Par Nour-Eddine Boukrouh [email protected] «Et certes, tu les trouveras les plus attachés à la vie d'ici-bas, pire en cela que les mécréants. Tel d'entre eux aimerait vivre mille ans. Mais une pareille longévité ne le sauvera pas du châtiment» (Coran, al-Baqara, 96). Si l'Algérie appartenait à celui qui la préside comme l'ancienne Egypte appartenait aux Pharaons, alors oui, on n'aurait pas le droit de piper mot sur ce qu'il se passe dans le pays. Mais si l'Algérie est notre bien commun, si chaque citoyen en est actionnaire, si elle n'est pas une société anonyme mais une société en nom collectif, alors oui, chacun de nous a non seulement le droit mais le devoir de dire son mot pour dénoncer la situation périlleuse et humiliante qui nous est faite depuis sept mois. L'Algérie n'a pas un Président malade, elle a un malade pour Président. Un Président qui préside à peu d'activités dont tout ce qui est montré est des épîtres lues par des présentateurs de JT, des vœux d'anniversaire adressés à l'étranger et des images bien cadrées de rares et brèves audiences comme celles qu'il a accordées à son retour de Grenoble. Des hommes loyaux prennent de temps en temps la parole pour jurer leurs grands dieux qu'il se porte comme un charme et que tout baigne dans l'huile, manière de dire : «ça ne vous regarde pas !» Elle a à sa tête un homme malade depuis 2005 mais qui était au moins en état de parler et de marcher. Lorsqu'il a violé la Constitution en 2008 pour pouvoir se représenter en 2009 alors qu'il n'en avait pas le droit, la chose n'avait pas ému grand monde car connaissant l'homme et son attachement au pouvoir, tout le monde s'y était résigné. Quelques-uns l'ont même crédité dans leur naïveté d'une dernière volonté : instaurer enfin l'Etat de droit pour marquer l'histoire. En fait il n'était intéressé que par faire durer la sienne au pouvoir, à n'importe quel prix et dans n'importe quel état. Il a pu ainsi aller au bout du 3e mandat dont le point d'orgue fut l'AVC d'avril 2013. Tandis que des voix s'élevaient pour demander l'application des dispositions constitutionnelles relatives à l'«empêchement», le pays, dans sa généralité, espérait qu'il se remettrait de cette attaque et tiendrait jusqu'à la fin de son mandat en avril 2014. Très peu, en dehors de quelques cercles intéressés, osaient imaginer qu'il se représenterait à un quatrième mandat à son âge et dans sa situation. Cet homme n'avait pas le droit moral de se porter candidat aux lourdes charges de la fonction présidentielle. Ceux qui ont voté pour lui n'avaient pas le droit moral de voter pour un homme à ce point handicapé. Ceux qui l'ont soutenu dans cette aventure dangereuse n'avaient pas le droit moral de jouer aux dés avec le sort du pays. S'ils l'ont fait, c'est qu'ils y ont trouvé un intérêt ou un autre. Voilà dans quelles conditions l'Algérie s'est donné un malade pour Président. Au Burkina Faso, le président en place a été chassé du pouvoir en deux jours pour avoir seulement envisagé de toucher à la Constitution en vue de s'offrir un nouveau mandat. Il avait 63 ans et ne souffrait d'aucun handicap. A moins de mauvaise foi ou d'imbécillité incurable et assumée, il était patent que le vieil homme malade n'allait pas retrouver une nouvelle jeunesse, même avec le renfort des meilleurs spécialistes, des meilleures technologies médicales, des hôpitaux les mieux équipés et des mensonges continus de son entourage. Il n'est rien qu'il pouvait encore apporter au pays. Ce qu'il pouvait faire pour lui en bien ou en mal, il a eu tout le loisir de le faire depuis 1957. Le paralytique qui marche, l'aveugle qui voit, le muet qui parle, la chèvre qui vole, c'était du temps de Jésus, il y a deux mille ans. Ou dans les prochaines décennies grâce au progrès de la science. Je n'ai pas cessé d'annoncer dans la vingtaine de contributions parues ici sur le 4e mandat qu'il serait une lente agonie pour nous. L'intéressé nous fait régulièrement dire par des intermédiaires qu'il va de mieux en mieux grâce à la bienveillance d'Allah envers lui alors que de son côté il ne montre aucun attrait pour son vaste paradis. Quand on est très âgé, malade et croyant, on devrait avoir hâte de «contempler la face de son Seigneur le Très-Haut» (Coran, Al-layl, 20) ; on est soulevé par cette perspective, on trépigne à l'idée de rejoindre le paradis, l'éternité et le repos à perpétuité. A cette étape de la vie, il ne vient normalement pas à l'esprit de mettre en péril sa nation, d'être à l'origine du ralentissement de l'activité dont dépend le bien public ou de comploter pour influencer l'avenir après soi. Au contraire, on multiplie les périodes de jeûne, les prières diurnes et nocturnes et les visites aux Lieux saints de l'islam pour couvrir le déficit et alléger son compte en prévision du jour du Jugement. C'est du moins ce qu'on apprend depuis l'enfance dans notre milieu social. Quand il s'agit du sort d'une nation, d'un peuple, d'un Etat, le sentimentalisme et le moralisme bon marché ne sont pas de mise ; ils doivent laisser place à l'analyse froide, objective et rationnelle, et parfois même à la colère et à la révolte quand elles sont largement justifiées. Et quand on est dans un milieu à forte densité de religiosité, il est de juste ton d'invoquer sentencieusement la formule : «La hya fi din !» De ce point de vue exceptionnellement consensuel entre laïcs et islamistes, on est fondé à dire que nous sommes dans le cas de figure parfait où un «incapable» au sens juridique du terme a été placé à la tête d'une collectivité dont il devrait être le protégé et non le protecteur attitré. La maladie est un statut qui appelle le respect et la compassion à condition que celui qui en est affligé en ait aussi pour les dizaines de millions de bien-portants qui peuvent trouver illogique et dangereux pour leur avenir d'être dirigés par un homme à la santé tenant à un fil. Quand on est lourdement handicapé, on ne s'accroche pas à la vie publique, aux vanités du monde, au péché d'orgueil ; on rentre chez soi pour se soigner, méditer, écrire ses mémoires, se préparer à l'autre monde dans la pudeur, la discrétion et la dignité. On ne maintient pas en suspens une nation, on ne prend pas en otage un Etat, on ne bloque pas le fonctionnement de ses institutions et de son économie, on ne plonge pas son peuple dans la honte en allant se soigner chez l'ancien colonisateur qu'on s'est targué toute sa vie durant d'avoir combattu. N'importe quel homme peut tomber malade et même mourir, c'est notre lot à tous dans cette vie, mais un Etat ne doit pas tomber malade ou mourir car étant de natures différentes, leur espérance de vie ne se calcule pas à la même échelle. Elle se compte en décennies pour les hommes et en siècles et millénaires pour les Etats. Si le chef d'un Etat est malade, cet Etat n'est pas tenu de le suivre dans son déclin car si l'homme ne vit que pour lui-même, l'Etat est intemporel, il est en charge des intérêts des morts, des vivants et des générations qui n'ont pas encore vu le jour. L'altération des fonctions physiques et neurologiques de l'homme ne doit pas entraîner l'altération des fonctions de l'Etat. Il faut découpler l'homme, quel qu'il soit, de l'Etat. Le premier ne doit pas paralyser le second car si on peut transférer l'homme pour soins à l'étranger, on ne peut pas faire de même avec l'Etat. Quand le Prophète est tombé malade dans la dernière année de son mandat, de son apostolat, il a fait ses adieux à la communauté dans sa célèbre «Khotbat al-wadâa», est rentré chez lui et ne s'est plus occupé des affaires publiques, même pour diriger la prière collective dont il se désista au profit d'Abû Bakr. Comme il ne s'est pas mêlé de sa succession malgré toutes les supplications. Il n'a pas remué ciel et terre pour rester en vie, il n'a pas appelé les guérisseurs de son époque à son chevet, il ne s'est pas fait transporter chez les kouffar pour qu'ils lui rendent la santé ; il est resté étendu sur sa litière attendant sereinement l'Heure, lui la «meilleure des Créatures». Ses dernières paroles furent : «Le choix m'a été donné entre la vie d'ici-bas et la rencontre du Seigneur ; j'ai choisi la rencontre du Seigneur.» Il est mort à 63 ans et a été enterré dans un coin de l'humble maison-mosquée de Médine qu'il occupait. Son corps n'avait pas encore refroidi que des joutes pour la succession avaient éclaté, débouchant sur la désignation d'Abû Bakr à qui on doit la célèbre parole : «Ô gens, si vous adoriez Mohammed, sachez qu'il est mort ; mais si vous adoriez Dieu, sachez qu'il est vivant et qu'il ne meurt pas. Allez maintenant à vos affaires !» L'ère de falsification morale ouverte par leurs dirigeants depuis l'Indépendance n'a pas fait perdre aux Algériens leurs valeurs immémoriales comme le hya, la hachma et le nif qui veulent qu'on ne s'invite pas là où on n'est pas désiré ; qu'on ne s'impose pas quand on n'est pas le bienvenu ; qu'on ne s'accroche pas à la vie au détriment de la dignité ; qu'on ne donne pas l'occasion à ses ennemis de se gausser de soi, surtout si on n'est pas le premier quidam venu, mais l'aguellid en personne. Les nostalgiques de l'Algérie française se moquent depuis 2005 de ce président qui, malgré les fabuleuses ressources de son pays, ne possède pas un hôpital digne de ce nom pour le soigner et expriment sur les réseaux sociaux ou par la bouche de leaders politiques leur écœurement devant ce manque de gêne, cette présence répétée et non désirée sur leur sol. Quant aux autres Français, ils pensent pour beaucoup d'entre eux (à tort) qu'il vient se soigner chez eux «à l'œil» alors qu'ils sont en crise, et n'apprécient pas les désagréments qu'il occasionne ne serait-ce que la fermeture d'une ruelle ou la perturbation de la circulation devant la clinique de Grenoble. Dans notre pays où on n'a pas oublié l'époque des «deux collèges», où on a été éduqué par la génération de Bouteflika à suspecter tout geste des Français dans notre direction, il va se trouver des gens pour penser que le Val-de-Grâce n'a été fermé que pour nous embêter, pour déchoir Abdelkader El-Mali des honneurs hospitaliers de Paris à ceux, plus modestes et presque offensants, d'une ville de province. Le musulman est exhorté à aller jusqu'en Chine pour ramener du savoir ; il est autorisé à émigrer n'importe où quand il est opprimé ; le Prophète a recommandé à une partie de ses compagnons persécutés à La Mecque d'aller trouver refuge auprès du Négus chrétien d'Abyssinie tout en restant, lui, sur le champ de bataille. Lorsque la science médicale ne parvient pas à la guérison, beaucoup de grands malades vont chercher leur dernier espoir dans la ville française de Lourdes où plusieurs miracles se sont produits depuis les visions de Bernadette Soubirous au milieu du XIXe siècle. Mais un chef d'Etat musulman peut-il se rendre dans la ville des miracles à la recherche de la rémission de ses maladies ? Connaît-on un exemple de musulman qui y soit venu sur une chaise roulante et en soit reparti sur ses pieds ? Je crois que le site est réservé aux seuls chrétiens, kouffar et autres anciens colonisateurs. Pas aux musulmans, même s'ils n'en ont que le nom, et encore moins aux anciens moudjahidine, sauf s'ils sont de confession chrétienne. Mais est-il arrivé que Lourdes guérisse de la maladie du pouvoir ? Vue sous cet angle, la question peut intéresser... Arrivé au terme de sa vie, on se libère généralement de la gravité terrestre, des plaisirs de ce monde, des passions, de l'ego despotique, des vieilles rancœurs, des magouilles et des diableries pour arriver à ses fins car on sent sa propre fin proche. Même si on a n'a pas été très religieux tout au long de son existence, on se rappelle le «pari de Pascal» et entrouvre délicatement la porte de la spiritualité. On s'entraîne à s'élever en pensée, on apprend à dédaigner les honneurs, on se met à prier à heure fixe en prévision de la mort inéluctable qu'on ne cherche pas à esquiver mais qu'on se prépare à recevoir en la souhaitant paisible. On est porté à purifier sa conscience, on ne songe plus à faire le mal mais seulement le bien, on n'a plus que faire du pouvoir, de l'argent, de la reconnaissance des autres, des flatteries, des petites vengeances, sauf à être de nature satanique. On essaie de grandir en dignité et magnanimité, on aspire à être un exemple, à laisser derrière soi une bonne image, sachant que, depuis les temps bibliques, plus personne n'espère vivre autant que Noé (950 ans) ou Loqman (536 ans). Jésus, le pauvre, s'est contenté de 33 ans car il n'était pas chevillé aux plaisirs de la terre et n'avait pas de tours dans sa besace pour circonvenir les hommes en vue de les dominer. Il était venu les sauver. Je ne sais pas si le Président est conscient de l'image humiliante tant pour lui que pour nous qu'il donne au monde. S'il le sait et qu'il n'en a cure, pourvu qu'il tienne le poste et les moyens qui vont avec, c'est à désespérer définitivement de la nature humaine, de la nature algérienne. Cette image lamentable est celle d'un homme qui se cramponne avec la dernière énergie à des ambitions terrestres qui ne sont plus de son âge ni dans ses moyens, et qui ne répugne ni à la dissimulation ni au leurre pour faire croire qu'il n'est pas disqualifié par ses handicaps. La subordination de l'Etat à un homme déclinant ou en bonne santé est un contre-sens, une anomalie, une monstruosité qu'on doit proscrire du champ du possible si on veut édifier un «Etat qui survive aux évènements et aux hommes», comme promis en 1965 et non tenu à ce jour. Dans les temps modernes, dans les républiques, chez les peuples rationnels, ces choses-là, ces spectacles-là n'existent plus. Même au Japon où l'empereur est présumé être d'essence divine, même dans la savane, même au fin fond de l'Amazonie, l'idolâtrie a disparu et aucun homme n'a plus le droit nulle part d'entraîner une nation dans sa tombe ou sa folie du pouvoir. Sauf dans notre douar, malheureusement. Combien de temps devra durer notre agonie ? Cette lente agonie (du mot grec «combat») qu'est le 4e mandat ressemble à une quête éperdue de l'élixir de jouvence ; à la fuite insensée d'un homme devant la mort, une fuite aussi vaine que celle de Caïn devant Jéhovah telle que rapportée par Victor Hugo dans la Conscience ; à une interminable descente aux enfers ; aux derniers instants d'un roi-dieu, quand toute vie se fige dans l'attente de son ascension vers le monde des esprits. Notre agonie est d'abord morale ; nous en avons assez de le voir se trimbaler d'un pays à un autre, d'un hôpital à un autre, sous les quolibets de la presse internationale et sans être démonté par ce qui se dit ou s'écrit sur lui, non pas en sa qualité d'homme, mais parce qu'il est chef d'Etat, qu'il ne représente pas sa personne mais nous tous. Si le problème ne concernait que lui, que sa personne et sa famille, qui s'en mêlerait, qui s'en soucierait ? Or, il nous concerne tous, tous les jours, et nous en sommes mortifiés et humiliés. Il s'en est sorti cette fois. Mais la prochaine fois, dans un mois, dans un an ? Jusqu'à quand devrons-nous endurer ce jeu de cache-cache entre les médias et les enfantillages de son entourage ? Que doit-il arriver pour que notre déchéance rencontre enfin une limite ? Notre agonie est ensuite psychologique : que présage un attachement aussi insensé au pouvoir ? Que nous prépare-t-il pour l'avenir ? La peur le dispute à l'angoisse chez tout Algérien conscient : la peur du pire, la peur de l'imprévu, l'angoisse face à un avenir économique incertain, l'angoisse à chacune de ses évacuations en urgence à l'étranger... Nous sommes dans la position de Philae, le petit robot envoyé sur la comète Tchouri, qui s'agrippe, s'agriffe à un flanc du rocher, sans savoir combien de temps il pourra tenir. A la différence que lui ne tient pas entre ses pattes mal fixées et dans sa position inclinée le sort du personnel de l'Agence spatiale européenne qui l'a envoyé là-haut. Il vient d'ailleurs d'être mis en hibernation pour son bien et celui de la mission. J'ai parlé de «désespérer de la nature algérienne». Je voudrais me corriger, avant de l'être par des lecteurs, en précisant qu'il s'agit dans mon esprit de «la nature des dirigeants algériens» puisque c'est d'eux qu'il est question dans le paragraphe. La nature algérienne, elle, est encore capable de choses qu'on ne verrait dans aucun pays au monde, comme ces policiers qui apportent à manger de chez eux à un détenu, ou ce procureur de la République qui offre à un prévenu du thé au citron... C'est ce qui est arrivé, à l'en croire, à Rachid Nekkaz au cours de sa détention à Seddouk. Il trouve, dans l'interview où il rapporte ces faits, que ces policiers «étaient très professionnels». Dans quel école de police de la planète apprend-on aux policiers de ramener à manger de chez eux aux détenus ? Ce ne sont pas des valeurs professionnelles que ces policiers lui ont mis sous ses yeux, mais d'incroyables valeurs morales et humaines justifiées par les marques de respect pour sa personne ou la cause qui l'anime car ils ne doivent pas le faire avec tous les prévenus qui leur tombent sous la main. Il a aussi souhaité que «tous les Algériens auront droit au même traitement». C'est gentil mais je ne pense pas que «tous les Algériens» aspirent au statut de prévenu même en échange de croissants, de couscous et de thé au citron, ni que les policiers et magistrats de Seddouk et du reste du pays puissent, le cas échéant, leur généraliser le traitement dont il a bénéficié, lui.