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Scènes de vie
Daouïa
Publié dans Le Soir d'Algérie le 25 - 07 - 2015

Daouïa est synonyme de lumière, et c'est aussi le prénom de ma voisine du rez-de-chaussée.
Née voilà plus de quatre-vingts ans, elle garde encore le pas alerte et l'esprit éveillé autant sinon mieux qu'une sexagénaire en possession de ses facultés.
Je la croise souvent les dimanches matin à son retour du marché. D'une main, elle tient à hauteur de poitrine deux bouts de son haïk, un voile blanc qui la couvre des épaules aux pieds, et de l'autre, le couffin rempli de provisions. Fière, elle arbore un visage clair, paré de tatouages au front et au menton. Un signe particulier que portaient nos mères de jadis pour lutter contre l'oubli et perpétuer l'histoire de nos aïeux. Transmis de génération en génération, ce signe a survécu au temps et tenu face aux conquérants qui se sont emparé du pays. Daouïa est l'une des rares femmes qui le portent encore au visage. Elle représente pour moi la mémoire collective, l'histoire à laquelle je me réfère quand le doute m'envahit.
Attentive à mes questions, elle m'éclaire la voie de ses conseils mûrement réfléchis. Que je m'égare dans les sombres chemins de la vie ou que je me perds dans la confusion des idées, elle m'extirpe comme un cheveu de la mélasse. Car elle possède la sagesse des anciens et s'en sert en cas de besoin. Déjà, à l'âge de dix ans quand les siens ont été massacrés sous ses yeux pendant qu'ailleurs le monde célébrait la victoire du 8 mai, elle s'était remise de son chagrin quelque temps après qu'une bonne famille l'ait adoptée ; et, depuis, elle a marché droit devant, accumulant l'expérience et le savoir pour que douze ans plus tard elle rejoigne le maquis.
Elle épousa un homme de sa trempe, forgé à la même école que la sienne, et partagea avec lui l'amour et la passion de la liberté ; et, quand il mourut au combat, la laissant seule et sans enfant, elle s'est ressaisie en surmontant son chagrin. À l'indépendance du pays, elle délaissa ses activités de militante et se consacra à l'éducation des jeunes du quartier. D'ailleurs, je suis fier d'avoir été l'un de ses élèves. Elle a tout donné sans compter, ne demandant ni rente ni privilège. Son salaire d'enseignante lui suffisait pour tout. Aujourd'hui, elle vit en retraite, dans son appartement du rez-de-chaussée.
C'est à cette femme que je m'en remets chaque fois que les choses tournent de travers. Cette fois aussi, je compte lui parler du patron du journal et de sa directive m'imposant le respect de la ligne éditoriale et m'ordonnant d'amuser la galerie. Si, pour le premier point, j'ai de tout temps veillé aux convenances, pour le second, je ne sais pas faire le bouffon. Daouïa saura bien me le dire. Car moi, j'ai toujours agi en vertu des règles et des lois ; et je n'ai jamais failli aux principes du droit et des conventions établies.
D'ailleurs, je n'ai pas vu passer le temps pendant ma vie active tellement j'étais occupé à me battre contre des moulins à vent. Naïf, je croyais fermement à la légalité des actes de mes chefs et à la droiture de leur vision ; et, quand, plus d'une fois, j'ai crié à leur manquement aux devoirs, je me suis retrouvé à l'écart, banni pour de bon de la liste des proposables à la promotion. Même après ma retraite, ils ont cherché à me nuire.
Rancuniers, ils m'ont ciblé parmi la centaine de retraités pour m'enjoindre de quitter l'appartement que j'occupais. Hé, oui ! Le chef a toujours raison, même s'il enfreint les règles. C'est une leçon que j'ai apprise à mes dépens. Mais, tout compte fait, je me sens fier aujourd'hui. Les gens ne me regardent pas de travers, ne rient pas sous cape, ne détournent pas des yeux en me croisant dans la rue et ne me méprisent pas en criant : «Tiens ! Voilà un chayat !» Un qualificatif qu'on donne à un individu qui manie à merveille la brosse à reluire avec les chefs. Malheureusement, chez nous, chayat c'est aussi le synonyme d'opportuniste.
Il peut aider son auteur à gravir les échelons dans la hiérarchie d'une entreprise ou d'une administration. Mais la fin du fin, c'est quand, en sus de la chita, la brosse à reluire, le concerné dispose d'une relation auprès des sphères de décision.
Alors là, c'est garanti ! À terme, il sera propulsé dans un poste de grande responsabilité. Pourquoi voulez-vous alors qu'on exige de lui des diplômes ou une maîtrise avérée de meneur d'hommes ? C'est les autres qui en ont besoin pour accomplir leurs tâches quotidiennes !
Seulement, cette pratique génère la hogra, un sentiment d'injustice et d'exclusion chez la majorité des citoyens, ceux qui ne savent pas jouer de la chita et ne connaissent personne pour les aider. Le mot citoyen est un peu fort, car il est aux antipodes des pratiques mafieuses. J'aurais dû employer le mot ghachi, des individus qui vivent dans la même contrée, mais qui ne logent pas à la même enseigne. Ils ne sont pas astreints aux mêmes devoirs et n'aspirent pas aux mêmes droits.
C'est à cause de la hogra d'ailleurs que je viens ce lundi 18 mai taper à la porte de Daouïa.
- Wach rak, ya oulidi — comment vas-tu, mon fils — me demande-t-elle en m'ouvrant sa porte.
- Twahachtak ya mma — tu m'as manqué ma mère — lui dis-je en l'embrassant sur le front.
Elle m'invite à prendre place au salon et part à la cuisine. Deux minutes plus tard, elle s'amène avec dans les mains un plateau d'argent qu'elle pose sur la table, me sert un verre de thé et s'assoit sur le divan. Souriante, elle m'enveloppe du regard comme si j'étais son propre fils ; et, devinant sans doute l'objet de ma visite, elle me rassure.
Si c'est à cause d'El Mounchar et de son journal que tu te fais des soucis, sache alors qu'un nain d'esprit est obsédé par la folie des grandeurs.
Il s'adonne au mal à la perfection, et s'il lui arrive, rarement d'ailleurs, de faire du bien, il manque toujours de délicatesse. Tu es suffisamment intelligent pour jouer des mots et publier tes papiers sans demander la caution d'El Mounchar. Daouïa n'est pas synonyme de lumière pour rien. Elle a de la suite dans les idées. Comme de coutume, je sors réconforté de chez elle, prêt à reprendre mes écrits.


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