Par Abdelmadjid Kaouah Fait étonnant, au moment même où le gouvernement d'inspiration islamique réhabilitait Nazim Hikmet et son œuvre jugée indésirable dans son pays depuis des décennies, Nedim Gürsel, un romancier contemporain, faisait l'objet d'une poursuite judiciaire pour blasphème. Que faut-il penser de cela ? Incompatibilité ontologique entre islam politique et la liberté d'expression ? Nedim Gürsel nous a confié : «Le gouvernement d'Erdogan a réhabilité Nazim Hikmet pour réparer une injustice mais n'a jamais adhéré à son idéologie. Le jour où le Premier ministre déclarait que la Turquie n'était plus un pays qui poursuivait ses écrivains, je me trouvais devant le juge pour défendre mon roman Les Filles d'Allah. La Turquie reste toujours un pays plein de contradictions en ce qui concerne la liberté d'expression. Sur ce plan, on ne peut pas dire qu'elle a beaucoup avancé.» L'enquête judiciaire, ouverte en 2008 par le procureur de la République turque, avait abouti à un non-lieu. Mais le tribunal de grande instance d'Istanbul avait annulé cette décision et renvoyé l'écrivain devant les tribunaux... Nedim Gürsel, romancier turc et chercheur au CNRS, est à la tête d'une œuvre littéraire et de travaux de recherche qui l'ont imposé dans son pays et en Europe. Il est né à Gaziantep dans le sud-est de l'Anatolie en 1951. Il a effectué ses études en tant qu'interne au lycée français d'Istanbul où il passa son baccalauréat en 1970. Parti initialement en France pour des études à la Sorbonne où il a soutenu en 1979 une thèse de littérature comparée sur Nazim Hikmet et Louis Aragon, il a été contraint à l'exil à la suite du coup d'Etat militaire de 1980 en Turquie. Aujourd'hui, il est donc l'auteur d'une vingtaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, pour la plupart traduits en français et dans de nombreuses autres langues. Nedim Gürsel est aujourd'hui un des écrivains majeurs de la Turquie contemporaine. Yéchar Kemal, l'un des géants de la littérature turque, a écrit très tôt à son propos : «Nedim Gürsel est l'un des rares écrivains qui ont apporté du nouveau à notre littérature.» Son récit Un long été à Istanbul (Gallimard, 1991) a reçu le prix de l'Académie de langue turque, la plus haute distinction littéraire de son pays. Il confirmait ainsi son art à tisser les fils d'une histoire, en l'imbriquant avec les enjeux de société et de pouvoir inauguré avec un recueil de nouvelles Les lapins du commandant (Messidor, 1985) et La Première femme (Seuil, 1986). Il y a une trentaine d'années, j'ai eu le privilège de le découvrir et de nouer le contact avec lui. Dans Les lapins du commandant, il consacra trois nouvelles à l'Algérie qu'il avait visitée : L'Algérie un mot, un son qui remonte à l'enfance de l'auteur et qui, magie linguistique aidant, est associée en turc au grésillement du poisson sur la poêle... Dans Alger, cité écrasée par la canicule, l'auteur se terre dans sa chambre d'hôtel, rêve de désert pour se rafraîchir ! Les hélices du ventilateur déclenchent un enchaînement d'images et de pensées qui révèlent une connaissance étendue de l'histoire de notre pays. La Casbah est loin d'être une évocation exotique C'est la Casbah des jours héroïques que Gürsel, à la faveur de ses lectures, de ses amitiés, de fugitives séquences cinématographiques, «revisite» et combien proche de l'atmosphère natale... Il y a quelque temps, j'ai pu renouer le fil interrompu de l'échange avec Nedim Gürsel. Au cœur de nos entretiens, il y a évidemment la figure du grand poète turc Nazim Hikmet auquel ce dernier avait consacré un travail de recherche universitaire à la fin des années soixante-dix quand l'œuvre et la figure de Nazim Hikmet sentaient le soufre et étaient bannies de la Turquie. Singulier parallèle, Gürsel avait été à diverses reprises confronté à la censure, hier sous les militaires, et plus récemment sous le gouvernement d'inspiration islamiste de l'AKP. Son roman, édité en Turquie et traduit en français sous le titre Les Filles d'Allah (Seuil, 2009), a été poursuivi devant les tribunaux pour «avoir dénigré les valeurs religieuses d'une partie de la population...» Nazim Hikmet, le plus grand poète turc du XXe siècle, a été banni et déchu de sa nationalité après avoir subi une vingtaine d'années de prison. Destin à la fois mythique et tragique que celui qui se voulait «un ingénieur de l'âme humaine». Petit-fils d'un pacha ottoman et fils de gouverneur, il avait rejoint, lors de la guerre d'indépendance, Mustapha Kemal, le père de la Turquie moderne. Au tournant des années vingt, il avait embrassé les idéaux communistes qu'il définissait en tant que poète «amour des pieds jusqu'à la tête». Il en paya le prix fort et mourut en exil à Moscou en 1963. L'incroyable est arrivé, le 5 janvier 2009 quand par un décret gouvernemental, au lendemain d'un Conseil des ministres, sa nationalité turque – dont il fut déchu en 1950 — lui fut rendue à titre posthume... Sa réhabilitation avait été revendiquée en 2001 par une pétition signée par un demi-million de Turcs. Mais le sel de l'histoire est qu'elle n'a été possible que sous un gouvernement d'obédience religieuse... Nedim Gürsel, après avoir consacré au début des années 1980 une thèse universitaire à Nazim Hikmet, lui a consacré un roman L'Ange rouge, Prix Méditerranée 2013. L'auteur a répondu à nos interrogations à propos de sa fascination pour Nazim Hikmet. Etait-elle d'ordre littéraire surtout ? Ou son engagement politique est-il, à ses yeux, emblématique d'un monde dont il aurait la nostalgie ? Sa réponse : «Il est vrai que j'ai une certaine fascination pour Nazim Hikmet qui fut une des grandes figures poétiques du XXe siècle. S'il est au centre du récit dans mon roman L'Ange rouge, c'est parce qu'il a eu une vie très romanesque. Dans le même temps, son engagement politique me semble emblématique de cette génération de grands poètes communistes tels Aragon, Neruda ou encore Rítsos. A travers Hikmet, mon roman interroge le XXe siècle qui fut à mon sens le siècle du communisme. Mais je n'ai pas pour autant de la nostalgie de ce siècle dont Nazim disait qu'il était fier. Ce n'est pas mon cas. Le siècle passé fut celui des grandes tragédies comme les deux Guerres mondiales et les camps de concentration mais il engendra aussi des révolutions comme celle de 1917 qui suscita de grands espoirs avant de s'effondrer avec la chute du mur de Berlin dont il est beaucoup question dans mon roman.» Aujourd'hui alors que Nazim Hikmet est méconnu et qu'on se suffit de mettre en avant son engagement communiste du temps où la guerre froide battait son plein, ne peut-on pas penser que ce serait une injustice à l'égard du grand poète humaniste qu'il fut et qui n'a pas manqué d'exprimer ses réserves sur le stalinisme ? Ne disait-il pas lui-même «les chants des hommes sont plus beaux qu'eux-mêmes» ? Son œuvre lui survit-elle ? Quel «bilan» fait Nedim Gürsel du cas Hikmet ? La réponse ne tarde pas : «En Turquie, Nazim Hikmet est encore très présent sur la scène politique. Ses poèmes sont récités, ses livres réimprimés. Ce n'est pas le cas dans d'autres pays où il a beaucoup de succès, comme la France par exemple ou la Russie. Il ne fut jamais stalinien mais ses poèmes contre Staline ont été écrits après le 20e congrès du Parti communiste soviétique. Il croyait «aux lendemains qui chantent», à la victoire finale. Il est resté jusqu'à la fin de sa vie fidèle à l'idéal de sa jeunesse. Dans L'Ange rouge, Nedim Gürsel mêle le réel à la fiction. Peut-on dire qu'on n'est pas loin du Mentir vrai d'Aragon ? «Il s'agit d'un roman et non d'une biographie de Nazim Hikmet. Mais à travers le personnage de biographe qui nous introduit de plain-pied dans la vie du poète, notamment personnelle, le récit s'enrichit d'éléments réels.» L'Ange rouge relève de la fiction et qui dit «fiction» ment vrai selon les termes d'Aragon, réplique le romancier. On peut dire enfin que Nazim Hikmet est considéré aujourd'hui comme le premier écrivain turc à avoir évoqué les massacres commis contre le peuple arménien — et rappelons également ses réserves critiques et acerbes contre le stalinisme. Bien qu'il vécût et mourût à Moscou...