Entretien réalisé par Sarah Haidar Il est universitaire, mathématicien, écrivain et fut l'un des principaux acteurs du Printemps berbère en 1980. La discrétion, presque légendaire, de Hend Sadi, réserve souvent de belles surprises. Tel fut le cas avec la parution de son essai Mouloud Mammeri ou la Colline emblématique (Editions Achab, 2014) où il revient sur la campagne de lynchage qui a ciblé l'écrivain dès la publication de son roman en 1953. Avec un esprit analytique pointilleux et une forte documentation, il détaille puis démolit l'argumentation de l'hebdomadaire Le jeune musulman dans sa cabale contre La colline du reniement (Dixit Mohamed-Cherif Sahli). Le trio Ouzeguane-Sahli-Lacheraf, en excommuniant Mouloud Mammeri, a curieusement posé les jalons de la critique littéraire algérienne. Le livre de Hend Sadi offre donc un précieux éclairage sur la naissance de la censure en Algérie et la genèse d'une police des idées qui n'a jamais cessé de sévir jusqu'à ce jour. L'auteur sera l'invité du café littéraire de Béjaïa le 25 octobre pour débattre de son ouvrage. Le Soir d'Algérie : Votre essai Mouloud Mammeri ou la Colline emblématique est une sorte de contre-procès qui intervient soixante années après celui fait à Mammeri par Lacheraf, Sahli et Ouzegane. Pour quelles raisons avez-vous jugé qu'une réponse s'imposait, même après tout ce temps ? Hend Sadi : La parution de La Colline oubliée correspond à un moment fondateur dans l'histoire de la littérature algérienne. Faisant suite au florilège d'éloges venus d'horizons divers, le procès du roman instruit par Le Jeune Musulman d'Ahmed Taleb-Ibrahimi a fait date. Or, même lorsqu'on a souligné le caractère injuste des attaques ayant ciblé le roman, on s'est longtemps gardé de mettre en cause les critiques, auteurs de ces attaques, qui se sont érigés en censeurs. La raison de l'hostilité à La Colline oubliée a longtemps été un sujet tabou. Mouloud Mammeri, lui-même, n'en a parlé qu'après 1980... Menée par des intellectuels de renom du mouvement national, parmi lesquels émerge le nom de Mustapha Lacheraf, l'opération orchestrée par Le Jeune Musulman a été sournoise et virulente. Au lendemain de l'indépendance, avec l'emphase et le ton suffisant qui sont les siens, le même Lacheraf donne un entretien important consacré à la culture algérienne publié dans la célèbre revue parisienne Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre. La reprise de ce texte à Alger par l'organe du parti FLN, Révolution africaine, s'était accompagnée d'une polémique si vive qu'il avait fallu l'intervention du président Ahmed Ben Bella pour y mettre un terme. Lacheraf a été bousculé, contesté dans ses prétentions littéraires, notamment par Mourad Bourboune, mais pas dans la ligne qu'il avait défendue. Sur le fond, il y avait consensus au sein du sérail. La réflexion qui s'exprimait sur le mode de la surenchère s'alimentait à deux courants : marxisme et arabisme. Sorti de ce cadre, tout autre discours était inaudible pour ne pas dire voué aux gémonies. On connaît aujourd'hui les résultats désastreux auxquels a conduit cette conception de la culture algérienne... Il est donc utile de remonter ce «fleuve détourné». Des épisodes comme la réception de La Colline oubliée éclairent, à bien des égards, la situation présente. Beaucoup de documents, qui sont autant de pièces à conviction du procès dont il est question, sont reproduits dans leur intégralité dans ce livre. Le lecteur est ainsi invité à se faire sa propre opinion sur le sujet. Le roman est considéré comme «stérile» par Lacheraf qui lui reproche de «dépayser le lecteur algérien». Aujourd'hui, la plupart voient en cet intellectuel le fondateur de la critique littéraire algérienne. Comment expliquez-vous cette reconnaissance quand on sait que l'argumentation de Lacheraf était le contraire même d'une critique littéraire digne de ce nom ? L'appréciation de Lacheraf sur la qualité littéraire du roman était plutôt isolée. En effet, des critiques variées saluant le roman sont venues du courant communiste, d'académiciens, de gens de lettres impliqués dans le mouvement de décolonisation, du milieu pied-noir et même de l'Egyptien Taha Hussein. Mais il faut savoir que ce qui a fait le succès de la ligne du Jeune Musulman ne doit rien à la littérature. Le JM écrit explicitement que la qualité littéraire d'une œuvre ne l'intéresse pas. Pour comprendre le point de vue de Lacheraf, il faut le replacer dans son époque, celle du réalisme socialiste et aussi replacer son auteur lui-même dans le rôle qui était le sien, celui d'intellectuel organique du PPA. Lacheraf émet ce jugement parce qu'il s'est laissé emporter par sa volonté de démolir l'œuvre. Son travail consiste à habiller de considérations littéraires, historiques, le point de vue du parti. Le «dépaysement» dont il parle s'explique par la non-conformité du pays décrit dans le roman à la norme érigée par le courant dominant du PPA auquel appartient Lacheraf. Le succès de sa thèse vient donc de ce qu'il a «mis son fauteuil dans le sens de l'histoire» pour reprendre la formule d'un écrivain qui revient à l'honneur en ce moment. La critique du contenu, des idées et de «l'utilité» d'une œuvre au lieu de sa valeur littéraire et de son style, va prospérer dans l'Algérie indépendante. Peut-on parler sans risque d'exagération de dégâts de l'école Lacheraf ? Je crois que oui. Le meilleur exemple en est le traitement subi par Mouloud Feraoun auquel plusieurs pages du livre sont consacrées. Déjà pendant la guerre, lorsque Maschino éreinte Feraoun à propos de son roman Les Chemins qui montent, il reprend une formule que Sahli avait employée contre La Colline oubliée. Mais ce qui suivra à l'indépendance est encore bien plus éloquent de ce point de vue. L'un des chefs d'accusation retenus contre le roman est sa dimension berbère. Est-ce à dire que Lacheraf, tout grand intellectuel qu'il était, cautionnait déjà le déni identitaire et linguistique dans lequel allait sombrer l'Algérie indépendante ? D'une part, contrairement à Mammeri par exemple, Lacheraf n'a pas été un intellectuel libre. D'autre part, il ne faut pas se focaliser sur Lacheraf qui n'a été qu'un rouage dans cette affaire. La question nationale le dépasse. Ici, le drame réside dans le paradoxe suivant : un mouvement national comme celui de l'Algérie, qui a marqué son siècle, n'a pas véritablement réfléchi sur la question nationale. Lorsque le problème a été posé, celui-ci a été tranché de manière violente, réglé à coups de poing puis par des liquidations pendant la guerre. C'est donc l'idéologie des Oulémas qui eux-mêmes ont emprunté leur dogme à la Nahda moyen-orientale qui a comblé le vide. Lacheraf, comme Sahli ou bien Ouzegane, n'a fait que tenter de donner un vernis de modernité à la conception oulémiste qui pouvait paraître fruste à une époque dominée par la pensée marxiste qui s'identifiait à la Science avec un grand «S». Quant à l'identité amazighe, il n'y avait pas de réservoir d'idées où puiser, tout était à construire. Il fallait un tempérament héroïque pour oser assumer le passé de l'Algérie dans sa vérité historique, celui d'un pays amazigh dominé des siècles durant. Il fallait en outre inscrire ce passé dans le projet de la nation en devenir et ceci à la veille d'un conflit majeur. Christiane Chaulet-Achour fut l'une des dignes représentantes de «l'école Lacheraf». En faisant un résumé de sa thèse de doctorat, vous en pointez l'aspect biaisé et la malhonnêteté intellectuelle. Peut-on dire que l'universitaire et le critique littéraire, en ces temps d'arabisation forcée, était devenu un outil aux mains du pouvoir politique ? Christiane Chaulet-Achour, qui se situe dans le sillage de Lacheraf, a produit des textes, en particulier ceux consacrés à Feraoun (mais aussi à Mammeri), dont la lecture aujourd'hui peut surprendre. La première occurrence du mot kabyle dans sa thèse apparaît dans l'expression «mythe kabyle, pièce maîtresse de l'idéologie coloniale». Quant à Feraoun (mais cela est aussi vrai pour Mammeri), elle juge que sa création littéraire consiste en une «œuvre atone» qui donne «l'illusion de l'universel», sans «ancrage national», etc. Pour arriver à ces conclusions, elle n'hésite pas à malmener ses références et les citations qu'elle fait ne sont pas toujours conformes à l'original. Dans son analyse de la production littéraire francophone de ces deux écrivains (mais pas seulement de ces deux-là) dont elle classe les livres dans différentes catégories de romans d'assimilés, elle recourt au concept du philosophe marxiste français Louis Althusser qu'est l'agent de l'appareil idéologique d'Etat (AIE). Il est cocasse de constater à quel point ce concept lui sied, à elle, bien plus qu'aux écrivains qu'elle étudie : elle produit exactement le discours attendu par l'institution universitaire sous le joug du parti unique dont un des objectifs prioritaires était alors l'arabisation forcenée pour ne pas dire plus ! Ce conditionnement consacré par l'université et les politiques culturelles successives est-il également la cause de ce que j'appellerai la domestication du lectorat algérien, en ce sens où le public est davantage réceptif à une œuvre dans laquelle il s'identifie qu'à une littérature universelle ? Dans les critiques faites à La Colline oubliée, figure celle de l'écrivain qui doit être d'abord «un témoin, l'organe direct ou indirect de ses personnages». De surcroît, le témoignage doit conforter la doxa. En dehors de quelques exceptions, la priorité donnée au contenu aux dépens de la forme demeure un des freins majeurs à l'émancipation de la littérature algérienne. S'agit-il encore de l'héritage Lacheraf ou bien d'autres paramètres dictés par l'époque ? De nos jours, la censure brutale comme elle a existé sous Boumediène a quasiment disparu. Les pressions sont plus indirectes, plus subtiles, elles s'exercent, entre autres, à travers le mécanisme de subvention à l'édition. Mais il demeure la question importante du public. Celui-ci est peu ou prou le produit de l'éducation nationale et plus largement encore de la politique culturelle officielle, notamment à travers les programmations de la télévision qui forgent le goût (ou le dégoût) dans le domaine des arts — et à ce niveau on peut parler du poids de l'héritage. Le problème du public-cible était déjà la question angoissante posée à la littérature d'expression française durant l'époque coloniale : la majorité des gens auxquels s'adressaient les livres était incapable de les lire. Aujourd'hui encore, cette question se pose notamment en raison de la politique linguistique suivie depuis l'indépendance qui a consisté en une arabisation brutale au détriment des autres langues, que ce soit l'amazighe ou bien le français. Pourtant, malgré tout, il émerge actuellement une littérature de qualité qui, il faut l'espérer, vivra longtemps, comme sont vivantes et lues aujourd'hui encore les œuvres écrites à l'époque coloniale tandis que deviennent obsolètes les oukases qui les avaient condamnées.