Dans son dernier ouvrage paru chez Stock, Les clés retrouvées, l'historien Benjamin Stora nous ouvre les chemins de la mémoire. Mémoire des années de son enfance à Constantine dans la décennie 1950. Mémoire d'une ville. Mémoire des communautés déchirées par la guerre. Dans la lignée de son précédent ouvrage Les Trois Exils – Juifs d'Algérie, paru en 2006, Les clés retrouvées, sous-titré Une enfance juive à Constantine, complète ce que l'auteur appelle une réflexion autobiographique. Un exercice difficile entre mémoire et histoire qui parvient à concilier la mise à distance critique indispensable à l'historien et l'émotion qui s'attache à la quête intime de l'auteur. A l'origine de cette immersion dans le passé, les clés de l'appartement de Constantine retrouvées au moment du décès de la mère de l'auteur. Et c'est un flux continu d'images, d'odeurs, de sensations entrecoupé de questionnements, de réflexions. Benjamin Stora est né dans un petit appartement du quartier juif de Constantine donnant sur les gorges du Rhummel et sur l'hôpital militaire. Son père est un Stora de filiation espagnole andalouse originaire de Khenchela dans les Aurès. La mère est une Zaoui d'origine arabo-berbère. Un héritage culturel métissé constitué «de l'arabe et de l'orient de ma mère, du français de mon francophile de père (...) de la lecture de l'hébreu». Comme dans toutes les familles juives, le petit Benjamin vit au rythme de la pratique religieuse et des rites des fêtes juives. Il fréquente dans la foulée l'école française et l'école talmudique où l'on enseigne l'hébreu et l'histoire juive. A l'école française ouverte sur un monde autre, celui de la rationalité et des valeurs de la République, on lui intime l'ordre de lire les classiques : Victor Hugo, Alexandre Dumas, etc. Lui, bien sûr, préfère les illustrés, les B.D. venus de France, Kit Carson et Blek le Roc. Les B. D., remarque l'historien, n'évoquaient jamais l'histoire de l'Afrique ou de la conquête de l'Algérie «pas la moindre allusion aux Arabes, aux Africains, à la pauvreté ou à l'exploitation». D'ailleurs si juifs et musulmans vivaient «imbriqués les uns dans les autres» dans le quartier judéo-arabe – partage à l'occasion des fêtes religieuses, sonorités identiques des prières, parentés musicales, traditions culinaires –, la proximité n'allait pas au-delà. Pas de mixité à l'école, pas plus que de réels échanges dans la sphère privée. Le petit Benjamin découvre pour la première fois le mot Algérien en voyant défiler des manifestants dans les rues de Constantine en 1960. Pourtant, si frontière il y a, c'est davantage entre l'espace judéo-arabe et l'espace européen, du moins avant que la guerre ne sépare définitivement les communautés. Qu'est-ce alors que la France pour l'enfant ? La France, c'est le quartier européen «de l'autre côté de cette frontière invisible». C'est l'école, la blonde institutrice «frappée d'étrangeté». Ce sont les traditions culinaires, les livres, le cinéma et l'armée. Benjamin Stora aime se souvenir d'une ville joyeuse avec ses salles de cinéma bondées, ses quartiers animés, et ses cafés de la rue de France où l'on éclusait l'anisette Phoenix et d'où s'échappait le malouf chanté par Raymond Leyris et Fergani. Les rires, les murmures dans le clair-obscur des appartements aux terrasses humides. L'éveil à la sensualité au hammam et à la plage avec les femmes. Autant de raisons pour que déjà l'enfant, à l'image de la communauté juive dans son ensemble, ressente ce désir d'assimilation : «Je me vivais comme Français (...) Etre et paraître comme les Français.» L'auteur fait de fréquentes références au Décret Crémieux qui, en accordant aux seuls juifs la citoyenneté française, a accéléré le processus de séparation avec les musulmans, séparation aggravée par l'extrême pauvreté de la communauté musulmane. A contrario, l'abrogation du décret sous le régime de Vichy a été ressentie comme un véritable traumatisme par les juifs d'Algérie. Si le souvenir de la joie domine, il n'occulte pas celui de la peur. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de contrarier la religion. Puis sitôt l'entrée dans la guerre, un climat d'angoisse généré d'abord par l'irruption des militaires dans l'appartement familial pour tirer depuis la fenêtre sur les manifestants nationalistes. L'enfant verra la mort en direct depuis son balcon. La peur encore lorsqu'il entendra ses parents parler de l'assassinat de l'oncle dans sa boutique puis de celui, retentissant, de Raymond Leyris dont il suivra la dépouille jusqu'au cimetière avec son père. Un événement qui accélèrera la décision de départ vers la France de la famille Stora. Quelle fut l'attitude de la communauté juive face à la guerre ? Les souvenirs sont éclairés par les recherches ultérieures de l'historien. La communauté juive ne choisit pas la guerre mais ses membres assument «leur appartenance au camp de la République française». A l'exception d'une minorité de militants communistes, ils ne prendront pas position en dépit de l'appel lancé par la direction du FLN au premier Congrès de la Soummam le 20 août 1956. Un appel retrouvé 30 ans plus tard par l'auteur, qui ne serait jamais parvenu ni aux juifs de Constantine ni de façon générale aux juifs d'Algérie. En revanche, ce qui leur parvient, ce sont les agressions contre les rabbins et les attaques contre les synagogues au point que bientôt la communauté juive bascule vers les thèses de l'Algérie française. Pour les Stora qui éduquent leurs enfants dans le refus du racisme et le respect des musulmans, les partisans de l'Algérie française sont assimilables aux pétainistes. Le 12 juin 1962, la famille Stora sera la dernière de leur quartier à quitter le pays pour la France. Si la plupart des juifs d'Algérie ont choisi la France comme destination ultime plutôt qu'Israël, le sionisme étant alors minoritaire, c'est notamment dû, selon l'auteur, au fait que nombre d'entre eux étaient fonctionnaires, donc assurés d'avoir un emploi. Dévoués à la République sans renoncer à leur pratique religieuse, ils ne se voyaient pas autrement que français, craignant par-dessus tout un Etat algérien théocratique. Après 1962, seule une petite minorité de juifs proches du PCA sont demeurés en Algérie «espérant en une République algérienne où la religion serait séparée de l'Etat». La plupart partiront en 1990. Aujourd'hui, en Algérie, le passé de la communauté juive a disparu des discours officiels. Nulle nostalgie chez l'auteur des Clés retrouvées. Il connaîtra quelques années après son exil une autre fraternité, celle de l'engagement révolutionnaire en mai 1968. Mais aujourd'hui, subsiste plus que jamais la farouche volonté de ne pas renoncer à la part d'orient qui le constitue. M.-J. R. Les clés retrouvées, une enfance juive à Constantine, Benjamin Stora, ed. Stock, 2015.