Par Nour-Eddine Boukrouh [email protected] La découverte cette semaine à Birmingham de fragments du Coran remontant à l'époque du Prophète (QSSSL) appartient à ces moments d'extase qui ravivent de temps à autre le sentiment de réconfort chez les musulmans, les consolant de leurs malheurs, dont ils sont les uniques auteurs, et leur faisant momentanément oublier leur déchéance par rapport aux autres civilisations, leurs échecs nationaux et leurs guerres intestines. Pour ma part, j'attends un critère pour la datation exacte de ces manuscrits : savoir si les sourates sont dans l'ordre actuel ou dans l'ordre initial, c'est-à-dire l'ordre chronologique dans lequel a été révélé le Coran. La plupart des musulmans tiennent le Coran divin et le «îlm» (savoir religieux) humain pour une seule et même chose, un tout indivisible et, partant de là, que le Coran, le «îlm», les ulémas et eux-mêmes sont valables en tout temps et tout lieu selon la formule consacrée. Croyant en Dieu, que le Coran est la parole de Dieu et les «hommes de religion» la quintessence mise par Dieu dans chaque nouvelle génération humaine, ils ne sont pas gênés par le fait d'être les derniers en tout, de s'entretuer pour rien et de regarder ceux qui ne partagent pas leur religion comme les brahmanes regardaient les Intouchables dans l'Inde ancienne. Vous pensez réveiller les musulmans réfléchissant de la sorte en les rappelant à un minimum de sens des réalités ? Tirant d'on ne sait où l'aplomb avec lequel ils vous dévisagent, affichant une assurance puisée dans on ne sait quoi, ils vous remettent à votre place avec un sourire suave avant de condescendre à vous mettre dans la confidence : «C'est parce que les musulmans se sont éloignés de l'observance de leur religion que Dieu les a avilis. Ils doivent revenir à ce qui a fait leur première grandeur s'ils veulent de nouveau dominer le monde.» Puis, comme pour effacer toute trace de doute dans votre esprit, ils vous honorent de la récitation du hadith : «Ma communauté ne peut consentir à l'erreur. Suivez la masse des croyants. Qui dévie, dévie vers l'enfer.» Cette vision, qui rappelle dans l'ordre intellectuel la pratique de la «vente concomitante» dans le commerce, est la conséquence d'une interprétation de départ inhérente au niveau du savoir des premiers siècles de l'islam et des accommodements consentis par des ulémas complaisants aux détenteurs du pouvoir. De ce fait, plusieurs compartiments du «îlm al-qadim» (ancien savoir) se trouvent aujourd'hui en déphasage si ce n'est en contradiction tant avec le Coran qu'avec les aspirations des musulmans à la modernité et à une vie conviviale avec les autres religions et civilisations. Cette invitation inconsciente à reproduire jusqu'au dernier jour de la présence des musulmans sur terre la fausse interprétation de départ et les ajustements dictés au «îlm» par des pouvoirs illégitimes est quotidiennement répétée là où se trouvent deux musulmans et plus, qu'ils soient ensemble, au bout du fil ou l'un à l'émission et l'autre à la réception. Ils adorent qu'on leur dise que rien ne vaut l'islam, qu'Allah est plus grand que le Dieu des autres et que le Coran est un miracle perpétuel que de nouvelles découvertes confirment régulièrement. Les musulmans dans leur généralité n'ont toujours pas compris que si le Coran est effectivement la parole de Dieu, ils n'y ont aucun mérite. Au contraire, ils y ont touché, entraînant un chamboulement dans l'ordre originel des sourate et peut-être même des versets (je ne dis pas cela en l'air). Ils ne se doutent pas que l'islam postulé par le Coran originel n'est plus celui qu'ils incarnent et qu'il va même à l'encontre de son essence philosophique, morale, humaniste et politique. Ils ne se rendent pas non plus compte que le «îlm» a fait avec l'islam ce que les Juifs de la Préhistoire ont fait avec le judaïsme, c'est-à-dire le transformer en affaire nationale, ethnique, dynastique et linguistique. C'est ainsi que l'islam en est venu au fil des siècles mais surtout en celui-là à se dissoudre dans l'ignorance, à se décomposer en courants ennemis les uns des autres et à perdre tout respect aux yeux d'une humanité révulsée par les actes barbares commis en son nom. Il est aujourd'hui dans l'impasse après avoir raté toutes les occasions de se réformer qui se sont présentées à lui avec des penseurs portant des idées salvatrices comme Tahtaoui, al-Afghani, Abdou, al-Kawakibi, Abderrazik, Iqbal, Bennabi, Arkoun et d'autres. Pour en sortir, il reste encore une chance, celle à laquelle j'appelle depuis plusieurs mois en l'appuyant de quelques propositions en attendant un débat plus vaste, loin de l'invective et des procès d'intention comme au temps de l'Inquisition chrétienne. Il faut s'armer de courage, faire montre d'audace, fixer un cadre de travail multilatéral, remettre tout à plat, à commencer par la question de l'ordre du Coran, faire le tri entre ce qui relève du Coran divin et ce qui résulte du «îlm» humain, avec comme objectif de libérer mentalement les musulmans pour les impliquer dans la préparation psychologique et culturelle de l'humanité à la civilisation planétaire. Nous sommes arrivés à un point où nous ne pouvons plus faire un pas à moins d'une réforme profonde découlant d'un travail de mise à niveau de l'ancien savoir religieux par rapport au Coran, message de Dieu, réinterprété à la lumière des exigences du monde contemporain et du sens de l'Histoire. C'est dans le «îlm» humain, non dans le Coran divin, que se trouvent les contradictions, les déviations et les blocages dont souffrent les musulmans. Le projet de société et de civilisation construit au nom de l'islam sur la base d'un «îlm» ayant atteint ses limites est devenu obsolète et contraire en actes et en pensée au bien humain et à la paix internationale. Il doit être déconstruit pierre par pierre, pièce par pièce, mot par mot, avant d'être minutieusement reconstruit à partir d'un mode d'emploi issu d'un «tafsir» corrigé et d'un droit musulman ajusté aux finalités de la Création (maqâcid al-khalq). Le premier postulat philosophique à poser dans cette démarche de rénovation des bases de la pensée islamique est que la religion est venue servir le bien de l'homme et non l'inverse, Dieu étant par définition au-dessus de tout besoin. Rien qu'en admettant cette évidence, rien qu'en se posant les questions ci-après, on aura amorcé la réforme mentale et intellectuelle de l'islam : quel sens ont la Création, l'univers, la Terre, le paradis, l'enfer, les anges, le diable, la nature, les règnes végétal et animal, l'Histoire, sans la présence de l'Homme ? Quel sens aurait Dieu sans l'Homme pour témoigner de Son existence, réfléchir sur Sa Création et remplir les objectifs qu'Il lui a assignés dans un dessein que nous ignorons encore ? L'idée que Dieu a créé l'univers pour les besoins de l'homme et de la mission dont il n'est pas encore explicitement informé, pour qu'il poursuive l'œuvre à laquelle Il l'a destiné en faisant de lui Son vicaire sur la terre (khalifatou-allahi fi-l ardhi) est plus exaltante que l'idée que Dieu a créé l'homme juste pour qu'Il l'adore. Elle honore l'homme comme il est dit dans le Coran, mais plus encore la majesté de Dieu. Si l'esprit humain a pu vivre ici ou là sans l'idée de Dieu, que beaucoup de savants et de peuples continuent de vivre sans y croire, nul esprit ne peut, par contre, envisager l'univers sans l'Homme car lui seul possède un esprit. L'univers ou le multivers, selon la théorie des cordes, n'aurait aucun sens sans l'Homme, alors que la science peut fonctionner avec l'hypothèse qu'il n'y a ni Dieu ni Création. Les hommes du XXIe siècle sont indiscutablement mieux outillés pour comprendre le Coran et le bien qui peut en être tiré que les hommes des premiers siècles de l'islam quelles qu'aient été leurs qualités. Or, les ulémas persistent à soutenir le contraire, affirmant, en dépit du bon sens, que les prédécesseurs (salaf) sont supérieurs aux successeurs (khalaf) dans la compréhension et l'application de l'islam. Pour que l'islam soit effectivement valable en tout temps et tout lieu, il faut l'assortir de la condition que tout homme, de tout temps, puisse y trouver automatiquement, sans l'intercession du «îlm», les réponses à ses problèmes de sens et le reflet de l'idéal auquel il aspire. Car aux termes de cette définition, le Coran ne peut pas avoir été conçu pour une génération, un peuple ou une époque au détriment de ceux à venir. Cela n'aurait aucun sens à l'échelle d'un Dieu universel et éternel, et une telle injustice serait inacceptable même pour ceux censés en profiter en sachant que leur descendance en souffrirait. On n'est pas musulman si on doute de l'origine divine du Coran ou de la mission du Prophète Mohammed, mais on a le droit de méditer sur le Coran, de l'étudier et de chercher à en tirer le meilleur profit pour l'humanité à laquelle il s'adresse sans distinction de sexe, de race, de couleur ou de langue. On a aussi le droit d'étudier l'histoire de l'islam et de la soumettre à la critique de la raison et à l'épreuve des faits anciens et nouveaux. Cet islam «historique», œuvre humaine avec ses réussites et ses échecs, a été embelli, travesti et escamoté à travers un «tafsir» tombé en désuétude et devenu une source de problèmes aussi bien pour les musulmans que pour la communauté internationale. L'histoire de l'islam humain a commencé après la mort du Prophète. Il a très tôt été divisé — vingt-cinq ans après sa mort — en sunnisme et chiisme après une guerre civile où ont péri un grand nombre de musulmans. Puis il s'est progressivement organisé au milieu de fleuves de sang en dynasties arabes, persanes, égyptiennes, mongoles, turques, etc., avec la bénédiction et la complicité d'un «îlm» assujetti au pouvoir en place alors que le Prophète n'a pas été roi (à la différence de David, Salomon ou «Dhou-l-Qarnaïn»), empereur, émir, imam, guide suprême, gardien des Lieux saints ou président de la République. Il n'était que le dernier en date des transmetteurs du message divin, refusant sur son lit de mort de céder aux supplications de son entourage de désigner un successeur, s'en tenant tacitement au Coran qui, en la matière, préconise que les musulmans se concertent, délibèrent et conviennent du système de gouvernance qui réalise leurs intérêts communs. Cette règle n'a jamais été appliquée, même sous les quatre premiers califes. Seul le Prophète l'a appliquée en toute circonstance, en temps de guerre comme de paix. Cela peut paraître incroyable mais dans la réalité, dans les faits, la part de l'homme dans l'islam a été prépondérante sur la celle du Coran depuis le début. Ce n'est pas le Coran, livre saint par excellence, qui définit et organise dans le détail la vie des musulmans, mais les livres de six hommes en particulier : les quatre fondateurs des rites qui forment la «sunna» (Abou Hanifa, Malik, Chafi'î et Ibn Hanbal) auxquels il faut bien entendu ajouter le rite ibadite et les deux auteurs des recueils de hadiths, Boukhari et Muslim. Ces hommes, nés entre un siècle et demi et deux siècles après la mort du Prophète et venus de différentes provinces du monde musulman, ont posé les règles de la foi et de la pratique musulmane qui prévalent à ce jour et dont ils ont fait la deuxième source du droit après le Coran. Ils l'ont fait à partir de paroles attribuées au Prophète et que Boukhari et Muslim ont fixées dans leurs livres respectifs connus sous le nom de «les deux Sahih» («les deux recueils des hadiths authentiques»). Comment expliquer que le Prophète ayant interdit de son vivant la transcription de ses paroles, interdiction qui a été respectée sous les quatre premiers califes et Omar ayant été jusqu'à faire brûler un recueil de hadiths, c'est sur la transgression de cet interdit qu'allait s'élever la construction du «îlm» humain et de l'islam ? C'est au début du deuxième siècle de l'Hégire, sous le bref califat d'Omar Ibn Abdelaziz, qu'a commencé le rassemblement des hadiths à l'instigation d'Abou Bakr Ibn Amr Ibn Hazm, chargé de cette mission par le calife légendaire. Le premier recueil important, celui de l'imam Malik («al-Muwatta», comportant 500 hadiths), paraîtra au milieu du deuxième siècle de l'Hégire. Ibn Hanbal en rapportera dans son «Musnad» 40 000 sur un total recensé de 700 000 (6%). Ce n'est qu'au troisième siècle qu'apparaîtront Boukhari et Muslim. Boukhari a retenu 6 500 hadiths sur un total de 600 000 (un peu plus de 1%) recueillis en seize ans de recherche sur la base de deux conditions : que le «rawy» (le rapporteur initial du hadith) soit un contemporain de celui de qui en a fait état, et qu'il y ait eu contact direct entre eux. Muslim, pour sa part, a rassemblé en quinze ans 300 000 hadiths dont il n'a retenu que 3 033 (même pourcentage que Boukhari) et ne posait, lui, que la première condition pour agréer un hadith. C'est dire la précarité des sources, essentiellement orales, sans oublier qu'une grande proportion des hadiths dits «authentiques» sont absurdes, contraires au Coran, et attentatoires à la dignité du Prophète comme presque tous ceux relatifs à la femme. Un homme comme Abou Hurayra qui était illettré et n'a fréquenté le Prophète que durant les quatre années précédant sa mort représente à lui seul un important pourcentage du total de hadiths rapportés par ces traditionnistes. Il a laissé cet aveu : «Aucun des compagnons du Prophète n'a rapporté de hadiths plus que moi, exception faite de Abdullah ben Amrou, car lui les écrivait, tandis que moi, non.» Lors du coup d'Etat de Moawiya contre Ali en l'an 37 H, Abou Hurayra avait opté pour le premier et, en récompense, fut nommé gouverneur de Médine. Lui qui vivait de la charité publique au temps du Prophète devint très riche à partir de ce moment et l'est resté jusqu'à sa mort. Aïcha l'a démenti plusieurs fois et Omar l'aurait même battu à cause de son zèle à improviser des hadiths. Un autre grand fournisseur de hadiths, Abdallah Ibn Abbas, jeune cousin du Prophète et élevé par lui, comme Ali, a été publiquement désavoué par ce dernier selon ce qu'en rapporte Ibn Kathir dans son Tafsir. Ayant eu vent de l'interprétation qu'il avait donnée de sourate «al-Âdiyat», Ali le convoqua et le réprimanda en ces termes : «Donnes-tu des réponses aux gens sur des sujets dont tu n'as aucune connaissance ?» Des musulmans, des hommes ordinaires, bien ou mal intentionnés, ont transgressé une directive capitale du Prophète (ne pas enregistrer les hadiths), créé la «sunna prophétique» en se prévalant de versets coraniques (ceux de la période médinoise où il est demandé de suivre l'exemple prophétique) et l'ont hissée au même degré de sacralité que le Coran. Pour que personne ne s'avise d'y regarder de près après eux, ils la baptisèrent du nom de «wahy at-tani» (seconde révélation). Là ce n'est pas une instruction prophétique qui est contournée, mais une prérogative divine qui est usurpée par des hommes qui se sont arrogé le droit de proroger la Révélation alors qu'elle avait été close à Arafat, lors du dernier pèlerinage accompli par le Prophète, quatre mois avant sa mort. Ils ont été même jusqu'à décider des versets abrogeants et abrogés à partir d'une interprétation erronée des notions de «nasakh» (abrogeant) et «mansoukh» (abrogé). La catastrophe que représente le «îlm al-qadim» est beaucoup plus grave qu'on ne s'en doute. On y reviendra. Pour l'heure, notons que les musulmans étaient dès lors dispensés, dissuadés de retourner au Coran pour l'interroger ou vérifier quelque chose sans être accompagné d'un «aâlem». Il a été trait de tout son lait, son miel sorti, sa substance exploitée et n'est plus bon qu'à être appris par cœur, psalmodié pour sa beauté, récité dans les prières mais pas pour y chercher des réponses, analyser son contenu ou s'interroger sur son histoire. Tout a été dit, fixé et figé une fois pour toutes. L'islam n'a connu son «âge d'or» que de justesse, juste avant que le lourd appareil du «îlm» ne s'installe dans les institutions et les consciences, juste avant l'apparition des «madhahib», juste avant que le Coran divin ne soit phagocyté par le «îlm» humain et transformé en dogmatique, en enseignement scolastique étouffant, favorisant le «naql» (littéralisme) sur le «aql» (raison), encourageant le «taqlid» (imitation) au détriment du «tajdid» (innovation), honorant la mémorisation et interdisant la réflexion critique. Cet âge d'or a commencé avec la fondation de «Dar al-hikma» (la maison de la sagesse, institut de traduction). C'est à cette époque que sont apparus al-Khawarizmi (né en 783), al-Kindi (né en 801), les frères Abou Moussa (nés au début des années 800), Ibn Firnas (né en 810), ar-Râzi (né en 865), al Farabi (né en 872), Abou-l-Qâcim (né en 940), Abou-l-Wafa (né en 940), Ibn al-Haytham (né en 965), al-Biruni (né en 973), Ibn Sina (né en 980)... La dynamique rationnelle et libérale apparue dans le sillage du puissant souffle coranique était encore assez active pour que le despotisme apparu en politique ne recouvre pas de son linceul l'esprit et la créativité intellectuelle. Il n'y a avait pas encore l'écran du «îlm» entre le Coran et les musulmans, l'intermédiation des «hommes de religion» entre Dieu et les croyants, et les ulémas n'exerçaient pas l'empire sur les âmes qu'ils exercent aujourd'hui, paradoxalement. Leur influence commencera à se manifester d'abord dans le domaine philosophique à partir du XIIe siècle, au temps d'Ibn Tofaïl (né en 110) et d'Ibn Rochd (né en 1126) mais un Omar Khayyam était encore possible (né en 1048). La dynamique intellectuelle et scientifique va se maintenir encore un temps, permettant l'avènement d'un al-Djazari (né en 1136) et d'Al-Rammah (né au début des années 1200), avant que le monde musulman n'enfourche la courbe du déclin fatidique. Le chemin était dès lors ouvert à la décadence, à l'occupation étrangère, au règne du despotisme sur les personnes et du charlatanisme sur les esprits, puis carrément aux tueries terroristes sans distinction de foi, de race, de sexe ou d'âge. La singularité du Prophète, les attributs spécifiques à son apostolat, ont été de proche en proche étendus à ses compagnons puis, en l'absence de protestation, à leurs successeurs, puis, en l'absence de réaction, aux successeurs des successeurs, jusqu'aux ulémas d'aujourd'hui qui, ne redoutant plus rien parce que soutenus et financés par des Etats qui ont besoin de leur onction, interprètent à leur guise Coran et hadiths, élargissant ou rétrécissant à leur gré le domaine de la foi, et disposant du droit d'excommunier ou de condamner à mort quiconque les critique. Ils se sont institués en «ahl al-âkd wa-l-hal» (ceux qui lient et délient), leur interprétations ont été revêtues du manteau de la sacralité, ils se sont élevés au rang de Dieu en se proclamant ses «amis» (awliya), ont établi une filiation directe avec le Prophète («warathat al-anbiya»,«héritiers des prophètes»), fermé les portes de l'ijtihad et interdit à la postérité de toucher au moindre mot et à la moindre ligne alignés par eux. De nos jours, ils abusent sans pudeur de la crédulité publique, abrutissent les masses en agitant tantôt la carotte, tantôt le bâton, focalisent leur discours sur les châtiments, la peur, la culpabilisation et la persécution et exercent sur les gens une véritable terreur au nom d'Allah. N'est-ce pas là un despotisme outrancier contre lequel il est légitime de s'insurger si on veut sauver l'islam de «l'ignorance sacrée», de l'islamisme et du terrorisme ? Cette dérive a engendré une dérive encore plus démentielle : les ulémas «institutionnels» ont été disqualifiés et chassés du terrain par «fuqaha'al-âmma», les da'iya de la rue et des plateaux de télévision, les chefs terroristes à l'image de Ben Laden hier et du calife autoproclamé de Daech aujourd'hui. On vient de voir succinctement que l'islam a connu la destruction de ses bases démocratiques avec le renversement du calife légitime Ali par Moawiya, soutenu par de nombreux compagnons du Prophète dont Abou Hurayra, puis sa première scission religieuse (sunnites-chiites) conséquemment à ce coup d'Etat, puis la victoire de l'obscurantisme sur les lumières à partir du XIIe siècle. Toute l'histoire de l'islam, avec les causes de sa grandeur et celles de son déclin, est résumée dans ce survol. Pourquoi les musulmans des trois premiers siècles de l'Hégire se sont-ils tout autorisé, changer l'ordre de classement des sourates du Coran et peut-être même des versets, proclamer l'existence d'un «deuxième wahy», mettre le hadith au même rang que le Coran et parfois même au-dessus (cas de la lapidation et du mariage «mut'â»), élaborer des normes juridiques, et pas les musulmans des autres siècles, les musulmans d'aujourd'hui, pour redresser la barre ? Maintenant qu'il apparaît clairement que le salut n'est pas dans le retour au «salaf», cause de la faillite de l'islam, mais au seul Coran relu et réétudié avec les yeux du «khalaf», des contemporains, il n'y a pas d'autre solution que d'ouvrir le plus vite possible le chantier de la reconstruction de la pensée islamique. Il faut des idées révolutionnaires, décisives, capables de ré-enchanter les musulmans et de les réconcilier avec les autres peuples, les autres religions, les systèmes de valeurs en vigueur dans les sociétés contemporaines et l'Histoire. C'est ainsi que se réalisera concrètement l'apport de l'islam à la civilisation universelle et humaine vers laquelle s'oriente le genre humain conformément aux buts de la Création, aux «maqacid al-khalq». Le Prophète souhaitait qu'au début de chaque siècle apparaisse un réformateur de la religion islamique. Il pensait à un rénovateur par siècle, il n'y en a pas eu un seul en quatorze parce que le «îlm al-qadim» en a décidé autrement et qu'il a été scrupuleusement obéi quand le Prophète ne l'est que lorsque ce même «îlm» l'autorise. Que de hadiths prémonitoires ou donnant de l'islam une haute image ont été jetés aux oubliettes ? Le jour où, à Arafat, le Prophète reçut la révélation du verset «Aujourd'hui j'ai parachevé votre religion...», Omar était à ses côtés et pleura d'émotion. C'est alors que le Prophète eut ces étranges paroles : «L'islam est venu étranger et il reviendra étranger...», voulant dire par là (peut-être) que, venu une première fois nouveau, c'est-à-dire étranger aux mœurs et à la mentalité de la péninsule Arabique, il ne reviendra qu'en rupture avec l'état d'esprit des Arabes actuels, autrement dit au terme d'une REFORME réussie. Sinon, il continuera de traîner la savate parmi les nations développées et pacifiées jusqu'à la fin du monde. Wallahou aâlam !