Par Ahmed Tessa, pédagogue Dix-neuf années se sont écoulées depuis l'apothéose du boycott scolaire initié dans trois wilayas du pays. Historique fut l'introduction de la langue amazighe dans le système scolaire algérien, en octobre 1995. Emouvante fut son entrée dans le journal télévisé de 20h. Mais qu'en est-il du suivi et de l'évaluation de toutes les initiatives lancées ici, avortées là ou carrément bloquées, depuis la création du HCA ? De longues années d'immobilisme, d'espoirs entrevus, vite déchantés. Jusqu'à cette fin d'année 2014 où s'alluma une lueur d'espoir de la relance de son enseignement. En effet, la décision de l'actuelle ministre de l'Education nationale de reprendre en main le dossier de «tamazight à l'école» a permis une avancée dans ce sens. En redonnant vie à la commission mixte MEN/HCA qui sommeille depuis 1998, la ministre s'inscrit résolument dans l'esprit et la lettre du décret portant création du HCA. Osons espérer que les travaux de cette commission mixte, ainsi réhabilitée, seront à la hauteur des enjeux et des espoirs nourris depuis 1995. Langue maternelle de millions d'Algériens, le tamazight véhicule l'algérianité dans toute sa profondeur historique. Sa présence écrite dans le pays (et le Maghreb) n'est-elle pas scientifiquement datée à plus de 5 000 ans avant l'ère chrétienne ? Certes, sa généralisation dépend de la consécration, par la Constitution, de son caractère national et officiel. La priver de ce double statut équivaut à amputer la nation algérienne de sa véritable matrice identitaire : l'algérianité. La nature ayant horreur du vide, c'est vers d'obscurs repères pseudo-historiques que se tourneront les yeux de la culture et de l'histoire officielles. Conséquences de ce déni de soi et de ce rejet de l'algérianité : du sang et des larmes versés par les Algériens depuis notre accession à l'indépendance. Toutefois, des indices nous invitent à un certain optimisme quant à l'avenir de tamazight à l'école. Le consensus de la classe politique autour de son officialisation est de bon augure. De même, concernant la récurrente question des postes d'enseignants de tamazight, il y a lieu de signaler une avancée palpable. En argumentant auprès du ministre des Finances la nécessité de satisfaire la totalité de la demande exprimée par le terrain — au niveau des directions de l'éducation où tamazight est enseignée –, le ministère de l'Education nationale a décroché le nombre appréciable de 200 postes nouveaux pour l'année scolaire 2015-2016. Une bouffée d'oxygène comparée aux dotations en postes des années précédentes ! En proportion avec le nombre d'élèves et de wilayas concernés par cet enseignement, cette dotation budgétaire est de loin plus consistante que celle de certaines autres disciplines. Certaines voix tentent de minimiser cet apport. Par surenchère ou simplement par ignorance de la réalité du terrain ? Au moment où d'autres cercles, au nom d'une idéologie rétrograde, s'escriment à la réduire à néant. Pour revenir à l'indispensable évaluation de l'enseignement de tamazight, deux volets s'imposent au regard critique : le symbolique et le stratégique. Sur le plan symbolique Nul ne peut nier que les sacrifices consentis par une génération d'élèves et de militants de la cause ont permis des acquis. Le souvenir est encore vivace des obstacles rencontrés pendant le premier mandat du Haut-Commissariat à l'amazighité (1995-1998). A l'époque on refusait ne serait-ce que l'ombre d'un strapontin scolaire à tamazight. Etaient évoquées de nombreuses raisons. Reconnaissons que certaines étaient objectives et d'autres beaucoup moins. Par la suite, des avancées furent enregistrées, timidement certes, depuis le lancement de la réforme (en 2003). La récente collaboration entre le MEN et le HCA — formalisée en 2015, et ce, à un haut niveau — peut et doit constituer un tournant décisif dans la relance de cet enseignement. Théoriquement, de nos jours, tamazight connaît le même traitement technico-pédagogique que les autres disciplines scolaires. Elle a intégré la CNP (Commission nationale des programmes) avec son propre GSD (Groupe spécialisé dans la discipline) qui élabore les programmes d'enseignement pour chaque niveau. A partir de ces programmes, le MEN élabore et imprime les manuels. Il est indéniable que ces manuels ont besoin d'être revus/améliorés tant du point de vue forme que contenu. Là où la demande sociale s'est exprimée notre langue maternelle figure dans les emplois du temps des établissements scolaires. Son caractère facultatif qui pénalise son épanouissement — et pas seulement — étant tributaire de son officialisation. En vertu de la réglementation, les élèves bénéficient de l'encadrement approprié — des universitaires licenciés en tamazight et des inspecteurs pédagogiques. Tamazight a été introduite de façon officielle dans l'évaluation du travail des élèves. Il dispose de son coefficient, de son espace dans les bulletins scolaires et de ses épreuves trimestrielles (devoirs surveillés et composition). La revendication phare des années 1995-2000 — tamazight au brevet et au baccalauréat — ne relève plus du rêve inaccessible : elle trône fièrement dans les salles et dans les centres de correction de ces examens nationaux. Des critiques s'élèvent contre les modalités de cette évaluation — à juste titre, puisque les autres disciplines scolaires sont logées à la même enseigne. Le système d'évaluation scolaire étant l'un des talons d'Achille de l'école algérienne. Toutefois, ce tableau optimiste connaît un paradoxe. Des seize wilayas pionnières (1995-1998), il ne reste que 6 où la langue amazighe est enseignée et seules deux connaissent une hausse constante des effectifs/élèves : celles de Tizi-Ouzou et de Béjaïa. Pour la rentrée scolaire 1995-1996, sur les seize wilayas, il y avait 37 690 élèves, encadrés par 233 enseignants. En 2010-2011, ils étaient respectivement au nombre de 214 442 (élèves des trois paliers) et 1 265 enseignants. Depuis, les chiffres ont fondu dans treize wilayas. Pour la rentrée prochaine (2015-2016), ces chiffres iront à la hausse au vu de la dynamique ambiante, avec notamment l'engagement de l'actuelle ministre de l'Education. A l'instar de leurs collègues des autres disciplines, les enseignants de tamazight bénéficient de sessions de formation et des outils techniques nécessaires (mais non suffisants) à leur métier. Ils ne se sentent plus marginalisés comme par le passé même si des problèmes demeurent et qui sont faciles à résoudre quand la volonté est de mise. Sur ce plan, il y a lieu de noter le dynamisme de l'association des enseignants de tamazight. Son implication dans le domaine pédagogique souligne leur adhésion et leur mobilisation à donner de la qualité et du tonus à leurs pratiques. Pour cela, elle mérite soutien et aide. Quant au recul de la demande sociale dans les autres wilayas, hors Kabylie, il peut s'expliquer par l'absence d'un dispositif de sensibilisation comme celui initié de 1995 à 1998. En effet, en pleine tourmente terroriste, les membres du HCA de l'époque ne cessaient de sillonner les régions berbérophones du pays pour argumenter et communiquer auprès des parents, des autorités et du mouvement associatif. D'où le nombre de seize wilayas à y adhérer. Il faut dire que l'aura du combat identitaire menée par les enfants du boycott avait boosté ce travail de sensibilisation. Il appartient à cette commission mixte MEN/HCA, nouvellement installée, de reprendre le chemin de la sensibilisation là où le besoin se fait sentir dans les régions à forte présence de locuteurs amazighs. C'est là une bonne préparation à la généralisation qui ne saurait tarder. C'est le fond qui manque le moins Ce tableau réconfortant ne doit pas nous voiler la réalité. Sur le plan du fond de la problématique beaucoup reste à faire. Du retard a été accumulé depuis la fin du premier mandat du HCA, en juillet 1998. A-t-on seulement évalué à leur juste valeur les recommandations délivrées par d'éminents scientifiques lors des trois colloques nationaux organisés par le HCA en 1997 et 1998 ? Ils avaient pour thèmes : «La réhabilitation de l'Histoire amazighe», «La promotion de tamazight dans la communication» et enfin «L'introduction de tamazight dans le système scolaire». Et qui dit évaluation, dit action de remédiation, d'amélioration. A titre de rappel, le décret portant création du HCA assigne à ce dernier un partenariat multisectoriel avec les départements de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, de la Culture, de la Communication et de la Formation professionnelle. S'il doit y avoir un audit – et l'idée est bonne —, il ne peut se faire qu'à la lumière des missions fixées par son statut. Audit de l'institution elle-même, d'abord et des initiatives intersectorielles, théoriquement lancées au début du premier mandat. La concrétisation des missions du HCA aurait fait de cette institution un laboratoire d'idées, un réceptacle/carrefour de toutes les bonnes volontés et des compétences nationales dans le domaine. Avec la Présidence de la République comme tutelle directe, le HCA peut et doit encourager la production littéraire, scientifique et pédagogique, de concert avec les autres ministères, les spécialistes. Des choses ont été faites dans le domaine de l'édition, et c'est là aussi un acquis qu'il nous faut fructifier. Cette institution dispose d'une direction de l'enseignement. Cette structure était animée par M. Laceb, docteur d'Etat en sciences du langage, spécialisé en tamazight. Il est accouru de Paris en 1996 — au moment où d'autres prenaient la direction opposée — pour mettre ses compétences au service de son pays. Qu'est-il advenu du colossal travail de recherche qu'il peaufine depuis plus de trente ans – notamment le dictionnaire scolaire de tamazight ? Cet expert, avec son engagement militant et son savoir, a été marginalisé jusqu'à sa retraite en 2012. A-t-on idée, à l'orée d'une officialisation annoncée, de rééditer ce genre de comportements à base de suspicion, de rejet et de marginalisation ? Serait-ce un vœu pieux que l'ouverture vers les linguistes, pédagogues, sociologues, sociolinguistes et psycholinguistes et didacticiens ? Leur contribution est incontournable. Qui mieux qu'eux pourra analyser les raisons profondes du recul de la demande sociale dans certaines wilayas tout en se penchant sur les ressorts de l'engouement observé en Kabylie ? Ils sont les seuls habilités à dégager des solutions à adapter dans les autres wilayas et, partant, dans tout le pays. A partir de leurs réponses, il sera possible d'entreprendre l'esquisse d'une stratégie à long terme qui viserait à une généralisation de l'enseignement de tamazight, sous le parapluie de son officialisation. Pour ne pas rééditer des erreurs de triste mémoire, cette généralisation sera progressive et scientifiquement menée. Et seuls les spécialistes du domaine amazigh peuvent impulser cette réflexion et fournir les outils scientifiques indispensables à l'enseignement scolaire de tamazight. Les a-t-on sollicités dans ce sens ? Les a-t-on motivés à persévérer dans cette voie ? Ce ne sont pas les travaux qui manquent. Les spécialistes du domaine amazigh en ont engrangé depuis de nombreuses décennies. Ils ne demandent qu'à être capitalisés pour le grand bien des générations futures de notre beau pays. Un jour viendra où ces dernières finiront par se détourner et rejeter ces sirènes maléfiques qui leur imposent une appartenance identitaire étrangère à notre humus nourricier : l'algérianité (ou «maghribinité») où s'harmonisent le tamazight et l'arabe algérien ou maghribi. A l'horizon de l'officialisation de la langue amazighe, mais aussi grâce à l'action conjointe des militants de la cause et de responsables acquis à l'algérianité (ou «maghribinité») de ce peuple, les jeunes pousses du pays, écoliers, collégiens et lycéens – ou l'Algérie de demain – ne développeront plus cette «haine de soi» destructrice. Dans les écoles des quatre points cardinaux du pays, les enfants d'Algérie chanteront un hymne d'amour pour leur terre natale, celle de leurs ancêtres illustres : Jughurta, Apulée de Madaure, saint Augustin, La Kahina (Dihya) et Koceila pour ne citer que ceux-là. D'authentiques Amazighs qui méritent d'être connus et célébrés. En éducation, l'Algérie de demain c'est aujourd'hui et pas après. D'où l'urgence signalée de la réhabilitation la plus emblématique qu'aura connue la pays : celle de l'algérianité via l'officialisation de la langue amazighe.