Par Ahmed Halli [email protected] En dehors des cérémonies officielles et protocolaires de la célébration du 1er Novembre, il y a eu deux manifestations, célébrant et impliquant des femmes, mais avec deux visions différentes, voire antinomiques. Vendredi 31 octobre, autour du thème de la mémoire, «Dhikra 60», le musée du Bardo a été le cadre d'un hommage inédit à des dames de l'ombre, surgies de nos pages d'amnésie. Comme la plupart des combattantes de la liberté, Malika Hadjadj, Rachida Miri, Yamina Chellali, Khadija Brikci-Sid et Aouali Senouci, ont été littéralement portées disparues après l'indépendance. Ce vendredi soir, elles ont eu droit aux applaudissements chaleureux d'un public, d'où émergeaient quelques anciens «malgaches», des figures connues du fameux MALG. Ces cinq survivantes étaient les personnages principaux du film-documentaire les Immortelles du renseignement, réalisé par Amine Kaïs. Projeté en clôture d'une série de conférences sur les circonstances et les étapes de la Révolution du 1er Novembre, le film restitue fidèlement l'histoire de l'engagement de ces combattantes, racontée par elles-mêmes. De narration en narration, le film reconstitue le combat de jeunes adolescentes qui commence dans un lycée d'Oujda et finit dans les services de renseignement du MALG, en passant par les maquis. L'autre fait marquant, à mes yeux, de ce 60e anniversaire, c'est le défilé de «haïks», organisé par une agence événementielle, au centre d'Alger. Un défilé de mode, montrant le seul voile qui devrait être permis, éveilleur de nostalgies chez ceux qui n'ont jamais eu à le porter. Sur la parade, en blanc elle-même, je n'ai rien à dire, sachant que c'est un hymne à la beauté, venu dérider un 1er Novembre, dont on oublie qu'il est aussi fête nationale. Mais j'avoue que je suis un tantinet perplexe devant ces efforts qui tendent à nous faire admettre la supériorité du haïk sur le hidjab. Ceci, en considération du fait que le hidjab est venu de l'Orient, et de fraîche date, alors que le haïk serait un habit authentiquement algérien et qu'on peut donc lui faire confiance. D'où ma méfiance : on voudrait me faire croire que sous ce voile blanc ou noir, et son masque facial, nos mères, ou nos grands-mères vivaient un bonheur rarissime, et qu'elles étaient fières de ne montrer que leurs yeux teintés au kohol. En somme, il suffirait de remonter plus loin en arrière pour dépasser et vaincre l'autre arriération, celle du wahhabisme. Sous prétexte que le hidjab est un produit importé de l'étranger, via le cinéma, la télévision et la mosquée, on devrait lui substituer une fabrication locale, d'origine douteuse. Bien sûr, si entre deux maux inoculés, l'un extrait de la rente pétrolière et l'autre ancré dans une tradition archaïque, il faut privilégier le moins pénible à porter, je choisirais le hidjab. Je me verrais contraint, la mort dans l'âme, à partager l'avis de cette consœur qui fait le choix de l'efficacité. Elle requiert, en effet, contre «le haïk qui glisse constamment de la tête et qu'il faut sans cesse remonter», par un mouvement de la main ou des deux mains, jusqu'à occasionner des tics nerveux. En revanche, la journaliste plaide pour «le hidjab qui laisse plus de liberté de mouvement à la femme, surtout si elle travaille en dehors du foyer», un avantage incontestable. Un avantage qu'apprécient les oiseaux qui sont libres de voler, mais dans l'espace clos d'une cage, celle qui serait rehaussée d'or pour y attirer de fraîches conquêtes. Je pense à ce que dirait Houda Chaâraoui, militante nationaliste égyptienne, proche de Saâd Zaghloul, qui découvrit son visage un jour de 1924, imitée par son amie Aziza Nebraoui, en débarquant au port d'Alexandrie. En 1919, alors qu'elle portait encore la burqa, elle répliqua à son mari qui voulait l'empêcher de manifester contre l'occupant anglais : «Vous, les hommes, vous croyez avoir le monopole du nationalisme et du courage, mais vous vous trompez.» Elle participa à la manifestation qui fut réprimée dans le sang, mais qui aboutit, dans l'immédiat, à la libération des militants emprisonnés par les Britanniques. Dans la manifestation se trouvait également une actrice de théâtre déjà célèbre, une certaine Fatma Al-Youssef, émigrée de la Syrie de l'époque, qui faillit tomber sous les balles britanniques, alors qu'elle arborait le drapeau de son pays. C'est aussi en 1924 que Fatma Al-Youssef fonda la revue Rose-Al-Youssef, intégrée aujourd'hui dans la presse publique. De magazine artistique et littéraire, le journal se transforma, en l'espace de quelques années, en tribune politique, rejetant les menaces et les multiples tentatives de corruption par l'argent. Le journal a accueilli des plumes célèbres, parmi lesquelles Mohamed Al-Tabbai, surnommé le «Prince des journalistes», ainsi que les frères Ali et Mustapha Amine. Avant sa nationalisation en 1960, le journal était dirigé par le journaliste et écrivain Ihsane Abd-Alqaddous, l'auteur du Voleur d'autobus, qui n'était autre que le fils de Fatma Al-Youssef. En 1924, année de l'abolition du califat, la Libanaise Nadhira Zineddine n'avait que 17 ans, l'âge qu'avaient nos lycéennes «les Immortelles du renseignement», lorsqu'elles furent mobilisées dans les rangs de l'ALN. En 1927, alors qu'elle avait à peine 20 ans, elle publia un pamphlet contre le hidjab dit intégral (dissimulant le visage), qui suscita la fureur des milieux conservateurs. Elle y défendait notamment le droit pour la femme de sortir nue tête et de côtoyer les hommes au travail et dans les études (elle n'avait pu accéder à l'école de médecine interdite aux femmes). Comme son essai (Voile et tête nue) s'appuyait sur des références religieuses incontestables, les théologiens, après les menaces et les tentatives d'agression, affirmèrent qu'elle n'était pas l'auteure de l'œuvre contestée. Sur ce, elle répliqua par une série de conférences sur le même sujet, puis par un autre livre intitulé La jeune fille et les cheikhs, qui confirmait la qualité de ses connaissances en théologie. Nadhira est considérée comme la première femme musulmane à utiliser des arguments théologiques pour réfuter les assertions et les prétentions des théologiens. Que dirait, enfin, Katia Bengana, la lycéenne algérienne de 17 ans, assassinée par des islamistes en 1984, parce qu'affranchie du haïk de sa grand-mère, elle avait rejeté le hidjab des autres ?