quant à Ioulia Timochenko, l'exégérie de la Révolution orange tout juste sortie de prison, elle devait consacrer sa première journée de liberté à rencontrer des ambassadeurs occidentaux, avant de rendre visite à sa mère à Dniepropetrovsk (est), selon son parti Batkivchtchina (Patrie). Elle doit rencontrer «très prochainement » la chancelière allemande Angela Merkel, a-t-il annoncé un peu plus tard. Elle n'a, en revanche, pas encore formulé publiquement de projet politique dans la perspective de la présidentielle anticipée du 25 mai, selon une porte-parole du parti. Mme Timochenko, apparaissant affaiblie après deux ans et demi de prison et contrainte à se déplacer en fauteuil roulant, avait été acclamée samedi soir par la foule sur le Maïdan. Elle avait rendu hommage aux «héros» de l'Ukraine. «Si quelqu'un vous dit que c'est terminé et que vous pouvez rentrer chez vous, n'en croyez pas un mot, vous devez finir le travail», a-t-elle lancé devant plus de 50 000 personnes. Dans un paysage politique totalement chamboulé en l'espace de 24 heures, l'un des principaux responsables de l'opposition ukrainienne, le champion du monde de boxe poids lourds, Vitali Klitschko, s'est réjoui que «Ianoukovitch ait été mis KO». Son parti, Oudar (coup), a demandé le lancement d'un mandat d'arrêt international, «pour que les criminels qui se sont enfuis ou qui souhaitent le faire n'échappent pas à la justice». Une enquête a déjà été ouverte contre 30 hauts responsables de la police, pour leur rôle dans la répression. Menaces sur l'unité du pays Si l'extrême tension des derniers jours est retombée, les inquiétudes concernant ce pays de 46 millions d'habitants restent très vives à l'étranger. Il apparaît, en effet, à la fois profondément divisé et au bord de la faillite financière. Le sujet a été abordé lors de la réunion du G20 hier à Sydney. «Les Etats-Unis et d'autres pays sont prêts à aider l'Ukraine dans ses efforts de retour à la démocratie, à la stabilité et la croissance», a déclaré le secrétaire américain au Trésor, Jack Lew, qui a espéré la formation d'un «gouvernement multipartite et technocrate, désireux de mener les réformes économiques nécessaires». La communauté internationale a, en outre, clairement fait part de ses craintes que la crise n'ait encore creusé le fossé entre l'Est russophone et russophile, majoritaire, et l'Ouest nationaliste et ukrainophone. La représentante de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, a appelé les responsables politiques ukrainiens à agir «de manière responsable » pour maintenir «l'unité» du pays. La Russie a dénoncé samedi «les extrémistes armés et les pillards dont les actes constituent une menace directe (pesant) sur la souveraineté de l'Ukraine», tandis qu'à Kharkiv (est), des responsables locaux des régions pro-russes de l'est ont remis en cause samedi la «légitimité» du Parlement ukrainien qui, selon eux, travaille actuellement «sous la menace des armes». Et à Sébastopol (Crimée, sud), une manifestation pro-russe était annoncée pour hier à 14h00 GMT. Face à cette situation, le ministre britannique des Affaires étrangères, William Hague, a estimé hier qu'il «ne serait vraiment pas dans l'intérêt de la Russie» d'intervenir militairement en Ukraine.