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L'entretien de la semaine Djahida Houadef, artiste peintre, au soirmagazine :
«Quand je peins, j'aime bien me retrouver seule. Une présence me dérangerait»
C'est dans sa petite chambre d'un petit appartement du centre-ville d'Alger qu'elle partage avec ses dix frères et sœurs, que Djahida nous a ouvert son cœur. Une pièce qui ressemble à ses œuvres. Des tissus d'ameublement aux couleurs chatoyantes puisés dans notre artisanat, des coussins aux teintes chaudes et bigarrées, des toiles, des livres, des pinceaux, des pots de peinture entassés mais dans l'ordre. Un espace trop exigu pour contenir toutes ses œuvres, toutes ces choses tellement essentielles dont elle ne pourra jamais se séparer et qui participent à son acte de créativité. Pourtant, c'est ici qu'elle puise son inspiration. Le port lui fait face, la mer s'offre à elle, elle s'en réjouit. Elle en est heureuse. Elle s'est prêtée pour nous au jeu des questions-réponses et nous livre ses manies, ses manières de créer ses œuvres. Soirmagazine : Qui est Djahida Houadef ? Djahida Houadef : Née à N'gaous, dans la wilaya de Batna, je ne peux m'empêcher de commencer par citer mon village natal, car il est ma première source d'inspiration. Je suis née une année après l'indépendance, mes parents habitaient à Alger avant ma naissance. Je suis l'aînée d'une fratrie de 12 enfants, neuf garçons et trois filles, et j'ai passé ma vie à Alger. Néanmoins, je garde de mauvais souvenirs de ma première année de scolarisation qui s'est déroulée à N'gaous, loin de mes parents. Mon père, ne pouvant m'accompagner quatre fois par jour à l'école, a décidé de me confier à la famille dans mon village, dans la grande maison. Il croyait bien faire, mais il s'est avéré que c'était une déchirure, aussi bien pour lui que pour moi. Je suis donc retournée à Alger. Toute petite, je me passionnais déjà pour le dessin. On a habité une maison, cette maison où je vis toujours, située en plein centre d'Alger, occupée avant nous par des Français. Après avoir quitté l'appartement, ils ont laissé beaucoup de choses, entre autres des reproductions de peintures et quelques toiles originales collées partout sur les murs. Et la grande trouvaille pour nous, enfants de l'époque, un important album de cartes postales représentant l'Algérie. Cela faisait la joie de tous mes frères et sœurs. Mais on ne mesurait pas le trésor qu'on avait entre les mains. Tous ces éléments étaient importants. Le fait que je sois artiste aujourd'hui est dû à toutes ces images qui m'entouraient. Il faut dire qu'à l'époque les enfants étaient créatifs, ils ne possédaient pas de jouets, ni internet, alors forcément ils faisaient travailler leur esprit. Quand je partais à N'gaous pendant les vacances, c'était pour moi la liberté. Avec mes frères et sœurs on inventait des jeux avec la pierre, le bois, les plantes. Quand je revenais à Alger, j'inventais différents jeux avec les moyens du bord. Je me souviens de la voisine du dessus, une Française qui jetait des paquets et des paquets de revues, je m'amusais à les récupérer, puis découpais les photos, surtout des personnages, et on fabriquait des personnages, puis on créait des scénarios. On faisait jouer les acteurs. C'était notre passe-temps favori. Et quand il m'arrivait de ne rien inventer, je prenais des illustrations que je reproduisais par le dessin. Mes dessins fascinaient ma famille. Un jour, une amie m'a proposé de m'inscrire à l'Ecole des beaux-arts. Il faut dire qu'à l'époque, le système éducatif ne me plaisait pas. Disons plutôt qu'au lycée, les profs que j'avais ne s'intéressaient pas à moi. Il y avait une ségrégation sociale. Ils travaillaient avec les élèves issus d'un milieu social aisé. Moi, timide et pourtant assoiffée de savoir, j'étais pourtant prédestinée à faire de longues études, j'étais ignorée, placée au fond de la classe. Je sortais de l'école sans rien apprendre. J'étais révoltée par cette injustice, mais je ne disais rien. Alors, la mort dans l'âme, je ne voulais plus retourner au lycée. Mais j'ai comme même poursuivi mon cursus par correspondance. Quand on m'a parlé des Beaux-Arts je ne savais pas ce que c'était. Je ne pensais pas qu'il fallait aller à l'école pour apprendre le dessin, et j'étais loin de me douter que plus tard j'allais en faire mon métier. Je me suis inscrite donc à cette école en 1982, j'ai été reçue au concours d'entrée. J'ai fait deux années de tronc commun après quoi on pouvait choisir les options. Moi j'ai opté pour la céramique. J'adorais manipuler les objets. A N'gaous, je me mettais à proximité d'une source, je prenais la terre dans mes mains, je la mouillais avec l'eau. Je restais des heures, pieds dans l'eau. Au bout de la quatrième année d'études on nous délivrait un diplôme qui nous permettait de travailler. En 1987, diplôme en poche, je ne pouvais malheureusement pas ouvrir un atelier de céramique, car ça demandait beaucoup d'argent que je ne possédais pas. J'ai donc enseigné l'art plastique au lycée. Entre-temps une école supérieure des Beaux-Arts a ouvert au sein même de l'ancienne, je n'ai pas hésité à reprendre mes études qui ont duré cinq ans. Ma dernière année fut la plus dure, elle fut marquée par l'assassinat du directeur. J'étais atterrée. J'ai traîné pour soutenir. Je voulais reprendre l'enseignement, mais Alger-Centre était saturé. On m'a proposé un poste à Bentalha. J'ai refusé car le terrorisme battait son plein dans cette région. Après plusieurs mises en disponibilité, j'ai fini par prendre une retraite anticipée pour me consacrer à mes œuvres. Bon nombre d'écrivains ont leurs petites manies pour trouver l'inspiration. Qu'en est-il pour vous, l'artiste-peintre ? Je pense que l'acte de créativité s'applique à toutes les personnes. Chacun a un état d'âme qui correspond à sa personnalité, et qui dépend de beaucoup de facteurs et de plusieurs contextes, intellectuel, social, psychologique, géographique. Il y a des plasticiens qui créent quand ils vont mal. Ce n'est pas mon cas. Je ne fais jamais sortir mon intériorité, ma créativité quand je suis en colère, ou quand je suis triste. Moi je peins quand je suis bien. J'ai des manières de réflexion qui ne dépendent pas de l'acte de créativité mais participent à cet acte, par exemple quand je peins, j'aime bien me retrouver seule. Une présence me dérangerait, je ne peux pas sortir mon intimité. Il m'est rarement arrivé de travailler avec une personne à mes côtés, à ce moment précis, je ne peins pas au vrai sens du terme. On va dire que je mets en place les choses, puis je reviens quand je suis seule pour mettre plus de profondeur à mon œuvre. Depuis que je suis en retraite et que je me consacre pleinement à la peinture — l'enseignement ayant confisqué mon inspiration —, j'ai développé une manie : j'apprécie le soir, non pas pour peindre, mais pour réfléchir, lire, prendre des notes car la lecture a pris une place primordiale dans ma créativité. Je lisais beaucoup quand j'étais jeune. Quand l'été arrive, je m'empressais d'acheter des livres et comme on ne sortait pas, on n'allait pas à la mer je lisais. Je me mettais au balcon et je buvais les mots de mes bouquins. Pour moi, tout ça c'est des manières qui me préparaient plus tard à accomplir l'acte de la créativité. Pour peindre, j'ai besoin d'une lumière intense, qui ressemble à celle de la Méditerranée. C'est très important pour moi car elle répond à mes besoins, elle me donne la palette de couleurs que j'aime. Chercher une source d'inspiration pour un peintre est-elle la même pour un écrivain ? En fait, on ne cherche pas l'inspiration. C'est elle qui vient à nous. Il faut juste saisir les moments pour qu'ils ne nous échappent pas, pour être en plein dedans. L'acte de peindre est-il le même que celui d'écrire ? Non, ce n'est pas pareil. L'écrivain a une idée, il la met tout de suite sur papier. Il prend des notes là où il se trouve et à n'importe quel moment. En revanche l'acte de peindre est différent. Mettre une image sur un support ça demande plus de temps, mais aussi de l'espace. L'écrivain écrira des pages et des pages, ensuite il mettra des images. Moi je vais mettre directement des images sur ma toile. Pour cela j'ai besoin de beaucoup plus de temps. L'idéal c'est d'être comme l'écrivain, avoir son espace, son désordre. Lui n'a pas besoin d'un grand espace ni de beaucoup de matériel. Un micro, des feuilles, des stylos font l'affaire. Moi, comme vous pouvez le constater, j'étouffe dans cette minuscule pièce, qui croule sous les toiles, les pinceaux, les boîtes de peinture, les livres et d'autres objets. L'écrivain a le temps de construire ses images. Pas le peintre. Pour lui, elles surgissent d'une manière libre et spontanée. Comme un accouchement, on ne connaît jamais avec exactitude le moment de la délivrance. On a gardé le bébé en nous, puis au moment où il sort du ventre, on le regarde, comme tous les autres peuvent le regarder. Vous est-il arrivé de ne pas achever une œuvre parce que vous manquiez d'inspiration comme cela arrive pour certains écrivains ? Moi je dis qu'«achever» n'existe pas pour un peintre, car toutes ses œuvres restent en fait inachevées. C'est la lecture de ce travail de créativité qui demeure inachevée. Le peintre peut revenir sur sa toile et la retravailler. Mais je dois avouer que je ne fonctionne pas ainsi. Pour moi une œuvre marque un certain temps, un certain état d'âme. C'est un témoignage. C'est un moment d'immortalité auquel je ne veux pas toucher quand j'estime que j'ai arrêté. Je ne la toucherai pas même si j'estime plus tard qu'elle peut être revue. Je dis non car mon état d'âme ne correspondrait plus à celui où j'ai donné mon premier coup de pinceau. Il change comme change la personnalité. Il arrive qu'une toile achevée me donne l'inspiration pour commencer une autre. Que ressentez-vous lorsque vous terminez un tableau ? D'abord je le photographie, je l'observe longtemps, puis je lui donne un titre, pas pour canaliser la lecture mais pour désigner l'œuvre et continuer dans l'acte de la créativité. Je l'emballe enfin. Quand je le sors pour une exposition, je le regarde avec un autre œil, sous un autre angle. J'ai comme l'impression que ce n'est pas moi qui l'ai créé. Et je donne mon appréciation, et souvent elle change. Je le regarde toujours d'une manière étrange. Pensez-vous que l'on peut décider d'arrêter de peindre comme l'on peut arrêter d'écrire ? On peut s'arrêter de peindre par contrainte. Ce n'est jamais un choix raisonné. Car l'acte de peindre est une matière de nous-mêmes qu'on ne peut dissocier ni de notre esprit ni de notre âme. Plus on s'attache, donc on s'acharne à la tâche, plus on ne peut plus s'arrêter. C'est plus fort que l'addiction à quelque chose, comme à l'alcool ou à la drogue. Peindre, c'est comme respirer. C'est mon oxygène. C'est tout simplement vivre. L'acte de créativité n'est pas un vice, c'est un acte naturel qui répond à un état, un besoin vital.