Par Samir Bellal, universitaire [email protected] L'économie algérienne a un défi majeur à relever : celui de la diversification. Ce constat, qui met en avant la vulnérabilité extrême de notre économie, n'est cependant pas souvent suivi d'indications sur la nature des actions à engager pour réaliser cette diversification que chacun, chez nous, appelle de ses vœux. Si le thème de la diversification revient dans le débat national de manière récurrente, c'est sans doute parce que l'économie nationale peine à trouver un remède à ce mal chronique qui la ronge depuis plusieurs décennies : l'intoxication pétrolière. L'ampleur du mal est telle que, aujourd'hui, c'est l'ensemble des ressorts de l'activité économique qui s'en trouve affecté, de sorte que la reproduction économique de la société ne dépend plus de l'effort productif de ses membres, mais seulement de la rente pétrolière, revenu d'origine externe. La question est, dès lors, de savoir si l'on peut continuer à prôner la diversification de l'économie et, du même coup, la rupture avec le régime rentier, sans en souligner le caractère inéluctable et nécessairement douloureux des sacrifices. Au regard de la tournure que prend le débat économique national depuis quelque temps, la question n'est pas dénuée de fondement. La diversification de l'économie nationale est un objectif ancien. Le projet industriel des années 1970 n'avait d'autre but que celui de mettre l'économie nationale en situation d'assurer à la population une production suffisante et variée. Entreprise dans un contexte favorable marqué par le boom des ressources extérieures, l'industrialisation s'est rapidement mise à montrer des signes d'essoufflement (années 1980), pour sombrer dans un processus de déclin manifeste (années 1990 et 2000), aggravé ces dernières années par une politique d'ouverture au pas de charge et un désengagement de l'Etat de la sphère industrielle. Mais la diversification ne se limite pas à la structure du PIB. Elle pose aussi et surtout la question du mode d'insertion de l'économie nationale dans le marché mondial. C'est en effet dans la structure des échanges avec l'extérieur, particulièrement dans celle des exportations, que cette insertion se donne à lire de manière objective. De ce point de vue, la trajectoire économique du pays ne semble pas indiquer une tendance vertueuse vers une insertion active. Le fondement rentier du régime de croissance ne s'est, au contraire, jamais autant consolidé que durant ces dernières années. Fuite en avant Les choix économiques de l'Etat ne sont pas étrangers à cette situation. L'apprentissage en matière de réforme économique ne semble manifestement pas avoir acquis la maturité suffisante pour soustraire la politique économique aux tentations d'un recours aux solutions de facilité. Depuis quelque temps, pour commencer par un exemple devenu emblématique, l'Etat s'attelle à la réhabilitation du secteur public industriel en tant qu'outil privilégié de développement économique. Des ressources budgétaires colossales sont ainsi mobilisées et mises à la disposition des entreprises publiques pour leur permettre de relancer leur activité. Outre son caractère anachronique, une telle option, illustration du retour en force de l'étatisme dans la conduite des affaires économiques du pays, ne fera que reproduire les échecs du passé. Lieu où pullulent les comportements de gaspillage, de gabegie et de corruption ; traversé comme aucun autre espace public par la logique clientéliste ; faisant supporter à la collectivité le coût de ses déficits dont personne n'ose imaginer ou dire le montant, le secteur public est le lieu où l'immobilisme est érigé en règle de gestion. De tous les secteurs d'activité économique, le secteur public est en effet le seul, depuis le début des années 1990, à avoir gardé pratiquement la même configuration de fonctionnement et les mêmes «travers» de non-gestion. Dans ces conditions, sa réhabilitation n'aurait de signification que si on l'inscrit en droite ligne de la logique populiste-clientéliste qui anime l'action de l'Etat, logique selon laquelle l'existence d'un secteur public n'a d'intérêt que si l'on en fait un instrument de distribution de prébendes à la clientèle politique, un lieu de négation du conflit capital-travail et un guichet qui sert de lieu de distribution indirecte de la rente, sous forme de «salaires» et autres avantages. L'autre domaine dans lequel le recours aux solutions de facilité semble s'être érigé en règle de conduite est celui de l'échange marchand. Si la libéralisation opérée au début de la décennie 1990 a considérablement élargi, en institutionnalisant la liberté des prix, le champ de l'échange marchand, il n'en demeure pas moins vrai que de ce champ demeurent encore exclues de larges gammes de produits et de services dont les prix continuent d'être fixés par l'Administration. La liste des produits et services dont les prix échappent au marché ne cesse de s'allonger à tel point que c'est présentement tout l'équilibre général des prix qui s'en trouve altéré. Le rôle régulateur des prix est remis en cause. L'interférence du politique dans la détermination des prix a pour effet de maintenir une structure incitative favorable à l'importation au détriment de la production. En réalité, l'étendue de la sphère de l'échange marchand est une fonction inverse de la disponibilité de la rente : l'extension de l'échange marchand fait suite au tarissement de la rente, et inversement. Depuis 1999, le redressement durable des prix du pétrole semble avoir donné à l'Etat les moyens financiers lui permettant, sinon de réduire, du moins de contenir l'étendue de la sphère de l'échange marchand. La réhabilitation amorcée du secteur public et le contournement des lois de l'échange marchand illustrent l'incapacité du décideur à se départir de cette vision puérile de l'économie selon laquelle il suffit de réunir les composantes physiques de la combinaison productive (machines et hommes) pour que celle-ci se mette à produire le surplus souhaité. Dans le contexte mondial actuel caractérisé par une exacerbation inédite de la concurrence, il est illusoire d'espérer une reprise économique fiable et durable en misant sur un secteur public dont on sait que le fonctionnement repose fondamentalement sur le clientélisme, de même qu'il est illusoire d'espérer un redressement productif dans le pays si l'on s'obstine à vouloir soustraire au marché le rôle de réguler les échanges et d'allouer les ressources, obstination qui finit par «institutionnaliser» les comportements de recherche de rentes dans toutes les couches de la société au détriment des pratiques visant à améliorer la production et la productivité. Un compromis social crédible La diversification est une question qui interpelle l'ensemble des acteurs sociaux. Elle soulève la nécessité pour le pays de mettre en œuvre un nouveau régime de croissance dont le financement ne dépendrait plus des revenus issus de l'exportation du pétrole et du gaz. Elle exige de ce fait la construction d'un compromis social crédible qui implique l'ensemble des forces politiques, économiques et sociales et qui définit les arbitrages et les choix, forcément douloureux, constitutifs du projet économique et social dont la collectivité a objectivement besoin. L'expérience de nombre de pays montre aujourd'hui que les avantages comparatifs liés aux ressources naturelles ne bloquent pas forcément, fatalement, l'émergence ou la construction d'autres avantages comparatifs. Beaucoup parmi les pays agro-industriels ont su, à partir de ressources de l'agriculture, installer une industrie manufacturière compétitive (Thaïlande et Malaisie), d'autres pays ont su, à partir de ressources minières, enclencher un mouvement de diversification de leurs exportations (Iran, Indonésie). Les observations empiriques permettent aujourd'hui de souligner le rôle de plus en plus fondamental que jouent les médiations institutionnelles pour expliquer la diversité des trajectoires nationales dans la mobilisation des ressources minières à des fins de développement économique. Plus particulièrement, elles révèlent que, souvent, le succès de ces expériences trouve son origine dans le fait que la nature et le contenu des compromis institutionnels qui encadrent la mobilisation de la rente externe ne tournent pas le dos à l'impératif de consentir des sacrifices collectifs quand cela s'avère nécessaire. En Algérie, on observe ces dernières années une incapacité manifeste de la société à se doter d'un nouveau compromis conciliant les exigences économiques d'un redressement avec les tentations politiques d'une instrumentalisation de la rente externe. La persistance du statu quo depuis la fin des années 1990 est révélatrice de cette inaptitude à concevoir un substitut à ce que L. Addi appelait dans L'impasse du populisme le «compromis tacite global régulateur», compromis qui caractérise la trajectoire économique des années 1970 et 1980 et sur lequel était fondé le modèle rentier d'accumulation. Défini à l'origine en ces termes : discipline relâchée à l'intérieur de l'usine – contrôle politique à l'extérieur —, le compromis en question semble s'être réduit, à la faveur de l'ouverture tous azimuts qui a ôté à l'usine sa raison d'être, au second terme, l'espace économique national étant devenu ce lieu où viennent se déverser, dans tous les sens du mot, toutes sortes de marchandises venues d'ailleurs pendant qu'en même temps, des centaines d'entreprises nationales fermaient, faute de pouvoir tenir face à la concurrence étrangère. De cette politique d'ouverture a résulté, entre autres, l'explosion du chômage, véritable fléau social qui menace la cohésion nationale. Mais s'il en est ainsi, c'est parce que le mouvement de libéralisation externe ne s'est pas accompagné d'une véritable libéralisation interne. L'inadéquation entre les dimensions externe et interne du changement crée un tel déséquilibre que l'ouverture se révèle dans les faits comme une capitulation économique pure et simple. Il est en effet difficile d'interpréter autrement l'ouverture de l'espace économique national lorsque, à l'échelle interne, l'essentiel des arrangements institutionnels qui sont à l'origine des blocages internes est maintenu en l'état. L'absence d'un projet économique national crédible se lit dans le caractère incohérent et ambigu de la nouvelle régulation qui s'est mise en place. En privilégiant l'ouverture externe sous ses différentes formes (désarmement douanier, politique de change, IDE, accords de libre-échange, surévaluation du dinar, ...), la nouvelle régulation relègue la dimension interne de l'ajustement au second plan. Ce faisant, elle crée les conditions objectives pour une perpétuation du régime rentier et exclut, du même coup, toute perspective de construction d'une économie diversifiée. L'obstacle politique La persistance des comportements rentiers interpelle l'Etat dans son rôle de régulateur. Les comportements rentiers sont tout ce qu'il y a de rationnel et il serait vain de vouloir s'y opposer sans modifier la structure incitative que véhicule le mode de régulation de l'économie nationale. L'intérêt de la collectivité ne se confondant pas avec celui des rentiers, il est en effet du devoir de l'Etat d'intervenir afin de canaliser les comportements économiques des différents centres d'accumulation dans le sens d'un élargissement des activités productives. Pour y parvenir, des mesures économiques et juridiques suffisent. Encore faut-il que cela soit politiquement envisageable, car, en l'occurrence, l'on voit mal un pouvoir politique dont la légitimité repose sur sa capacité à redistribuer les richesses provenant de l'exportation du pétrole renoncer au seul instrument qui lui permet de se maintenir et de se consolider sans avoir à user de la coercition ou de la violence. Dans cette attitude, on discerne une rationalité politique qui, manifestement, est en conflit avec la rationalité économique supposée préserver l'intérêt de la collectivité. Ne pas combattre économiquement les comportements rentiers offre un avantage politique certain pour les détenteurs du pouvoir politique, mais il compromet en revanche très sérieusement toute perspective de redressement économique dans le court et moyen terme. Dans sa mise en œuvre, la politique économique de l'Etat se heurte par ailleurs à la difficulté de concilier les intérêts, souvent antagoniques, des différentes catégories sociales. La politique économique ne se résume pas en effet à la mise en œuvre d'une rationalité abstraite. Les arbitrages qu'elle institue portent l'empreinte des intérêts contradictoires des groupes sociaux et politiques en présence. C'est là un aspect important du préalable politique à un changement économique fécond, c'est-à-dire producteur d'un arrangement institutionnel favorisant le développement des activités productives au détriment des activités de captage de rentes. Tant que l'intérêt de la catégorie sociale qui détient le pouvoir politique réside dans le maintien des politiques économiques antérieures, ce qui est manifestement le cas en Algérie, il est peu probable que ce changement se produise. La libéralisation externe n'a pas conféré à la rente pétrolière un nouveau statut. Elle a, au contraire, conforté le statu quo. Ce dernier se reflète, pour ne prendre que cet indicateur, dans la part ridiculement maigre de produits manufacturés dans les exportations. Le pays est devenu le lieu où prospère le secteur dit protégé (i.e. les activités qui sont à l'abri de la concurrence étrangère, telles que les services, la construction, les travaux publics...), secteur qui se développe grâce au recyclage de la rente pétrolière, à travers notamment les marchés publics, tandis que les activités manufacturières connaissent un déclin que rien ne semble, en l'absence d'un changement structurel qui créerait des incitations pour les activités productives, pouvoir freiner. Diversifier l'économie nationale ne vise pas autre chose que l'instauration d'un ordre économique nouveau. La construction sans accrocs de ce dernier exige que le conflit de répartition trouve son issue sur la base d'une légitimité renouvelée. Quand il y a défaut de légitimité, on a tendance à recourir aux solutions de fuite en avant pour régler le conflit de répartition. Plus la légitimité est grande, plus les possibilités de trouver un compromis n'hypothéquant pas la croissance seront grandes. Outre qu'elle permet de régler les conflits de répartition avec le moins de «dégâts», la légitimité politique crée les conditions les moins mauvaises pour la construction d'un compromis social crédible autour de l'orientation générale à suivre en matière de politique économique.