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Quelques réflexions sur le récent ouvrage de Jean-Charles Deniau
La vérité sur la mort de Maurice Audin
Publié dans Le Soir d'Algérie le 03 - 02 - 2014

De 1830 à 1962, les écoliers français et quelques enfants des «béni-oui-oui» indigènes furent gavés par l'image d'Epinal du coup de l'éventail du dey d'Alger alors qu'en réalité, il s'agissait, pour l'impérialisme financier et politique français, de s'approprier le coffre-fort du dey d'Alger et des matières premières algériennes, grâce aux renseignements fournis par les deux agents Busnach et Bacri [2]. Cette image d'Epinal et les acteurs de cette colonisation formaient un théâtre d'ombres qui collent parfaitement à la description faite par Benjamin Stora dans son chapitre intitulé : «Les déguisements des protagonistes. Le masque du «ninja» : «Comment trouver de la raison dans le désordre des intérêts, des intérêts de vengeance ? Dans la dynamique du conflit, les effusions deviennent incontrôlables, et les perturbations de la passion semblent détruire les calculs politiques. Plusieurs mondes «autistes» se croisent et se superposent au point de brouiller l'information sur le sens de la guerre, d'un point de vue politique (et spatial). La dissimulation des acteurs est telle que tous les autres participants de la tragédie se tiennent à distance [3].»
Cette description se retrouve également dans chaque page du livre de Jean-Charles Deniau qui a le mérite de démonter le mécanisme de ce théâtre d'ombres chinoises, des noms et des faits défilent mettant à nu les responsabilités des politiques coloniaux en France et en Algérie. Les militaires coloniaux, en pratiquant l'innommable, obéissaient aux dirigeants politiques qui furent les vrais bourreaux des Algériens, depuis 1830. Certes, les démissions du général de la Bollardière et du préfet Teitgen pouvaient remettre un peu d'humanité parmi les décideurs et les exécutants mais la haine du «bicot» anéantissait tout principe.
La couverture du livre regardée par un Algérien est choquante car elle représente le portrait de Maurice Audin, pris sur sa place à Alger, en face d'un jeune wahhabite marchant d'un pas nonchalant : comment l'interpréter ? Lors de son séjour dans le pays, l'auteur n'a-t-il vu que des Algériennes et des Algériens wahhabisés intégralement, n'y avait-il aucune jeune fille ou jeune garçon habillé élégamment ? Ou veut-il transmettre un message signifiant que la mort de Maurice Audin fut inutile car l'idéal de son combat pour une Algérie progressiste et fraternelle est trahi par cette photographie ? Cet ouvrage relèverait-il aussi de la machine à broyer la réalité et l'intelligence des «consommateurs» algériens ?
Si la photographie interpelle le regard et la conscience des Algériens, le titre revivifie leur mémoire car il rappelle les slogans accrocheurs de la presse colonialiste pendant la Révolution. Le contenu aussi contribue à augmenter ces souvenirs nauséabonds, car le lecteur algérien appâté par le titre ne trouve rien qui ne soit déjà décrit dans les récits de militaires ou de civils coloniaux ayant livré leur version «des évènements». L'unique différence se lit à la 232e page de l'ouvrage et elle concerne «les révélations» d'Aussaresses sur la mort de Maurice Audin. Les lecteurs algériens ne pouvant se procurer cet ouvrage, peuvent néanmoins se faire une idée précise sur ces révélations, elles sont livrées intégralement de la page 232 à 234 :
JC D - Vous étiez là quand Maurice Audin a été exécuté ?
PA – Non.
JCD –Vous étiez à El Biar ?
PA- Bien sûr.
JCD – Il a été poignardé dans sa cellule ?
PA – Non, dehors.
JCD – C'est-à-dire ?
PA – Il a été poignardé à l'endroit où il a été enterré (silence). Moi je n'y étais pas.
JCD- Ça s'est passé où ?
PA- Près d'Alger, à vingt kilomètres.
JCD- Dans une fosse ?
PA- Oui, ce n'était pas un endroit que je connaissais
JCD- Qui a décidé qu'il fallait l'enterrer ?
PA- Moi.
JCD- Et vous savez qui l'a enterré ?
(Silence)
PA – Issolah, Babaye.
JCD – Et Misiri ?
PA – Là, je ne sais pas.
Je crois que cette occasion ne se reproduira pas. Le général est un peu crispé, il pèse ses mots car il sait que je l'enregistre. Cela ne l'empêche pas de brouiller parfois les pistes. Mais, dans ce qui paraît être une discussion désordonnée, il lâche au compte-gouttes des informations importantes, puis fait machine arrière et se reprend. Il me faut alors recommencer sous un autre angle, ce qui s'apparente de plus en plus à un interrogatoire, mais j'ai maintenant l'habitude.
JCD –Le capitaine qui a poignardé Maurice Audin, ce n'est pas le lieutenant Garcet par hasard ?
PA –Non, non et non. C'est un autre officier.
JCD –Cet officier, il est toujours vivant ?
PA – Certainement.
JCD - C'est pour cela que vous ne voulez pas donner son nom ?
PA- Mais je ne le connais pas (il s'énerve).
JCD – Moi, je pense que c'est Faulques.
PA- Non, c'est pas Faulques, mais Faulques, il en était capable.
JCD – Est-ce que le fameux capitaine a participé aux interrogatoires d'Audin ?
PA – Bien sûr...
JCD- Et c'est lui qui l'a exécuté ?
PA – Oui
JCD – Nous savons que Hadjadj a été interrogé par Faulques, Alleg par Charbonnier et Maurice Audin par Garcet ?
PA — Oui, c'est exact.
JCD – Et ce n'est pas Gérard Garcet qui l'a tué ?
PA- Non, ils étaient deux officiers à interroger Audin.
JCD – Le nom de ce capitaine...
PA – Je ne le connaissais pas... je ne m'en souviens plus.
JCD — Tout concorde pour dire que c'est Garcet... Godard l'a écrit... C'est à Garcet que vous avez donné l'ordre de poignarder Audin...
PA – Bon ! Voilà, oui... C'est comme ça que ça s'est passé... Je lui ai dit de le faire.
JCD – Et Garcet s'exécute, le capitaine, c'est un écran de fumée pour protéger Garcet ?
PA — C'est ça, oui, parce qu'il est toujours vivant Garcet.
Ces bourreaux cités par Aussarresses sont le produit de son travail puisqu'il avait formé «son équipe» : le sergent Khemal Issolah, le caporal-chef Pierre Misiri qui parlaient tous les deux arabe, les sergents Yves Cuomo et Maurice Jacquet en 1955, lors de sa première mission à Philippeville comme officier de renseignement (p.29). En pages 110 et 111, Aussarresses revient sur l'assassinat d'un des pères fondateurs du pays, Larbi Ben M'hidi, dont la pendaison fut décidée «sur ordre de Paris» qui avait exigé de Bigeard qu'il le remette à Aussarresses afin qu'il soit éliminé, qu'importent les moyens, seule sa disparition comptait. Quant à la destruction de son corps «ce fut dans une des fermes de Mme Martel qui en avait beaucoup et qui en avait mise une à notre service, située sur une route nationale à 20 km d'Alger, elle devint la fosse où furent ensevelis plusieurs corps dont celui de Ben M'hidi et de Maurice Audin». Ces bourreaux n'ont pu accomplir et continuer, sans aucune crainte, leurs basses œuvres que parce qu'ils eurent le soutien et la couverture de leurs deux ministres de tutelle qui voulaient «éradiquer le FLN et les communistes». Le premier ordre émanait de Bourgès-Maunoury, ministre de la Défense, qui affirmait publiquement au sujet de l'assassinat de Ben M'hidi, en page 112 : «Il y a eu suicide, donc l'affaire est classée», le second aussi catégorique et clair était dicté par Max Lejeune, secrétaire d'Etat aux forces armées, qui avait assumé son choix, sans état d'âme des «droits de l'Homme», en page 119 : «Il s'agit de combattre un adversaire extrêmement mobile (...) Vive la stratégie opportuniste, celle qui ne va pas chercher dans les règlements poussiéreux mais qui répond par l'intervention aux interventions de l'adversaire.» Ces deux «croisés de la civilisation» ont profité de l'inégalité des forces militaires en présence, du racisme habituel présentant les «bicots et les cocos le couteau entre les dents », et comme le notera l'auteur en page 123 : «Au bout du compte, les autorités militaires, judiciaires et politiques s'accordent sur la nécessité de la répression.» «Le 7 janvier 1957, Robert Lacoste reçoit du préfet Barret- avec l'accord de Guy Mollet- l'autorisation de transférer la totalité des pouvoirs de police à un général qui remettra de l'ordre à Alger. Jacques Massu est désigné. Bourgès-Maunoury, le ministre de la Défense, a précisé : «On a besoin d'un homme sûr, pas d'un politique, un homme qui comprenne ce que veut dire : gagner par tous les moyens et aller vite (p.63)» Dans la page suivante Jean-Charles Deniau rapporte la conversation aussi directe entre Lacoste et Massu : «Débarrassez-nous de la vérole [4]» Massu ne se fit pas prier, il avait une revanche à prendre sur sa défaite en Indochine et à Suez. François Mitterrand, ministre de l'Intérieur, comme à son habitude agira dans le même sens mais dans l'ombre puisqu'il avait désigné son correspondant direct, le juge Jean Bérard [5] «qui donnait des conseils juridiques à Aussarreses». Cette information tirée de la page 107 renseigne sur le degré de sa responsabilité dans la chasse et la destruction des « bicots et des cocos» : «Alors que Robert Lacoste s'est montré favorable à la grâce des trois hommes, François Mitterrand, le ministre de la Justice, y a mis son veto. Fernand Iveton sera guillotiné le 11 février 1957 dans la cour de la prison Barberousse à Alger». Si Mitterrand était connu pour avoir terrorisé et détruit les maquisards du FLN à sa portée, et les militants du PCA tombés dans ses filets pendant la Révolution, après son élection de 1981, il anéantira le PCF en faisant progresser le Front national de Jean-Marie Le Pen [6].
Le racisme «anti-bicot» est partagé par des responsables politiques français de tous les «grands» partis, en France en 2012, qu'ont entendu et subis les descendants des colonisés de la part des descendants de leurs anciens colonisateurs et exploiteurs : les insultes de voleurs de croissant de la part de Jean-François Copé et une réaction négationniste de la part de Christain Jacob face à la reconnaissance de crime d'Etat du 17 Octobre 1961 par François Hollande. Depuis, Hollande s'est aligné sur la vision de Copé, de Jacob et compagnie : la Présidence vaut bien des reniements.
Cet ouvrage rappelle comment la torture fut généralisée sur la population «indigène», dont les femmes étaient torturées par le sanguinaire Faulques (p.82), et il rappelle la mise en place de l'infiltration et de la délation qui ont permis aux militaires coloniaux de démanteler «la bataille d'Alger» «En février 1957, Trinquier met au point un système qui va faire ses preuves à Alger et plus tard en Amérique latine : les DPU (dispositif de protection urbaine). Il s'agit de quadriller la ville et de créer un réseau de renseignement hiérarchisé par arrondissement, par quartier, par groupe de maisons et même par immeuble... comme les morceaux d'un puzzle, l'ensemble de l'organisation terroriste d'Alger est reconstitué[7] (p.89)».
La guerre psychologique réussissait là où les armes ne pouvaient accéder, l'infiltration fut mise en place dès le début de la Révolution : «Dès juin 1955, le PCA est infiltré par la DST qui obtient «des comptes-rendus détaillés (p.55)», «Aussaresses avait une informatrice, c'est quelqu'un du PCF qui avait donné le nom (elle avait un faux nom (p.150)».
Ce livre, comme des milliers d'autres, évite de tomber dans le piège du déni de mémoire que souhaitent nous enseigner et nous instaurer les militants du néolibéralisme atlantiste : «Au moment où l'on voit qu'un Etat nouveau, l'Etat financier, a surgi dans l'Etat démocratique avec sa puissance à lui, ses ressorts à lui, ses organes à lui, ses fonds secrets... c'est le procès de l'ordre social finissant qui est commencé, et nous sommes ici pour y substituer un ordre social plus juste[8]».
Aussarresses ne fut pas condamné et mis en quarantaine pour ce qu'il avait commis sur les Algériens mais parce qu'il avait dévoilé la réalité des agissements des militaires et des politiques coloniaux : toute forme de mafia possède son omerta, y déroger peut être mortel !
Depuis 1962, l'analphabétisme des Algériens et l'urgence de construire le pays, inondé par une démographie galopante, ont fait passer au second plan le devoir de raconter, à la différence des militaires français tous grades confondus, et des pieds-noirs qui ont voulu se justifier, se dédouaner ou relater les faits, selon leurs versions. «De toute façon, il ne saurait y avoir culpabilité collective. Seulement un sens de la responsabilité à assumer pour un passé collectif... Il y a les domaines à protéger avec une piété pouvant aller jusqu'à l'intolérance. Ainsi la loi du 20 juillet 1988 portant amnistie, adoptée au lendemain de la réélection de François Mitterrand, comporte un chapitre V : «Exclusions de l'amnistie». Parmi les 17 exclusions prévues, on trouve au paragraphe 13 : «Les délits d'apologie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi». En revanche, une information donnée en avril 1982 par la presse algérienne ne souleva pas les passions en France. Un charnier contenant les ossements de 834 cadavres aurait été découvert à Khenchela, dans l'Aurès, sur l'emplacement d'un ancien centre de regroupements de la Légion étrangère. Les squelettes, dont certains portaient des traces de brûlures et d'autres avaient le crâne fracassé, étaient entassés les uns sur les autres dans tous les sens. Peut-être était-ce un charnier dû au FLN. Peut-être aussi la nouvelle était-elle exacte et vérifiable. Les autorités françaises n'ont pas trouvé utile d'aller vérifier. Khenchela n'a pas à devenir un lieu de la mémoire française. [9]»
En 2014, Khenchela ne peut devenir un lieu de mémoire pour les pieds-noirs car ses « indigènes » ne savent pas faire allégeance à ceux qui veulent «dépolitiser» ses générations nées après 1962. Ces militants d'un nouveau genre oublient que le 1er Novembre 1954 résonne toujours autant et il répond aux échos des forêts napalmées, des terres arrosées du sang des maquisards, des villages abandonnés ou détruits, des populations martyrisées et de la mémoire collective trahie.
Djoghlal Djemaa
[1] Jean-Charles Deniau, Editions Equateur, 2014 (le livre n'ayant pas été reçu en service de presse, ce qui permet un compte-rendu libre de toute attache)
[2] Pierre Péan, Main basse sur Alger, Enquête sur un pillage, juillet 1830, Plon.
[3] Benjamin Stora, La Guerre Invisible, Algérie, années 90, Presses de Sciences PO, mars 2001 (l'auteur parle de la «deuxième guerre civile» la première étant pour lui «celle de 1954 à 1962 . Et il s'interroge «comment trouver «la majorité silencieuse» qui résiste au monde truqué qui l'entoure ?» tous les militants, femmes et hommes, en Algérie et à l'étranger, tels Daniel Timsit, Bernard W Sigg et de nombreux Français anticolonialistes durant la Révolution, qui luttaient contre l'hydre intégriste ne trouvaient pas grâce à son optique du «Qui tue qui ?» Passé du trotskisme lambertiste au néolibéralisme atlantiste, il attendait que l'Algérie chute la tête la première dans LEUR « printemps arabe»)
[4] En note, on découvre l'organigramme sommaire de la hiérarchie militaire coloniale durant la bataille d'Alger.
[5] Jean Bérard est pied-noir, partisan de l'Algérie française, entré dans la magistrature par «la petite porte», juge de paix, juge d'instruction à Tizi-Ouzou puis à Alger. Il terminera sa carrière dans un tribunal du sud de la France
[6] En 1992, il se vengera de l'Algérie en refusant l'appel au secours de ses dirigeants et bloquera l'octroi du statut de réfugié politique aux démocrates algériens menacés par les intégristes. Pourtant, ce statut sera généreusement distribué par son administration aux gens du FIS et du FFS. Des archives conservées par les militants de cette époque serviront, le moment venu, à l'écriture de l'histoire de cette période.
[7] Roger Trinquier, Le Temps perdu, Albin Michel, 1978.
[8] Jean Jaurès, extrait de son intervention à la Chambre des députés le 2 février 1893 au sujet du scandale de Panama. Reprendre la lecture de Jean Jaurès, doublée de la recherche de Jean Ducruet sur Les capitaux européens au Proche-Orient, PUF, 1964, permet de comprendre l'impérialisme anglo-franco-allemand d'avant 1945 et l'impérialisme américano-israélo-wahhabite depuis cette date dont les conséquences sont visibles à l'œil nu et comme disait Voltaire : «Lorsqu'il s'agit d'argent, tout le monde est de la même religion.»
[9] Alfred Grosser, Le crime et la mémoire, Flammarion, 1989 auteur débute son livre en expliquant son intérêt pour la mémoire dû au parcours de sa famille juive allemande, obligée d'émigrer en France en 1933 où elle fut intégrée sans problème et ne connut pas le sort tragique d'autres familles de sa communauté.


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