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Mourad Bouchemla s'en est allé dans le silence
Un homme de plume et de conviction
Publié dans Le Soir d'Algérie le 15 - 01 - 2015

«Quelle étrange chose, mes amis, paraît être ce qu'on appelle le plaisir et quel singulier rapport il a naturellement avec ce qui se passe pour être son contraire, la douleur. Qu'on poursuive l'un et qu'on l'attrape, on est presque toujours contraint d'attraper l'autre aussi...»
Socrate
Mourad, l'être cher qui vient de nous quitter
Effectivement, Mourad, le destin a voulu que j'attrape l'autre, la douleur, celle qui me projette dans une profonde tristesse, dans un sentiment de grand vide..., cette douleur de mon amour meurtri par ta brutale disparition. Alors, en ces moments difficiles pour l'ensemble de tes proches, frères et amis, en ces moments de chagrin incommensurable qui me tenaille, permets-moi d'essayer de me consoler en remettant en mémoire une partie de ta vie, les bons souvenirs réconfortants de ta compagnie et, peut-être, quelques-unes de tes appréhensions ou de tes frayeurs, pour ce pays pour qui tu as beaucoup fait..., parce que tu l'aimais tant.
C'est pourquoi Mourad, tout en exprimant la douleur qui m'étreint, car étant sous le choc de ta séparation, je me soumets, encore une fois, à cette rude épreuve qui me contraint à rédiger un papier, sous forme de thrène, pour te rendre hommage. Oui, te rendre hommage car tu es cet être cher qui vient de nous quitter après avoir stoïquement lutté contre les vicissitudes d'un quotidien où la maladie prenait le dessus sur ta vie. Ton départ, pour rejoindre l'Omniscient, a été cruel pour tous, pour tes enfants, de même que pour ta grande famille et tes nombreux amis. Ainsi, en te pleurant, mon frère, je me remémore ces années 1980 quand j'ai fait ta connaissance pour la première fois dans le dédale de ce palais consulaire où tu t'investissais très sérieusement dans un important département du FLN. J'ai de suite compris que je venais de découvrir cette âme sincère qui croyait en ce qu'elle faisait et entendait que la responsabilité qui était sienne – et qu'elle devait accomplir avec sagacité et clairvoyance – ne pouvait lui laisser ces moments de batifolages, qui s'imposaient en tant que mauvaises mœurs, hélas, dans l'ensemble de nos administrations.
Mourad, le descendant d'«Akhem Bouchmoukh»...
«Akhem Bouchmoukh» ou la maison du maître de la jarre..., ça vous dit quelque chose ? Eh bien, c'est tout simplement le véritable patronyme des ancêtres de Mourad Bouchemla, que la colonisation devait modifier, pour les raisons qui étaient siennes, notamment le préjudice porté à notre culture séculaire et la réduction de notre pouvoir familial par la division, à travers l'altération des noms propres. En tout cas, ce constat pertinent concernant notre généalogie devra être pris en charge convenablement dans les années qui suivent. Mais présentement, l'essentiel dans cet hommage est de savoir ce qu'a donné pour le pays cet infatigable militant, qui a de qui tenir quand on connaît ses parents et leurs origines de Thamurth Ith Yaâla, dans la chaîne des Babors, ce village de montagne où vivaient moins de 10 000 habitants, et qui a sacrifié plus de 600 martyrs pendant la révolution de Novembre 54. Il a de qui tenir en effet, car ses exploits — et le terme n'est pas de trop — sont tellement notables et marquants, que beaucoup parmi nous, ses amis, lui envient ce palmarès qui le raconte en une épopée glorieuse qui fait émerger les sentiments d'un homme qui privilégiait la rectitude et qui, jusqu'à ses derniers moments, s'obstinait à vivre dans la vertu, la noblesse et la générosité de cœur. Ainsi, de l'Ecole normale d'instituteurs de Bouzaréah, au lendemain de l'indépendance, à l'enseignement, ensuite au ministère de l'Education nationale, ses toutes premières fonctions, Mourad a levé l'étendard de la culture et de l'élévation du niveau de la jeunesse. Il a enseigné pendant des années, mais il a été chargé de la carte scolaire avec ses implications, sur le terrain de la réalité, pendant une longue période de sa carrière de précepteur. Et là, qu'on demande aux archives de ce ministère qui ne peuvent receler ses prouesses qui nous seront restituées en lettres indélébiles. Oui, des prouesses car, en ce temps-là, il avait cette intelligence d'aller créer les établissements scolaires dans les coins les plus reculés du pays. Une autre forme de lutte contre les disparités dans ce secteur vital. N'est-ce pas un challenge que Mourad a osé accepter dans des moments difficiles ? Travailleur obstiné, persévérant dans toutes ses missions, Mourad ne désemparait jamais. C'est pour cela que, connaissant bien feu Abdelhamid Mehri, depuis les années de l'enseignement, il l'a suivi au parti du FLN, quand ce dernier s'est vu attribuer le grand département de l'Information et de la Culture, juste après le 4e Congrès. Là aussi, il n'a pas démérité puisqu'il était pratiquement dans son élément : la formation dans toutes ses dimensions. Mais en 1984, à la suite de la formation du nouveau gouvernement où je fus désigné au poste de ministre de la Jeunesse et des Sports, j'ai eu cette pensée pour Mourad en lui faisant appel dans mon staff, pour lui confier la lourde tâche de l'administration de cet important secteur. De cette éminente collaboration, il est évident que je peux dire plus sur ses qualités essentielles en tant que cadre supérieur dans mon ministère. Et le premier éloge qui me vient à l'esprit est que Mourad n'a jamais failli à ses engagements. Ainsi, étant adopté et aimé par tous, grands cadres et petits fonctionnaires, il passait pour être «le maître de céans», dans cette institution où il a eu à accomplir des missions très importantes..., des missions de confiance.
C'est dire que son pouvoir d'imposer le sérieux et, encore une fois, de savoir se faire respecte découlait de sa compétence d'abord, de sa gentillesse et surtout de sa modestie, des valeurs par lesquelles il se comportait naturellement et simplement avec tous ses supérieurs et ses subordonnés. Enfin, Mourad a eu, tout au long de sa carrière, une présence parfaite dans ce domaine de l'encadrement de la nouvelle génération.
Sa mission d'éducation, de formation et de prise en charge assidue a été dignement remplie. De ce fait, je peux dire, aujourd'hui, sans risque d'être contredit, que le monde de la jeunesse et des sports est en deuil, puisqu'il vient de perdre une de ses figures les plus caractéristiques et dominantes par son charisme et ses compétences dans le secteur.
Il a vécu ainsi, ce preux chevalier...
Ainsi, je peux dire que ce qu'il y a de plus profondément éducatif et culturel chez Mourad tient principalement à deux registres. L'un est typique à l'homme qu'il fut, si je me réfère à son comportement avec autrui ; l'autre relève de ses aptitudes intrinsèques dans le labeur avec humilité, dévouement et circonspection. Ainsi, pour ce qui est du premier registre, je peux être affirmatif en disant qu'il aimait et regardait les gens naturellement, non vers les plis et les labyrinthes de leur caractère, mais pour ce qu'ils pouvaient donner pour la société et, plus particulièrement, pour cette génération montante qui doit beaucoup apprendre de ses aînés, les meilleurs évidemment, non ceux qui ont fait (ou font) dans la corruption, la désinvolture et l'abdication. Quant au deuxième registre, s'il a eu à démontrer ses facultés de rendement partout où il a eu à intervenir pour de bonnes causes, et pendant de longues années, le destin a voulu qu'en fin de carrière il aille participer au renouveau de la FAF, en tant que secrétaire général. Et c'est là, dans cette «institution controversée» pour les uns, «exaltée» pour les autres, dans le gotha de la presse, qu'il se trouvait quelquefois inquiet, agité et ballotté d'une aventure à l'autre. Malheureusement, il y en avait de ces aventures, rocambolesques, dans ce qu'il appelait la «cage aux folles» !
Combien de fois me confessait-il sa gêne, voire sa colère, accompagnée d'une vive douleur de respirer, des situations inacceptables quand, faute de ne l'avoir pas respecté, à sa juste valeur, «on» le tançait d'une manière impertinente et, tenez-vous bien, pour des... problèmes de principes sur lesquels il ne pouvait se taire. Mais, me confiait-il, «il est bon d'apprendre à être sage à l'école de la douleur», comme le déclarait le dramaturge grec Eschyle. C'est dire ce qu'il endurait dans ce jeu de la honte qui anoblit malheureusement des communs ordinaires, et diminue ceux qui campent sur leurs valeurs morales, en toutes circonstances.
Quant à moi, si j'ose m'exprimer ainsi, dans ce registre, c'est parce que je n'ai pas admis, en tant qu'ancien responsable de ce secteur, l'adversité qu'on a étalée à Mourad, à cet ancien cadre de la nation, qui était d'une intériorité multiple, mais non inabordable. Il représentait cet homme affable et, de plus, respectueux et très disponible, un comportement insolite et rarissime en ces temps où l'insensibilité s'adjuge la meilleure place dans le hit-parade de l'ingratitude, cette tare contraire à l'humanité. Le contemporain de Pascal, Antoine Gombaud, disait dans une de ses sentences que «l'ingratitude est le vice des âmes basses». Oh ! que c'est joliment dit. Et Mourad, avec son caractère de «preux chevalier», de travailleur inlassable, ayant prouvé en toutes circonstances ce que veut dire l'action consciente, suivie d'un résultat concret et d'une satisfaction méritée, ne pouvait sentir l'aboutissement de son labeur dans cette ingratitude exacerbée, lui qui vivait dans une logique de conscience et d'intégrité morales. En tout cas, notre foi est inébranlable et demain, à l'heure des comptes, Dieu reconnaîtra les siens... incontestablement !
Ah !..., que dire encore de ce Mourad qui était fier de sa tante
Enfin, à tout ce parcours et à ces hautes fonctions, confortées de transcendantes qualités, il faut lui ajouter une féconde contribution dans la presse nationale et un ouvrage historique sur sa tante, Malika Gaïd, écrit en 1984, dans le style du pédagogue, et intitulé L'Ange de lumière. Assurément, il considérait sa tante Malika comme un ange et il avait raison puisque celle-ci, bravant tous les risques du djihad pour recouvrer les droits inaliénables du peuple algérien, a laissé, pour la postérité, ce souvenir de femme courageuse qui s'est sacrifiée pour que vive l'Algérie. Elle est tombée dans la région d'Iwaquran, une infime parcelle sur les pentes rocailleuses d'une montagne de Kabylie, après un combat sanglant contre les soudards de l'armée coloniale. Elle n'avait que 24 ans. Et Mourad insère en épigraphe de son écrit cette remarquable méditation à l'endroit de la chahida : «Ami voyageur, si un jour tu empruntes cette route, bien qu'elle ne mène nulle part..., mais, si tu passes quand même, par hasard, je te demande de t'arrêter près de la fontaine de H'bari. Penche-toi sur sa source et bois son eau limpide. Tu entendras le rire sonore de Malika au fond du ravin de M'raou... Si tu ne l'entends pas, je te demande une autre faveur. Attends la nuit. Alors, à coup sûr, tu verras passer, au-dessus de la grand-maison, parmi la multitude d'étoiles filantes, Malika l'Ange de lumière...» Quel hommage ! Son livre, comme le présentait la critique littéraire, est une si belle image de la participation de la femme à travers le portrait psychologique de l'héroïne, tant dans ses relations avec les siens qu'avec ses compagnons d'armes. Ainsi, la force de caractère de Malika, sa foi patriotique et son courage, Mourad, son neveu, les lui rend sans gros mots, en toute simplicité..., en toute modestie.
Mais il n'y a pas que la chahida Malika dans sa famille issue de cette légendaire fraction des Ith Yaâla. Il y en a eu d'autres, depuis l'insurrection d'El Mokrani où les aïeux de sa mère et de ses oncles ont joué un rôle déterminant en tant que «chefs» ou «commandants d'unités», d'où le nom qu'ils portent, aujourd'hui, celui des Gaïd. Quant à la lutte de libération nationale de Novembre, le quota de martyrs donné au pays par les Bouchemla, les Gaïd et Bouznad est très élogieux. Chez les Bouznad, particulièrement, un de leurs enfants est considéré comme le premier chahid de la famille, tombé au champ d'honneur, dans un accrochage entre Guenzet et Beni Ourtilane, à la veille de l'offensive du 20 août 1955, dirigée par Zighoud Youcef. N'est-ce pas un tableau lumineux ? N'est-ce pas un tableau lumineux de participation, par de hauts faits, pour une famille qui s'est inscrite dans la logique du nationalisme depuis des lustres ? N'est-ce pas naturel que sa progéniture soit éduquée dans l'exigence de ces deux «djihads», comme consacrés dans notre idiome politique, «el djihad el açghar» — le petit — pour recouvrer notre souveraineté nationale, longtemps spoliée par le colonialisme, et «el djihad el akbar» — le grand — pour reconstruire le pays, selon les exigences requises du développement et arriver, à l'aide de programmes consistants, à l'émancipation de notre peuple par le progrès ? Et dans cette ambiance, Mourad a connu les deux périodes, avant et après l'indépendance, pour avoir contribué, très jeune, à la révolution dans ce quartier de Belcourt (Belouizdad) où il est né, et après 1962, dans l'encadrement de la jeunesse, comme déjà expliqué. Ainsi, aujourd'hui, après ce décret du Tout-Puissant qui l'a rappelé à lui, il ne reste que le souvenir de celui qui a œuvré, toute sa vie, dans la dignité des grands, et dans la constance de ceux qui ont enseigné le sérieux, la détermination et le courage à notre jeune génération qui a un grand besoin de ces valeurs pour se mettre au diapason de ses aînés. Enfin, après ce modeste hommage, que te dire, frère Mourad ? Que nous te pleurons encore, parce que tu nous as quittés hâtivement, sans nous dire au revoir ? Mais que veux-tu, la mort, selon Paul Valéry, est une surprise que fait l'inconcevable au concevable... Et il faut s'y résigner.
Allez, va, Mourad, Dieu t'a prescrit, Incha Allah, Sa Miséricorde dans ce verset de Son Livre Saint : «Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée ; entre donc parmi Mes serviteurs, et entre dans Mon Paradis.»
K. B.
* Ancien ministre, ambassadeur, auteur


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