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Entretien avec Ramdane Lasheb, enseignant de tamazight et doctorant en sciences de l'éducation : «La généralisation de tamazight est loin d'être une réalité»
Entretien réalisé par Saïd Aït Mébarek Enseignant de tamazight à Ath Douala, doctorant en sciences de l'éducation à l'université Paris XIII (France) et auteur d'ouvrages de facture anthropologique, Ramdane Lasheb nous brosse, dans cet entretien, un panorama critique de l'enseignement de tamazight depuis son entrée dans le système éducatif en 1995. Il analyse les non-dits et les présupposés idéologiques qui sous-tendent certains choix institutionnels et les options prises par le ministère de l'Education nationale. Ainsi, les contenus programmatiques et les méthodes d'enseignement appliquées à l'enseignement de cette langue, le refus de prendre une décision tranchée et définitive pour la transcription latine, un choix ignoré en dépit du bon sens, des commodités pratiques et fonctionnelles et des impératifs du marché (mondialisation) inhérents à ce choix (lettres latines), en persistant à faire coexister trois caractères de transcription, avec toutes les contraintes techniques et pédagogiques et les charges onéreuses pour le Trésor public obligé de débourser des sommes colossales dans l'édition de trois versions des mêmes manuels scolaires (en caractères arabes, lettres latines et tifinagh, ndlr), destinés à l'enseignement de tamazight, constituent un faisceau d'indices probants qui confortent les soupçons longtemps nourris par tous ceux qui ont porté la revendication identitaire à l'égard de l'Etat algérien quant à l'absence de volonté politique de trouver une solution juste et durable à cette problématique. Le Soir d'Algérie : Qu'en est-il de l'enseignement de tamazight depuis son introduction dans le système éducatif 1995 ? Ramdane Lasheb : Pour l'histoire et la mémoire, permettez-moi d'abord que je fasse un rappel historique sur lequel il me semble nécessaire et utile de revenir, autant de fois que possible. L'introduction de la langue berbère dans le système éducatif algérien date de 1995. Elle est intervenue suite à de nombreux sacrifices de générations de militants, notamment celui des écoliers, collégiens, lycéens et étudiants de Kabylie qui ont fait la grève du cartable pendant toute l'année scolaire 1994-1995, jusqu'à la satisfaction de la revendication : tamazight di lakul [le berbère à l'école]. Sur mon expérience et mon analyse en tant qu'enseignant de tamazight, je commencerai d'abord par dire que l'enseignement de tamazight a connu certes une nette évolution depuis 1995, que ce soit au niveau des méthodes ou dans l'encadrement. En comparaison avec les premières années de son introduction dans le système éducatif, le nombre d'enseignants a sensiblement augmenté dans les wilayas kabylophones (Tizi Ouzou, Béjaïa, Bouira et Boumerdès). Par contre, le nombre a diminué ou carrément chuté dans d'autres wilayas concernées initialement par tamazight. C'est le cas, par exemple, à El Bayadh, Ghardaïa et Tipasa où tamazight n'est plus enseigné. Parmi les acquis on peut citer sa comptabilisation dans les examens avec un coefficient 2 et son entrée dans les examens officiels tels que le BEM et le Bac. Mais malgré sa constitutionnalisation en 2002, son enseignement demeure optionnel. On est toujours dans l'expérimental... Le caractère optionnel et non systématique de l'enseignement de tamazight ne dénote-t-il pas, selon vous, que l'approche volontariste adoptée par les pouvoirs publics des premières années de l'introduction de tamazight à l'école reste entière. Ce qui ne peut pas être sans conséquence, sur le plan pédagogique, notamment ? Les conséquences sont là. Aujourd'hui, malgré le nombre important de licenciés qui sortent chaque année des trois départements de langue et culture amazighes de Tizi Ouzou, de Bouira et de Béjaïa, la généralisation est loin d'être une réalité. Le recrutement, les postes budgétaires s'ouvrent au compte- goutte. On entend souvent les responsables de l'institution éducative vanter et parler de la généralisation de l'enseignement de tamazight en Kabylie. On les entend aussi se défendre lorsqu'on leur reproche de ne pas commencer son enseignement dès la maternelle comme le recommandent les instances éducatives de l'Unesco : la scolarisation de l'enfant doit se faire d'abord dans sa langue maternelle, pour que l'identité linguistique et culturelle de l'enfant ne soit pas perturbée. Il y a aussi le problème de la transcription... En Kabylie, l'enseignement de tamazight se fait en latin depuis son entrée dans le système éducatif algérien en 1995. Mais n'empêche qu'on trouve trois graphies dans les manuels scolaires. Pour nous, nous avons opté pour la graphie latine et nous continuerons à le faire. Il n'appartient pas aux autres de nous imposer une autre forme de transcription. La graphie tifinagh fait partie de notre patrimoine historique, un élément de notre identité, elle doit être prise en charge et sauvegardée. Aujourd'hui, son utilisation est restreinte, et ne peut répondre au besoin urgent et aux exigences de la mondialisation. Par conséquent, l'option pour les caractères latins pour transcrire tamazight est un choix raisonnable. Pour plusieurs raisons. Nous ne pouvons nous permettre encore de perdre du temps, dans ce monde galopant, cela y va de sa survie. A cela s'ajoute le fait que la production littéraire amazighe se fait en latin. Une graphie qui présente donc l'avantage d'être fonctionnelle puisqu'elle nous permet de produire et de lire une littérature en tamazight. De surcroît, elle est admise par les communautés des locuteurs. Quel regard porte l'enseignant que vous êtes sur les méthodes d'enseignement appliquées à tamazight ? L'enseignement de la langue amazighe obéit au changement qui s'opère au sein du système éducatif algérien depuis 1995. Après avoir connu l'approche par objectifs et une organisation des contenus selon l'unité didactique basée sur la typologie de textes (contes, récits, etc.), nous constatons depuis 2003 une rupture avec les anciennes méthodes pédagogiques. Les aménagements entrepris par les pouvoirs publics valorisent enfin les compétences de l'apprenant. Cette réforme de 2003 préconise l'approche par compétences, le sujet-élève est au centre de tout apprentissage, il est «l'acteur», et l'enseignant n'est qu'un accompagnateur. En théorie, cette réforme se présente en rupture avec les méthodes classiques. Quant à l'enseignement des langues tamazight, arabe et français, la tutelle préconise la pédagogie de projet. Quels reproches faites-vous à ces méthodes ? En principe, la réforme des programmes et des approches d'enseignements doit être suivie simultanément d'actions de formation à tout niveau, en vain. Comme toujours, chaque fois qu'il y a une nouveauté dans le système éducatif algérien, on se contente toujours de formations théoriques : on importe des théories, des concepts qui, il est vrai, ont donné de bons résultats ailleurs mais on n'a pas pris le soin de les adapter à notre contexte socioculturel. On n'a jamais fait par exemple une recherche-action dans ce domaine pour voir comment on peut adapter ces théories à notre réalité sociologique comme cela se fait ailleurs. Ainsi, les résultats escomptés sont loin d'être encourageants. En réalité, l'annonce d'une refonte globale du système éducatif (de 2003) n'a touché que les programmes scolaires, les méthodes d'enseignement et les modalités d'organisation du système. Elle a mis de côté la formation des véritables acteurs, c'est-à-dire les enseignants. Il y a beaucoup de choses à dire aussi sur les programmes et les manuels scolaires... Les programmes et les manuels de tamazight par exemple qui sont organisés en projets ne sont en réalité qu'une compilation de séquences (unité didactique d'un même type de textes). Que ce soit dans les programmes ou les manuels scolaires de tamazight, le projet dont il est question n'est pas celui de l'élève mais celui de l'institution, des concepteurs. Il est demandé à l'élève d'investir tout ce qu'il a appris comme points de langue dans la production d'un texte similaire. Il est clair qu'on n'est pas sorti du phénomène de la réception-restitution. Pour répondre aux exigences du temps, de la mutation rapide de la société, l'éducation doit s'inscrire dans une optique de changement évolutif, malléable, pour permettre le changement. En ce sens, l'Unesco, dans ses recommandations, préconise aux Etats membres l'autonomie du sujet apprenant dans les systèmes éducatifs. Tamazight n'a pas été épargnée elle aussi, bien qu'une formation à la pédagogie de projet ait été organisée en 2007 à l'intention des enseignants de tamazight par le HCA, le ministère de l'Education nationale avec le concours de deux encadreurs, deux enseignants de l'université de Paris VIII (Annie Couidel et Naserdine Aït Ouali). Au moment où cette méthode dite «pédagogie de projet» basée sur le montage de projet de l'élève, réfléchie et mise en pratique, commence à donner ses fruits, ces stages qui devaient continuer d'une façon formelle et toucher tous les enseignants de tamazight ont été volontairement arrêtés. Quel est l'avantage de cette méthode lorsqu'elle est appliquée à l'enseignement de tamazight ? Contrairement à l'enseignement par projets préconisé par le ministère de l'Education nationale fondé sur le projet du concepteur, celle-ci est fondée sur le projet de l'apprenant, ce qui favorise son autonomie dans les apprentissages. Elle permet d'installer des compétences non seulement linguistiques mais aussi socioculturelles et techniques telles que les TIC. Concrètement, la pédagogie de projet dont je parle est un dispositif basé sur le montage de projets-élèves, des projets qui auront un impact sur la société. Les élèves se concertent, choisissent en toute liberté le thème de leur projet ainsi que les éléments avec qui ils souhaitent travailler. Ceci est très important en ce sens que cela permet une motivation optimale de la part des élèves. Ces derniers adhèrent plus facilement aux projets de leurs camarades qu'à ceux de l'enseignant lorsque ce choix leur est permis. Dans le processus de montage du projet, les élèves sont amenés à produire un ensemble de types de textes comme le récit, le portrait et l'interview. En travaillant en groupe et en étant en contact avec la population, les élèves s'imprègnent de la culture et des valeurs ancestrales. Et cela «permet à l'apprenant de vivre pleinement l'expérience de l'apprentissage en interagissant avec tout ce qui l'entoure». En montant leur projet, les élèves utilisent aussi les TIC et produisent de la vidéo. Le projet d'élève reste donc un moyen d'apprentissage, d'acquisition de compétences socioculturelles, linguistiques et techniques. En somme, le kabyle, taqbaylit, variante de tamazight, est aussi synonyme de solidarité, d'entraide, de respect de l'autre ou de liberté. Ne pas tenir compte, dans l'enseignement de tamazight, de toutes ces dimensions socioculturelles qu'elle véhicule c'est compromettre son avenir. C'est pourquoi son enseignement doit être de qualité et basé sur des contenus linguistiques et socioculturels et une pédagogie qui permettent la sauvegarde de l'identité amazighe et l'ouverture sur le monde extérieur. Cette pédagogie doit faire sienne le principe selon lequel «l'acquisition d'une langue n'est pas dissociable de l'acquisition du langage qui est une entreprise essentiellement sociale».