Dans le communiqué du procureur général près le tribunal de Sidi-M'hamed, informant l'opinion de l'ouverture d'une information judiciaire contre le citoyen Saïd Sadi pour «diffamation suite aux informations rapportées par certains médias, relatives aux déclarations faites par M. Saïd Sadi lors d'une conférence-débat qu'il a animée à Sidi Aïch (Béjaïa) au cours de laquelle il a imputé à l'ex-chef d'Etat, feu Ahmed Ben Bella, et à l'ex-chef d'Etat, feu Ali Kafi, ainsi qu'à la personnalité nationale et historique Messali Hadj, des faits portant atteinte à leur honneur et à leur considération», il y a trois vérités au moins qui frappent l'esprit par la teneur politique de la démarche. La première est que les générations post-indépendance doivent par la symbolique une «dette à l'infini» aux hommes qui se sont accaparés la guerre d'indépendance. Une dette par la mémoire qui a stérilisé politiquement la multitude au profit exclusif de quelques miraculés. Une génération d'affranchis qui a refusé toute forme de critique ou d'analyse de l'histoire qui l'a produite et dont elle a été un acteur parmi d'autres. La seconde vérité est qu'une haine contre l'intelligentsia kabyle travaille une partie du corps politique depuis les premières heures du nationalisme algérien; une tendance assumée et aux relents institutionnels qui déteint dangereusement sur la société depuis quelques années. Elle prend le visage de l'arabisme, de l'islamisme et des discours dominants. La troisième est qu'il y a de la violence en cours qui désigne un homme à la vindicte. Elle est judiciaire et actionnée avec certainement des risques que cette institution ne mesure pas. Dans les champs politique et médiatique, un accord semble en cours pour taire des lectures historiques émancipées de la passion du pouvoir et de la mémoire qui le justifie. Le malaise du régime politique algérien reste intact devant les débats qui structurent notre conscience collective, qui donnent du sens à notre passé et notre avenir et les questions que soulève immanquablement le politique. Il s'agit de déconstruire la légitimation de la prise du pouvoir, de son exercice et de sa perpétuation. C'est la raison essentielle qui intime l'ordre à l'homme de se taire. Un discours universitaire sur la question dans l'étape politique présente est vain tant il n'éclaire personne ou seulement quelques profanes sur les raisons essentielles qui ont amené à la situation actuelle l'Etat et la société. Dans cette question de droit, il faut s'en tenir aux faits. Le Dr Sadi livre une lecture inhabituelle au mode de raisonnement imposé sur la question. Le procédé intellectuel est éloigné des tranchées balisées ou des lectures timides et apeurées des cercles fermés. L'homme dans un cycle de conférences publiques mobilise et cette mobilisation est en soi une pédagogie qui dérange. Il formule des hypothèses et livre des opinions conceptualisées sur des hommes pris dans des processus historiques. Il argumente par la preuve, il fournit les références et débat sur le sujet de manière dépassionnée, sur des hommes publics et la dialectique qui les a conduits à la prise du pouvoir. On lui reproche de trop dire sur un sujet qui ne serait que de la compétence de la «famille». Dans ce débat, il est brandi comme forme d'argument et de réflexion des accusations de «diffamation» et «atteinte à l'honneur» qui touchent des personnes publiques alors que sa nature et sa dimension dépassent de loin le cadre étroit auquel le parquet veut le réduire. Se pose la question sur la démarche de l'institution judiciaire et le rapport qu'elle peut avoir avec l'histoire collective des Algériens et les polémiques inévitables que seule l'opinion est en droit d'apprécier. Le pouvoir en Algérie ne réfléchit plus aux fondements de la légitimité politique qui l'autorise à gouverner et quand une institution ou un acteur affidés le font, on saisit immédiatement la dénégation qui ampute l'essentiel de l'intelligence du débat. Une seule question est au fond de ce dernier : au nom de quoi le pouvoir politique s'exerce en Algérie ? L'institution judiciaire est-elle en passe de devenir l'instrument qui, à son insu, participerait à la confusion des normes sur la vérité, les omissions ou le mensonge que notre conscience politique est en droit de réclamer ? C'est par ce type de débats que d'autres peuples et nations se sont émancipés des tutelles vieillissantes et ont renouvelé leur présence au monde en se tournant vers l'avenir. Empêcher un homme, un intellectuel de le faire en recourant à ce procédé est proprement choquant. Pour le risque encouru, c'est déjà la césure de plus dans la cohésion nationale. La question est : pourquoi sommes-nous si différents sur des faits et des vérités historiques ? C'est un débat en Algérie qu'il faudra mener si nous voulons renouveler notre vision du monde et les valeurs qui fondent les raisons du «vivre-ensemble». Un débat âpre entre le dévoiement, l'occultation et les réalités des faits historiques. Un débat qui a payé le tribut du sang à certains moments de la vie politique. Dans les circonstances présentes, la judiciarisation et la tournure que prendront les poursuites est grave dans le fond et scandaleuse dans la forme si elles venaient à être confirmées. Nous disposons d'un legs lourd et complexe, d'une mémoire tronquée, confisquée et sacralisée, et des vérités omises ou tues. C'est un processus quasi religieux par quoi tout est devenu «inquestionnable». C'est aussi par ce procédé que la société algérienne exsangue, épuisée et violentée par le pire des colonialismes a été sommée, au sortir de la guerre, de gommer sa diversité, de taire sa pluralité et de différer son émancipation. Nous avons été amenés à penser notre présence au monde à travers le prisme du nationalisme panarabiste, baathiste et de la passion religieuse subséquente. Déconstruire la mémoire qui a fait le pouvoir absolu et le nationalisme autoritaire qui le justifie est devenu une nécessitée politique et démocratique qui conditionne l'émergence de la société des citoyens. C'est une réflexion à laquelle nous convie le Dr Sadi pour penser sereinement à ce que nous avons été et ce que nous voulons être. Une propédeutique de la citoyenneté dans un pays où les hommes restent dénués de droits. L'homme politique est prodige et il n'a plus rien à prouver ; l'essentiel des débats et des avancées démocratiques en Algérie sont en partie dus à ses capacités intellectuelles et son courage physique. Le réflexe défensif que sont la diatribe, l'insulte, la calomnie ou le mépris ne sont pas des arguments intellectuels et sont sans rapport aux civilités d'un débat de cette portée. B. S. * Secrétaire national au RCD