Ce matin, en sortant de chez moi, je tombe sur El Mounchar, mon voisin de palier. C'est un vrai assommoir, le genre d'homme insatisfait qui, à tort ou à raison, passe son temps à médire de ses semblables. Il n'arrête d'ailleurs pas de râler en tirant à boulets rouges sur tout ce qui bouge : les politiques, le soleil, la pluie, les citoyens qu'il qualifie de ghachis (peuplades) aux cervelles de moineau... il les a tous dans le nez. Un nez en bec de vautour, un nez fin avec lequel il flaire de loin la boustifaille gratuite et les bonnes affaires... scabreuses et louches comme celles qu'étale la presse à longueur de jour. Après les salamalecs d'usage, nous descendons ensemble l'escalier. Je lui demande alors comment il a passé le 1er mai. - Tu parles de célébrer le 1er mai un vendredi ! Tu es fou ! Le vendredi, je le consacre à la prière et au recueillement ; et, il n'est pas question que je fête quoi que ce soit en cette journée ! Ils n'ont pas honte ! Ils auraient dû au moins nous le compenser par un autre jour, comme ce dimanche par exemple ! Bien entendu, la troisième personne du pluriel utilisée dans sa réplique représente les gens d'en haut, ceux qui nous gouvernent. Des pronoms indéfinis auxquels il reproche tant de choses. Des griefs, il en avait sur le cœur, comme en ce 1er mai. Il aurait aimé le vivre un jour ouvrable et bénéficier peut-être d'un pont pour rallonger son week-end. Mais, le hasard du calendrier lui a faussé les calculs. Pis encore, il a fait coïncider le 1er mai avec un vendredi, une journée chômée et payée comme celles qu'il aime, à l'instar de pas mal de nos vaillants travailleurs. Déjà, quand il lui arrive de travailler, de bosser fort et de mettre le cœur à l'ouvrage, El Mounchar le fait du lundi au jeudi : soit quatre jours par semaine. Le reste du temps, de vendredi à dimanche, les bateaux qui nous rapportent la bouffe mouillent en rade, et nos relations avec le reste du monde s'y trouvent suspendues. Quand je lui fais la remarque sur la perte du temps et son impact sur l'économie, il se dresse sur ses ergots et me fustige du regard. - C'est du réchauffé, mon ami ! Moi je cravache dur et je crée de la valeur ajoutée ! C'est avec ma sueur que les retraités comme toi viennent de bénéficier de 5% d'augmentation, me lance-t-il à la figure. J'encaisse sans mot dire ; et, je finis tout de même par le confondre en jetant un coup d'œil à ma montre. Je constate qu'il est déjà en retard d'une heure sur l'horaire de son boulot. Il tique, mais ne se démonte pas outre mesure ; et, comme à ses habitudes, il change de sujet en s'attaquant cette fois au voisin du dessus. Il l'accable de tous les maux pour le vacarme qu'il a commis la veille. Il oublie sans doute que lui aussi nous réveille souvent à des heures impossibles en se chamaillant avec sa femme à propos d'argent sale ou de je ne sais quelle entreprise du même acabit. Arrivé au deuxième étage, je commence à m'essouffler. Ça lui fait de l'effet de me voir perdre haleine. Il en profite alors pour me narguer en me rappelant la panne de l'ascenseur qui dure depuis six semaines. - Ça m'est égal qu'il soit immobilisé ! Au moins, ça me fait faire de la gymnastique, même s'il faut me taper dix fois par jour la montée et la descente des escaliers. Je l'avais rabâché à tous les locataires, ne comptez pas sur moi pour la réparation ! D'ailleurs, les voisins du dessous sont du même avis que moi. Que ceux du cinquième et du dessus mettent la main à la poche s'ils veulent en finir avec le calvaire des marches, dit-il en me balançant son sourire éclatant... qui exhale la malice. Puis, transporté par l'émoi d'une soudaine prise de conscience, il me regarde avec des yeux ronds, presque implorants, comme si un ange lui avait susurré à l'oreille de se hisser à la hauteur de ses concitoyens. - Ce qui m'inquiète le plus, c'est cette foutue citerne qui ne cesse de suinter à longueur d'année. J'ai bien peur qu'un jour, l'eau finisse par emporter le mur de la terrasse. Je lui confirme que sa crainte est partagée par l'ensemble des voisins. Des bénévoles ont à maintes reprises colmaté les brèches, mais ça recommence toujours à fuiter en d'autres endroits. Je lui suggère alors de remplacer la citerne et la tuyauterie pour éviter les risques d'effondrement du bâti. Cependant, pour atteindre ce stade de la citoyenneté, il faudrait que chaque locataire prenne conscience du danger et contribue à la préservation du patrimoine commun. C'est comme si je parlais dans le vide, quand, arrivé au rez-de-chaussée, il me foudroie du regard. - Jamais ! J'ai une idée plus géniale ! Il suffit de fermer la route pour attirer l'attention des pouvoirs publics et régler nos problèmes sans mettre la main à la poche. Dépité par ses volte-faces à répétition, je reste indécis avant de me rendre compte que j'avais oublié mon porte-monnaie. À contrecœur, je remonte l'escalier. Trente secondes plus tard, j'entends un grand fracas... du genre explosion d'une bombe ou de quelque chose d'équivalent. J'accours vers la sortie et là, je découvre des badauds entourant El Mounchar. Il git face à terre à côté d'un pan de mur tombé du haut de la terrasse. - Appelez le Samu, il y a quelqu'un à terre, m'écriais-je en rebroussant chemin !