Par A. Benfodda Le 25 septembre 1989, une triste nouvelle annonçant le décès de notre ami Djaâfar Haddad nous parvint de Nice. Un quart de siècle, déjà ! Il nous faudra chercher dans le fouillis de nos souvenirs les événements qui ont trait à la vie de Djeff, en tant que syndicaliste engagé et militant progressiste infatigable. Mais également dire, par devoir de mémoire et de fidélité à son idéal de vie, ses qualités humaines exceptionnelles qui le transcendaient, particulièrement dans les milieux syndicalistes des années 1970-1980. Djeff a passé une enfance difficile qui l'a profondément marqué. Père décédé en 1952 en Indochine, orphelin à 8 ans, Djeff et ses deux frères vont grandir chez leur grand-mère Mani, dans le quartier de Fontaine Fraîche. Etant l'aîné, il commence à travailler très jeune pour subvenir aux besoins de la petite famille. Ils s'installent après l'indépendance à El Biar, dans un F2 exigu. Recruté à Sonelgaz vers la fin de l'année 1963, il suit à l'école EGA de Ben Aknoun une formation dans la fiscalité/comptabilité. Il prend également des cours de capacité en droit, mais son engagement syndical précoce lui fixe un autre cap que celui des études et de la réussite professionnelle. Son mariage avec Rabéa est célébré le 27 octobre 1967. Il n'a que 23 ans. Assumant très tôt la responsabilité d'une famille dont un frère malade, disposant de moyens limités, Djeff est poussé tout naturellement à vouloir comprendre le contexte politique, la nature des rapports sociaux et des luttes post-indépendance. Guidé au plan syndical par son mentor, Ammi Hassan, et au plan professionnel par Claude Duclerc, il fait ses premiers pas dans la vie active. Les conditions difficiles qu'il a vécues durant sa jeunesse l'ont façonné ; il prend conscience du besoin de lutter pour la défense des droits matériels des travailleurs, pour le respect de leur dignité, pour un monde fondé sur la solidarité, l'égalité et la justice sociale. Il est de toutes les réunions syndicales au siège de Sonelgaz, ne ménage ni son temps ni sa carrière pour soutenir une cause juste ou défendre ses convictions. Il a la confiance des travailleurs du siège qui vont le porter aux premiers rangs de la représentation syndicale, durant deux décennies. A 30 ans, en mai 1974, au plus fort de la caporalisation de l'UGTA, Djaâfar est élu au secrétariat de la Fédération nationale des électriciens et gaziers d'Algérie, la FNEGA, dirigée alors par Labou Chaâbane. Représentant des travailleurs de l'unité siège de Sonelgaz, il apportait une autre façon de faire du syndicalisme qui n'était pas sans susciter des interrogations et des clivages. La FNEGA vivra 2 années de revendications permanentes, d'incompréhensions et de contestations que l'introduction de la GSE allait rendre plus complexes. Les dissensions internes ajoutées au conflit ouvert avec Belaïd Abdesselam, alors puissant ministre de l'Industrie et de l'Energie, à propos de l'étalement des 44 heures hebdomadaires sur 5 jours, aboutiront à la suspension de la FNEGA et de l'ATE Sonelgaz en avril 1976. Avec d'autres camarades, Djaâfar reprendra son bâton de pèlerin pour reconstruire le syndicat Sonelgaz et l'associer au formidable mouvement de démocratisation de l'UGTA qui sera couronné par le 5e Congrès de mars 1978. Une année plus tard, le 1er juillet 1979, naîtra la Fédération des travailleurs de l'énergie, de la chimie et des mines (FNTECM) regroupant pour l'essentiel les travailleurs de Sonatrach, Sonelgaz, Sonarem, Snic et Sonic. Et Djaâfar, élu au secrétariat fédéral, est chargé du département éducation et formation. Il est de toutes les missions où les revendications des travailleurs sont en jeu, ne rechignant jamais à la besogne. Avec tout le secrétariat fédéral, il est dans la zone industrielle d'Arzew, secouée en juin 1981 par un mouvement inédit de revendications multiples et de contestation de la représentation syndicale ; il y apporte sa sagesse et son sens du contact dans les discussions avec les grévistes. Au sein de ce secrétariat où la fraternité, la solidarité, la complémentarité, le partage de responsabilités et l'engagement politique n'étaient pas de vains mots, Djeff vivra certainement ses plus belles années syndicales. L'application durant l'année 1981 du fameux article 120 des statuts du FLN, adopté en décembre 1980, mettra un coup d'arrêt à la démocratisation, non seulement de l'UGTA, mais également de toute la vie sociale, économique et culturelle. A la rationalité et à la confrontation des idées, au sein des entreprises nationales, se substituera progressivement le faire-valoir de l'appartenance au Parti FLN. Cet article a permis de liquider des hommes qui se réclamaient de la mouvance progressiste ou du PAGS. Pis encore, il a été l'instrument de la suppression des fédérations syndicales, remplacées par des structures bureaucratiques verticales sans lien organique avec la base syndicale. Malgré son bilan élogieux, la déclaration de mort de la FNTECM est notifiée lors du 6e congrès de l'UGTA, tenu en mars 1982. Avec l'application bureaucratique de l'article 120, c'est aussi la perte de crédibilité des structures nationales chargées de porter les revendications sociales et politiques, au profit de la montée en force du courant islamiste contestataire opposé au progrès et à la démocratie. En évoquant son parcours avec Amar Lounis, l'ex-secrétaire général charismatique de la Fédération des travailleurs de l'énergie, de la chimie et des mines (FNTECM), ce dernier, admiratif, m'a conté une anecdote sur Djeff. Alors que la contestation grondait dans les bases Sonatrach du Sud – cela devait être en mai/juin 1980 — et que le contact direct avec les employés n'était pas souhaité par la direction de cette entreprise «stratégique», le secrétariat fédéral a décidé de prendre langue avec les travailleurs. De retour de mission, Djeff nous déclare tout de go : mission accomplie ! Et de nous raconter comment il avait fait pour dire le soutien de la Fédération et expliquer sa démarche. Chaque matin, il se rendait de bonne heure sur le lieu de ramassage des employés, empruntait le même car et développait son argumentaire syndical durant le trajet de la base-vie au lieu de travail. Il l'avait répété autant de fois qu'il fut nécessaire pour toucher le maximum de travailleurs et les convaincre de ne pas aller à l'affrontement. Et il y réussit ! Quand il fallait «affronter» les travailleurs dans les zones sensibles, Djeff était toujours de la partie. Il était systématiquement volontaire pour les missions impossibles. Un autre fait. Lorsque le contexte s'est dégradé dans la région de Tizi Ouzou, en mars/avril 1980 — en cette période qu'on a qualifiée plus tard de Printemps berbère — et que la situation conflictuelle risquait d'enflammer le secteur économique, la Centrale syndicale que dirigeait Demane Debbih Abdellah a sollicité les cadres fédéraux pour se rendre sur les lieux, déclarer la compréhension du syndicat vis-à-vis des revendications culturelles et prôner la solidarité ouvrière pour éviter toute cassure. Djeff, accompagné de son éternel comparse Djermane Mustapha, ont fait partie de cette élite syndicale qui s'était rendue sur place, dans les unités économiques et sur le camping universitaire, allant au-delà des consignes de l'UGTA, et soutenant les revendications démocratiques. C'est ce trait de caractère qui le rendait attachant ; il y avait en lui une empathie naturelle avec les travailleurs et les citoyens en difficulté sociale. Chez lui, classe ouvrière, cela avait un sens et un contenu concret. Ce n'était pas un concept vaseux qu'on adopte parce que Marx en parle. Djeff faisait référence, avec conviction et certitude, à la classe ouvrière prise en tant que force sociale de premier plan, et à la nécessité de défendre ses intérêts économiques et politiques. Lorsqu'il intervenait dans des réunions syndicales restreintes ou lors des assemblées générales, soyez sûrs, qu'en introduction de son intervention, il dira les qualités supérieures de la classe ouvrière dont la mobilisation balaiera les hésitations petites-bourgeoises de certains courants politiques. L'UGTA muselée, Djaâfar un temps déprimé, se tourne vers le travail patient et méthodique de la lutte clandestine, et s'investit dans l'action politique à l'intérieur du PAGS. Mais il est fragilisé par la maladie et ne sait pas se ménager. En effet, un accident de la route banal le conduit à l'hôpital Mustapha où, à la suite d'un bilan médical, on découvre que Djeff a des insuffisances cardiaques graves pour qu'il soit envoyé pour une intervention chirurgicale urgente en Suisse, en 1981. De retour, il continuera de dérouler normalement et pleinement sa vie sans se soucier des dégâts qu'il pouvait engendrer pour sa santé. Il décédera à 45 ans, alors qu'il se rendait, en train, dans un centre de repos de la CCAS, l'homologue français des œuvres sociales de Sonelgaz. Septembre 2014. Malgré l'usure du temps, Djaâfar Haddad reste toujours présent dans la mémoire de ses proches, de ses amis et des petites gens qui l'ont côtoyé de près. Ses occupations extra-familiales ne l'ont pas empêché d'être aux petits soins avec sa femme Rabéa et ses quatre enfants. Il aurait été fier d'eux — et de leurs six bambins — de les savoir bien établis : Réda et Tarik aux Pays-Bas, Adlane au Canada, et surtout Badiâa, demeurant à Alger pour perpétuer avec sa propre sensibilité l'idéal de justice qui fut le sien. Militant communiste, syndicaliste de conviction, Djeff fut un homme de principes, affable, jovial malgré la maladie, solidaire avec les faibles et toujours disponible. Une cérémonie commémorative de recueillement sera organisée dans les prochains jours. Que ceux qui l'ont connu, aimé et apprécié se souviennent de lui, qu'ils évoquent son parcours et qu'ils glorifient sa mémoire en ce 25e anniversaire de sa disparition.