Par Ouamar Saoudi, secrétaire national du RCD La violence de la réaction de la fille de Messali Hadj, Djanina Messali Benkhalfat, aux propos rapportés par le site TSA lors d'une conférence publique de Saïd Sadi à Sidi-Aïch concernant le parcours de Messali est pour le moins déconcertante. Elle n'apporte rien sur le parcours de celui qui était propulsé à la tête de la première organisation indépendantiste algérienne, l'Etoile nord-africaine, avant de devenir l'adversaire le plus acharné de l'ALN. Elle s'attache à cultiver l'invective et la haine à la limite d'un sectarisme qui ne laisse pas d'autre choix aux militants de Kabylie que le statut de serviteur du Zaïm ou celui, je le cite, de «séparatiste». On verra que cette «conviction» est largement partagée. Pour avoir été présent à cette conférence, je peux affirmer que l'orateur qui répondait à une question d'un citoyen qui se disait universitaire d'Alger n'a pas introduit Messali dans une rencontre qui traitait des ressorts intrinsèques mobilisés par la vallée de la Soummam dans les grandes luttes politiques et sociales qu'a connues cette zone. J'ai même eu l'impression que le conférencier sentait une question piège puisqu'il a déploré le fait que l'on évite les questions de fond au profit des polémiques qui font la une de certains titres. Il a averti contre les raccourcis et les jugements sur des événements qui se sont déroulés dans des circonstances difficiles. Il s'est attelé à retracer le parcours de Messali en disant, je cite de mémoire, que même si on n'aime pas Messali, nul ne peut contester le fait qu'il a été l'un des fondateurs de l'Etoile nord-africaine, première organisation à revendiquer l'indépendance et qu'il a dirigé la partie la plus engagée du mouvement national, insistant que cela devait être dit et redit avant d'ajouter que, comme cela se passe, souvent, la tentation du pouvoir personnel et l'éloignement des problèmes vécus par le peuple conduisent toujours à l'isolement qui autorise peu à peu ces hommes à penser et faire seuls. C'est, a expliqué Saïd Sadi, ce qui a mené Messali à une opposition au FLN, allant jusqu'à la trahison. Une position somme toute clémente comparée à celle du secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine ; Saïd Abadou qui déclarait, sans ambages, lors de l'organisation d'un colloque intitulé «le fondateur de l'Etoile nord-africaine et du PPA» à Tlemcen, en septembre 2011 : «Messali est un traître. Les Messalistes sont des collaborateurs. Ils ont aidé l'armée coloniale à mater le Front de libération nationale (FLN).» Mais mon écrit n'est pas destiné à défendre Saïd Sadi pour les propos qu'il a tenus à Sidi Aïch. Cette attaque me semble bien plus sérieuse qu'il n'y paraît à première vue car elle en contient plusieurs. Le fait est que dans notre pays, il y a ceux qui ont le droit de tout dire et qui sont éligibles à toutes les fonctions et responsabilités, et d'autres qui doivent simplement s'assigner au rôle que les usurpateurs de la Révolution algérienne leur concèdent. Oui, la complexité du mouvement national algérien est un fait. Mais ce n'est pas une spécificité algérienne. De ce point de vue, on peut trouver des explications ou même des justifications à des comportements individuels mais jusqu'à une certaine limite. Rien ne permet de glorifier la division, le défaitisme, la traîtrise ou le renoncement lorsque son peuple s'investit dans les maquis pour aspirer à vivre digne. Benjamin Stora, que l'on ne peut certainement pas suspecter d'hostilité à l'égard de Messali, de par sa fréquentation de la quatrième internationale dans sa vie d'étudiant qui préparait sa thèse d'histoire, a eu accès à des documents inédits sur la vie du «zaïm» entre 1947 et 1962 ; il rapporte que pour Messali «les appels à l'insurrection sont des "fanfaronnades" et "gauchisme stupide". Ben Boulaïd avait d'ailleurs subi les foudres de Messali qui qualifiait l'action du CRUA d'œuvre d'"amateurs"». En décembre 1955, soit plus d'une année après l'insurrection algérienne, Messali, toujours englué dans les visions métropolitaines, préfère s'adresser aux Français en affirmant dans une déclaration largement diffusée que «La liberté et le bien-être forment un tout indissociable. Les Algériens ont toujours été et seront toujours aux côtés du peuple français et en particulier de sa classe ouvrière. Ils partagent l'angoisse des mères et des épouses de rappelés lancés dans la conquête coloniale. Ils partagent les difficultés des ouvriers français mal payés et mal logés». La thèse est connue, c'est le prolétariat français qui libérera son homologue algérien. On sait comment l'histoire a tranché. Dans une autre déclaration, diffusée en novembre 1955, il affirmait que «l'émigration algérienne en France se rappelle précisement qu'en 1925 lors de la guerre du Rif, les ouvriers ont marqué leur solidarité par des refus de charger du matériel de guerre sur les bateaux. De telles actions sont aujourd'hui souhaitables. On a souvent répété que le problème algérien était une affaire française dans la mesure où c'est le peuple francais qui contraindra son gouvernement à céder devant la volonté des Algériens. Cette vision est la mienne». Il faut simplement faire remarquer que de nombreux historiens de la guerre d'Algérie estiment que les massacres du 20 au 26 août 1955 qui ont eu lieu trois mois avant ces déclarations dans le Nord constantinois, constituent, plus que les massacres de Sétif en 1945, le tournant de la radicalisation de la lutte du peuple algérien, signifiant que l'unique moyen devant la France coloniale est une lutte armée implacable. Comment oser, devant un tel décalage et aveuglément, faire admettre aux victimes de Skikda que l'Etat de l'Algérie indépendante doit ériger Messali dans la lignée des acteurs de la libération de l'Algérie. De ce point de vue, la comparaison avec Pétain, en terme de parcours, n'est peut-être pas si incongrue. Mais il faudra sûrement souligner que le maréchal français était dans une démarche défaitiste en rapport probable avec son âge canonique ; Messali, quant à lui, était dans une démarche de compromission dédiée à un ego qui aliénait toute forme de raison. Le résultat est le même ; l'histoire a continué à se faire sans eux et même contre eux. A la même époque, pour ne pas entraver le processus de libération, leurs militants, l'UDMA (réformiste), du PPA/MTLD (indépendantiste) et d'autres éléments de partis moins influents tels que le PCA ou même le Mouvement des Oulémas ont tu leurs désaccords sur la conduite de la guerre car les divergences sur le système à mettre en place après l'indépendance étaient, elles, du domaine public. Pendant ce temps, Messali, prisonnier de lui-même, a choisi de constituer une troisième force militaire : la fameuse armée nationale du peuple algérien et de nommer Bellounis «général» à l'intérieur. En effet, quand la France a mis tous les moyens militaires pour écraser les «fellagas», Mohamed Bellounis, entre mai et juillet 1957, rassemble une armée de 2 000 à 3 000 hommes pour combattre l'Armée de libération nationale du FLN. «Il le fit avec l'aide des autorités françaises mais il échoua. Pour les responsables français, divisés par l'affaire Bellounis, ce fut une expérience manquée dont seul le FLN tira profit», écrit Charles Robert Ageron. Toujours est-il qu'en 1959, lorsque de Gaulle décide de mettre fin à l'exil de Messali, celui-ci se réfugie dans une maison de la région parisienne, à Chantilly. Il doit sa protection à l'Etat français qui mène une guerre de destruction contre le peuple algérien. Le combat contre les militants du FLN n'a cessé que faute de combattants du MNA ; combat qui a fait en France aussi des centaines de morts. Le problème n'est pas dans les débats abordant le rôle de Messali qui est qualifié de traître, y compris par la littérature officielle, sans doute aussi tout pour des besoins de légitimation et d'accaparation du pouvoir, puisque le personnage traverse la pluralité du mouvement national jusqu'à son engagement avec l'armée française. L'accusation, on vient de le voir, a été assumée par le premier responsable de l'ONM dans un colloque public. Par contre, il est difficile de réprimer un vrai malaise quand des réactions de l'Etat, se déclinant à la carte, se prenant en fonction des intervenants qui osent prendre part à la discussion sur les référents, le rôle des forces politiques ou de personnalités historiques. Là, la levée de boucliers est instantanée pour ne pas dire commanditée. Et cette muselière sélective pose un problème dont les auteurs ne semblent pas mesurer les conséquences. A moins que, précisément, ce soit l'exaspération qui est recherchée comme cela arrive souvent quand il faut désigner une cible pour gagner du temps et régler les affaires internes du système. La nation aurait gagné à ce qu'avant de baptiser un aéroport au nom de Messali, on ouvre le débat sur un personnage aussi controversé. Ce débat s'il est mené jusqu'au bout, et ce devrait être le but, ne peut raisonnablement réhabiliter l'enfant de Tlemcen et continuer à vouer aux gémonies son subordonné militaire, originaire de Bordj Menaïel en la personne du «général» Bellounis. Ce n'est pas la première fois que des médias, des fonctionnaires ou des intellectuels organiques sont convoqués pour discréditer des acteurs de la vie publique qui remettent en cause le corpus de légitimation du pouvoir. L'écrit signé par Madame Benkhalfat s'offusque du traitement infligé par Saïd Sadi à son père. Elle se pose, non pas comme la fille d'un homme dont elle veut souligner les qualités personnelles mais s'affiche en tant qu'héritière du messalisme assumant, avec une surprenante assurance, le sectarisme et l'invective propre à cette mouvance. Le lendemain, le parquet prend le relais en associant la défense de Ben Bella et d'Ali Kafi. L'association de ce troisième personnage, destiné à élargir le front, n'est pas un simple hasard. Et là, on rentre dans ce qui s'apparente à une affaire d'Etat. En a-t-on vraiment conscience ? Pour des raisons qu'il n'est pas utile d'évoquer ici et maintenant, Ben Bella et Messali partagent l'attrait des identités supra-nationales comme l'arabo-islamisme qui s'est d'ailleurs, pour l'un et l'autre, souvent accommodé de l'internationalisme dans sa version gauchisante. Ils sont aussi habités par la haine d'une certaine conscience berbère, portée tôt par des militants nationalistes de Kabylie qui étaient à l'avant-garde du combat par la lutte armée. On connaît la réaction que leur a réservée Messali. A la décharge de ces hommes, ce rejet de l'identité berbère est aussi prégnant dans les milieux des militants communistes algériens jusqu'à nos jours. Pierre Lambert, responsable trotskiste, longtemps compagnon de route de Messali, disait de lui : «Il y a deux choses sur lesquelles Messali était têtu comme une mule, la négation de la question berbère et l'aversion à l'endroit des membres du Crua.» Il faut, peut-être, faire remarquer que son hégémonie sur le mouvement national n'a été contestée que par ceux qui se sont levés en 1949 pour s'opposer à la fois à la stratégie de participation aux élections organisées par le colonisateur, aux prérogatives exorbitantes que s'octroyait Messali ainsi qu'à sa fatwa qui fait naître la nation algérienne au VIIe siècle. Le passage en force des animateurs du Crua pour déclencher la lutte armée a fait le reste. Pourquoi ces évidences connues et dites par tant d'autres ont-elles brusquement soulevé le tollé qui fait que le parquet, par ailleurs si réservé dans des affaires graves et pendantes depuis des années, a-t-il emboîté le pas à la fille de Messali moins de 24 heures après son écrit contre Saïd Sadi. C'est en répondant à cette question que l'on pourra saisir les tenants et les aboutissants d'une affaire qui en cache certainement beaucoup d'autres.