Par Ahmed Tessa, pédagogue De l'éthique enseignante : «Si tu veux t'enrichir (matériellement) change de métier.» Du grand écrivain égyptien Ahmed Chawki : «L'enseignant aurait pu être un prophète.» Si le dénouement heureux de la grève des enseignants a de quoi rendre le sourire aux élèves et de soulager leurs parents, il n'en demeure pas moins que l'addition est lourde pour notre pays que de subir depuis plus d'une décennie des arrêts de cours à répétition ainsi que des pratiques et des habitudes nocives au développement intellectuel de nos élèves. Ne sommes-nous pas le dernier de la classe en matière de semaines de cours dispensées ? Ou pour être plus clair : l'année scolaire de l'élève algérien (24 à 25 semaines au maximum) est la plus courte au monde. Partout ailleurs, y compris dans les pays les plus pauvres et aux étés torrides, l'élève reçoit des apprentissages à raison de 38 à 40 semaines/an. Dans le désert de Jordanie, l'année scolaire reprend le 15 août de chaque année. En pleine canicule. Pis encore : nous sommes l'un des rares pays où le mois de juin est complètement vidé de tout apprentissage, offert en offrande aux examens d'un autre âge. Des examens qui consomment des milliards de centimes chaque année, sans parler des contraintes organisationnelles et des dérives inévitables (triche, violence, méfiance/défiance...). Sans que cela améliore la santé de l'institution éducative. Un simple calcul élémentaire : sur une scolarité de 13 ans, l'élève algérien engrange un déficit de pas moins – si ce n'est plus – de deux années (de privation) de cours. Incroyable, mais vrai ! Quel est donc ce bachelier qui aspire à des études universitaires alors qu'il traîne le boulet d'un tel handicap ? Quelle valeur attribuer à un diplôme qui sanctionne un cursus amputé d'autant de semaines d'apprentissages, savoir et de connaissances ? Et c'est ce genre de profil que l'université algérienne reçoit, bon an, mal an, depuis l'avènement des cours payants. La tendance s'est aggravée depuis le lancement de la réforme, en 2003, à cause des dispositifs pédagogiques mis en place et qui ont ouvert la boîte de Pandore. C'est que cette «trouvaille de génie» qu'est la réhabilitation de l'antique examen de sixième (en 2005) a eu pour premier effet le transfert du virus des cours payants vers nos écoliers du primaire. Il y en a qui parlent même d'une contamination des enfants du préscolaire. Par quel miracle cette situation, ubuesque si elle n'était pas dramatique, a-t-elle pris racine ? Dans le long fleuve de la vie, sous toutes les latitudes, la fiction peut rejoindre et, parfois, dépasser la réalité. Après le témoignage publié dans ces colonnes («Profession : ‘‘enseignant''/commerçant», in Le Soir d'Algérie du 3 mars 2014), voilà un deuxième épisode tout aussi déprimant puisqu'il concerne l'école, ce temple sacré du savoir. Fiction : un malade porteur d'une poignée d'herbes vénéneuses se présente devant le charlatan attitré du souk hebdomadaire. Il lui demande si l'herbe en question est bonne à prendre pour se soigner. Le charlatan répond tout de go : «Cette herbe est dangereuse pour votre santé. Mais au point où vous en êtes, elle est indispensable.» Pauvre malade ! Réalité : nous sommes en soirée, à une heure de grande écoute, ce mardi 24 mars. Aux micros des médias tendus vers lui par des journalistes qui le questionnaient sur le sujet brûlant de ce poison qu'est «el-aâtaba» (le seuil minimal), le responsable syndical du CLA (Conseil des lycées d'Algérie) a eu ces mots : «Sur le plan pédagogique, el-aâtaba est dangereuse. Mais dans le contexte actuel, elle est incontournable.» No comment ! Sur ce même sujet de «el-aâtaba»/poison, et à l'unisson, ses collègues de tous les autres syndicats (huit syndicats) ont été catégoriques — et surtout responsables : «Il n'y a pas lieu d'en parler. Le retard est largement rattrapable.» Et de citer, en preuve sonnante et à juste titre, les grèves de l'année 2003 qui avaient privé les élèves de 8 semaines de cours — soit 40 jours et avec des programmes identiques à ceux de cette année (2015). A l'époque, personne n'avait pensé inoculer ce poison qui pénalise intellectuellement nos élèves. Ce mot honni de «aâtaba» n'étant pas répertorié dans le bréviaire pédagogique. De son côté et en confirmation des appréciations de ces syndicats, le ministère de l'Education nationale vient d'avancer le chiffre de 10 jours à rattraper pour une minorité de lycéens touchés par les mouvements de grève. Pas de quoi s'alarmer, le temps est largement suffisant pour boucler ce qui reste du programme. A moins que les élèves ne soient poussés à déserter leur lycée dès la mi-avril, comme d'habitude ! Ceux qui les encouragent — de façon sournoise, rarement de façon explicite — se lèchent les babines à l'idée que ce seuil/poison revienne cette année. Question de rentabilité financière. Ils commencent à chauffer le tambour par une propagande de haut vol. Ces charlatans de la pédagogie sonnent la charge en envoyant à la chasse leurs rabatteurs qui prêcheront les vertus de cette amulette (el aâtaba). Nous les rencontrons dans les veillées funèbres, les hammams, les mosquées, les fêtes, les réceptions et même dans certains médias. A l'évidence, il est urgent de mettre fin à cette comédie de mauvais goût qui conditionne nos élèves en les poussant à l'addiction à cette drogue/poison qu'est «el-aâtaba» (le seuil). Le «métier» d'élève est codifié universellement : les modalités réglementaires et pédagogiques de son instruction sont du ressort exclusif de l'institution scolaire. Certes, celle-ci est tenue de moderniser ses pratiques pédagogiques ainsi que le préconise le triptyque inauguré depuis septembre 2014 : refonte pédagogique-bonne gouvernance-professionnalisation via la formation. L'école a bon dos. Si critiquer ses tares est un droit reconnu à tout citoyen, il n'en demeure pas moins que ne pas dénoncer et ne pas condamner ces charlatans de la pédagogie s'assimile à un acte volontaire de non-assitance à personne en danger. Cette personne n'est autre que l'élève, votre enfant. L'archaïsme et le lobby Il est de notoriété publique que, depuis deux décennies au moins, une bonne partie de nos élèves de terminale (dans les villes notamment) désertent le lycée vers la mi-avril. Ils ne reviennent que pour prendre leur convocation du bac et accessoirement pour satisfaire au cérémonial de l'examen blanc. Une précision : c'est devenu un examen pour la forme, étant donné que les épreuves sont rarement corrigées en classe, soit par manque d'élèves soit par habitude laxiste. Quand on connaît l'importance des corrections collectives, on imagine les conséquences. Ce phénomène de désertion existe malheureusement avec une intensité insoutenable dans les sanctuaires des cours payants, à savoir les grandes villes. Il est utile de signaler que ce sont les bourgades enclavées du pays qui détiennent les meilleurs taux de réussite au bac. Et pied de nez aux charlatans, dépositaires de la drogue des cours payants : ces lycéens brillants, issus de classes sociales défavorisées, n'ont jamais goûté à leur drogue. Le froid, la faim parfois et la misère n'ont pas de prise sur eux. Ils se réchauffent et se régalent au feu sacré qui anime leurs enseignants : l'amour du métier et le dévouement sans limite au service de leurs élèves. Il est grand temps de lever le voile de cette omerta sur cette question/tabou : qui tire les ficelles de cette comédie et manipule des innocences ? L'impact de cette «aâtaba»/poison est connu : un appauvrissement intellectuel et culturel programmé. C'est là une version plus soft — mais plus efficace — de la dévitalisation des peuples autochtones, telle que celles planifiées dans l'histoire contemporaine par les puissances coloniales. Notre silence complice n'a que trop duré. A chacun d'assumer ses responsabilités : la tutelle, l'enseignant, le syndicat, le parent, les médias et les autorités politiques. Sans nul doute que la gangrène des cours payants est alimentée par le système d'évaluation «à l'algérienne» et hérité de la France impériale de 1806, date de création du bac par Napoléon. Le concept d'évaluation au sens pédagogique du terme n'a pas élu domicile dans nos salles de classe. Il existe dans le discours officiel mais pas dans la pratique. Nous en sommes toujours au contrôle/vérification des connaissances transmises par l'enseignant et mémorisées, puis restituées par l'élève, et ce, sur fond de concurrence entre élèves, entre établissements et entre wilayas. Heureusement que ce classement stigmatisant, prélude d'apartheid scolaire — et dont sont friands certains médias ainsi que les parents —, vient d'être supprimé par l'actuelle ministre. Cet attachement au mythe des vieilles recettes désuètes — le contrôle/vérification, les hit-parades de la frustration, la note/salaire de la peur, l'examen/tribunal — est en contradiction avec le paradigme nouveau, théoriquement adopté par la réforme de 2003. Or, en pédagogie scolaire, le discours théorique devient du vent s'il n'est pas traduit en dispositifs opérationnels. Cette contradiction se révèle comme étant l'un des dysfonctionnements majeurs de la réforme. Il fait des ravages à tous les échelons du cursus scolaire — du préscolaire au lycée. Résumer la réforme ? Une carcasse neuve (le discours théorique) avec un moteur (les pratiques pédagogiques) hors d'usage, ayant fait leur temps. C'est à se demander pourquoi les pédagogues officiels en charge de la réforme ont ignoré cette contradiction fatale. Par méconnaissance de la pédagogie scolaire, celle du primaire notamment ? Par incapacité à proposer d'autres modalités d'évaluation ? Elles existent pourtant et elles ont fait leurs preuves dans bien des pays. Loin de nous l'idée de noircir le tableau de la pédagogie des années 1960-1970. Elle était sélective, certes, mais elle formait une élite de qualité : les bacheliers. Aux élèves qu'elle laissait en rade, cette pédagogie offrait le «smig» scolaire : la maîtrise du «lire, écrire et compter». Ce qui est loin d'être le cas de nos jours. Par le passé, la rigueur et le professionnalisme d'enseignants dévoués à leur métier motivaient les candidats à fréquenter le lycée jusqu'à une semaine de la date du bac – et parfois moins. De nos jours, l'attrait de l'argent facile (et sale) a renversé les valeurs. Une minorité d'enseignants/commerçants, certains patrons d'écoles privées et des «commerçants» clandestins surfent allègrement sur l'angoisse de parents et d'élèves atteints du syndrome de la «diplômite» que vient aggraver le spectre de l'échec. Face au désarroi de ces derniers, les charlatans de la pédagogie leur promettent la clé du paradis. En réalité, un placebo. Ils argumentent en décrédibilisant, de façon hypocrite, les prestations de l'école publique (programmes, sureffectifs). Bondés à ras bord, des garages, des caves ou des appartements sont transformés en usines à bachotage. Il s'agit d'une pratique antipédagogique qui consiste en des entraînements intensifs sur des exercices-types, de ceux qui risquent de tomber le jour de l'examen. Une véritable roulotte russe au petit bonheur la chance, mais qui rapporte gros ! Des milliers de dinars transitent quotidiennement de main en main – de l'élève vers le commerçant de cours. Le pactole, avec une mercuriale qui s'enflamme, augmente de volume les jours de grève. Mais depuis 2008, la aâtaba constitue une aubaine quasi divine pour engranger de grosses moissons. Profitant du laxisme de l'administration qui ferme les yeux sur les absences des élèves, ces commerçants affichent la recette miracle : allonger la durée de fréquentation des cours payants. La magie de la toute-puissance du détenteur de savoir agissant, les élèves tombent dans le panneau et fuient le lycée. Et au rythme où vont les choses, si l'on maintient ce système de contrôle/vérification des connaissances porté par une vision de compétition scolaire, cette désertion finira par toucher les élèves candidats au BEM et ceux de l'examen de fin de primaire déjà contaminés par le virus des cours payants. Ne dit-on pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets ? Que faire ? Dans l'urgence, ne serait-ce que pour limiter les dégâts, il y a lieu d'inviter les membres de la communauté éducative à se mobiliser, individuellement, pour empêcher l'intrusion de cette drogue/poison (la aâtaba) dans nos lycées. Un travail de sensibilisation autour de la nocivité de ce poison/drogue doit se déployer en direction des élèves. Il se fera en salle de classe, au sein du foyer familial, sur les plateaux et les colonnes des médias. En guise de plaidoyer, il serait pertinent de démontrer l'effet placebo de ces cours payants et leurs dérives tant morales que pédagogiques et économiques. On ne peut occulter l'indispensable rappel – en attendant de l'appliquer avec fermeté — de la réglementation scolaire qui stipule que l'absentéisme est un danger. En théorie, les élèves sont tenus de suivre les cours jusqu'à la proclamation officielle de la date de fin d'apprentissage. D'autres solutions radicales existent. Certaines exigent du temps et d'autres une volonté politique ferme. Les premières sont d'ordre pédagogique, notamment les modalités d'évaluation du travail des élèves et les méthodes d'enseignement. Elles figurent en bonne place dans les recommandations arrêtées lors de la conférence nationale de juillet 2014. Espérons que la stabilité du secteur permettra leur application — leur bonne application —pour le grand bien de nos enfants et de la société algérienne. D'autres relèvent de la Loi du pays. De celles qui s'appliquent aux fraudeurs du fisc, aux spéculateurs du savoir, au marché informel : autant de tares condamnables synthétisées dans le concept «cours payants à l'algérienne». Des tares qui s'exhibent avec ostentation — pignon sur rue — au vu et au su des autorités chargées de les traquer. Sous d'autres cieux plus cléments, les boîtes à bachotage sont encadrées juridiquement et leur profit passé au peigne fin. En Egypte, l'industrie informelle des cours payants brasse jusqu'à 7 milliards de livres égyptiennes chaque année. Qualifiée de mafia par les médias égyptiens, elle dicte sa loi au pouvoir politique en fermant les établissements scolaires à midi pour permettre aux élèves et aux enseignants/commerçants de rejoindre le «souk aux cours payants» (information rapportée dans un reportage de 2007 publié par El Ahram — édition française). Et si l'Algérie finissait par emboîter le pas à sa grande sœur du Nil en matière d'école informelle ? La question n'est pas anodine. L'immobilisme est source de fatalisme. Nourris de slogans et de discours abstraits depuis des lustres et ne voyant rien venir d'innovant, parents et élèves se sont accrochés aux amulettes empoisonnées que leur exhibent des charlatans de la pédagogie. La vapeur sera-t-elle renversée par la nouvelle donne qui se dessine depuis la Conférence nationale de juillet 2014 organisée par le MEN ? Au vu de la dynamique ambiante, de la confiance établie entre les partenaires sociaux du secteur, l'espoir est permis. Il nous faut l'entretenir. Surtout, le concrétiser.