72 minutes qui s'égrènent difficilement. Parfois, l'envie vous prend de sortir aspirer un grand bol d'air mais vous êtes vissé à votre siège, le regard enchaîné à cette image suprême d'une humanité définitivement perdue. Bienvenue en Barbarie ! Le monde entier n'était pas au courant. Des Erythréens fuient la dictature de leur pays pour se réfugier en Europe. Ils passent par le désert du Sinaï et là, des Bédouins organisés en bandes criminelles les capturent, les retiennent dans des camps, les torturent durant des mois puis appellent leurs parents pour réclamer une rançon. Ce sont de jeunes chrétiens, généralement issus de familles plutôt aisées, qui font l'objet de cette traite d'humains. Quatre d'entre eux en ont réchappé et témoignent devant la caméra de Cécile Allegra et Delphine Deloget. Leur récit est calme, parfois léger : ils racontent leurs supplices sans larmes ni vocabulaire haineux ; ils décrivent avec un luxe de détails et souvent dans une posture narrative détachée comment leur corps a fini par ne plus leur appartenir, comment leurs chairs tombaient en miettes, comment la souffrance peut devenir une routine et la mort un rendez-vous anodin. Depuis 2009, ils sont 50 000 à arpenter le chemin de l'exode, 10 000 n'y survivront pas. Les ravisseurs n'appellent pas leurs familles immédiatement ; ils déploient d'abord une palette de supplices dont la «créativité est inépuisable» (dixit un rescapé). Cela commence avec des lacérations, ensuite des heures de bastonnades, des brûlures, des mutilations, des viols... Ce sont des marchandises que ces trafiquants ont acquises pour pas cher et qu'ils s'apprêtent à rentabiliser à environ 50 000 dollars chacun. Quand les parents parviennent à rassembler la somme, l'argent transite selon un système bien rodé, par les Western Union de Suède, d'Israël et d'Egypte. Les gouvernements de ces deux derniers sont au courant du trafic mais ils n'en ont rien à fiche ! A Stockholm, une radio indépendante créée par une militante érythréenne, est exclusivement dédiée à cette cause ; elle se fait passer pour une parente et essaie d'aider les suppliciés à s'enfuir : «Si tu as la moindre occasion, n'hésite pas : tue-le et sauve-toi.» Les cinéastes vont retrouver un des bourreaux ; on ne voit que ses yeux derrière le chèche blanc : «Je ne ferai pas de mal à un poussin», dit-il ! La torture, il préfère l'appeler «pression» : «Je disais à mes hommes de faire peur à quelques-uns pour que les autres persuadent leurs familles d'envoyer l'argent.» Cécile Allegra et Delphine Deloget font preuve ici d'un courage qui frise le suicide : donner la parole à un monstre, pour démontrer justement que les monstres n'existent pas et que ce sont des humains comme nous qui infligent l'innommable à leurs semblables. Or, ces derniers ne sont pas des hommes, ce sont des «Africains» ! Ensuite, on découvre le sauveur : cheïkh Mohamed Abou Bilal, un chef religieux qui a réussi, grâce à son petit groupe armé, à délivrer les otages et capturer les bourreaux : « S'ils font preuve de repentance, je les relâche. Je ne peux pas remplacer l'Etat. Or ce dernier ne fait rien : à ce jour, aucun criminel n'a été arrêté ni traduit en justice.» Les survivants, eux, bouleversants de pudeur et de dignité, montrent à peine leurs séquelles. L'un d'entre eux ira néanmoins jusqu'à enlever ses gants et dévoiler une masse de chair difforme qui était autrefois des mains : «Ils m'ont menotté, puis ils ont versé du plastique fondu sur mes mains. Je suis resté ainsi durant des jours. Le sang n'arrivant plus aux extrémités, mes doigts ont fondu à leur tour.» Un autre rescapé réfugié au Caire cherche désespérément son compatriote : «Lui, il parlait arabe. Les ravisseurs ne l'ont pas torturé car ils avaient besoin de lui comme traducteur mais ils l'obligeaient à nous supplicier. Après la délivrance, j'ai appris qu'il s'est enfermé chez lui et qu'il pense au suicide. Je dois l'en dissuader. Il n'avait pas le choix, je ne lui en veux pas.» Voyage en Barbarie n'incite pas à la compassion ni à la pitié. Il met le spectateur devant un écran nu où défile une humanité qu'il n'a aucune envie de voir car elle lui chuchote aussi qu'il en fait partie et qu'il porte en lui ce germe du Mal absolu. Ce documentaire ne flatte pas nos charités niaises et paresseuses ; il provoque simplement une colère aussi démesurée que le sadisme de ces hommes et c'est en cela que le film est à la fois dérangeant, rageant et nécessaire.