Ce nouveau livre paru en France en 2014 et qui vient d'être réédité en Algérie par les éditions APIC fait partie des nouveautés de la rentrée que nous propose le vingtième Salon international du livre d'Alger (SILA). L'ouvrage d'Olivier Le Cour Grandmaison, un politologue qui fait figure de trouble-consciences dans la France d'aujourd'hui, jette une lumière crue sur l'apport de la médecine coloniale au parachèvement de «l'impérialisation des institutions», selon la formule de l'auteur. Olivier Le Cour Grandmaison n'est pas vraiment un historien, mais il traite de l'Histoire, et qui plus est, de celle de la colonisation en Algérie, d'où les réserves, voire les critiques acerbes de certains historiens du cru. Jeune (il est né en 1960), il l'est un peu trop sans doute pour le gotha des historiens, dont le «cadet», Benjamin Stora, fait figure d'ancien avec ses 64 ans et sa renommée. Malgré une maîtrise d'histoire, en plus de son DEA de sciences politiques et de philosophie, excusez du peu, il est comme un intrus dans ce cercle des historiens qui ont fait de l'Algérie leur domaine réservé, pour ne pas dire leur fonds de commerce. Ajoutez à cela qu'il fouille dans la colonisation sans prendre de gants, qu'il se place sans nuance du côté des victimes, et vous comprendrez qu'il ne soit pas «prophète en son pays». Et puis, avec un patronyme aussi long et très vieille France, il aurait dû être plutôt tenté par les campagnes de Napoléon, mais des vocations contrariantes, il en faut aussi. Mais du côté des anciens colonisés, qui savent de quoi il est question, Olivier Le Cour Grandmaison ne dit que la vérité dans Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l'Etat colonial (2005). Et de ce côté-ci, il a déjà suscité l'adhésion, même si certains lui reprochent d'instruire uniquement à charge, comme s'il s'agissait de se faire l'avocat du diable. L'auteur ne se laisse pas arrêter par les arguments d'historiens réputés, comme Pierre Vidal Naquet ou Gilbert Meynier, et il assène son deuxième réquisitoire avec La République impériale. Politique et racisme d'Etat (2009). Dans cet ouvrage, suite logique et chronologique du premier livre controversé, il s'est attaché à étudier le programme de construction de l'empire colonial. Une année plus tard, il récidive avec un essai sur l'infâme «code de l'indigénat», qui a été en vigueur en Algérie jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, et pour rester dans ce rôle de «procureur» que lui ont assigné certains de ses confrères, Olivier Le Cour Grandmaison a requis et brandi de nouvelles preuves avec L'Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies. Ce livre, publié pour la première fois à l'automne 2014 en France, constitue, en effet, un véritable réquisitoire contre l'utilisation de la science et de la médecine en particulier, pour justifier et perpétuer le système colonial. C'est de cet ouvrage que son auteur est venu parler, vendredi dernier aux rencontres de l'espace «Esprit panaf», organisées dans le cadre du 20e SILA. Opposant acharné à la honteuse loi de février 2005 dédiée aux «bienfaits de la colonisation», il assène quelques vérités aux nostalgiques de «l'Algérie française» et du «bon temps de colonies». Documents et données chiffrées à l'appui, il rappelle d'abord que, loin d'être une promenade de santé, les expéditions coloniales ont été préparées et conduites dans des conditions sanitaires déplorables. C'est-à-dire que le système de santé français, très peu performant, était dans l'incapacité de sauvegarder le principal outil de la conquête, les soldats. Au départ, c'est à ce rôle de médecins des armées et de maintien des recrues en état de se battre qu'étaient désignés les hygiénistes, et ils étaient le plus souvent impuissants devant les maladies qui décimaient les troupes. Il cite ainsi l'exemple d'une division entière qui devait partir de Marseille pour l'Algérie et qui a perdu un dixième de ses effectifs, avant même d'avoir quitté le port. Car ces médecins dont la vocation universelle est de soigner ne se préoccupent pas du tout de l'état sanitaire des populations conquises et se consacrent surtout à faciliter et à perpétuer le projet colonialiste. Dans ce contexte, et dans une deuxième phase, encore moins glorieuse que la précédente, les médecins hygiénistes vont s'atteler à mettre en place les mécanismes d'un système sanitaire destiné avant tout à protéger les nouveaux colons (l'Algérie était l'objectif principal de la colonisation de peuplement). Quant aux populations indigènes, elles ne sont concernées par les mesures de protection sanitaire et de prophylaxie que s'il s'agit de préserver une main-d'œuvre potentielle. C'est ainsi que les hygiénistes vont instituer un système de ségrégation et de développement séparé, allant de l'aménagement urbain (quartiers distincts), à l'interdiction des mariages mixtes, en passant par le port du casque colonial. Ces hygiénistes sont alors investis de la mission de garder le projet colonialiste dans un cocon protecteur et leurs officines deviennent des laboratoires d'expérimentation, avec les populations locales comme cobayes, et des pouvoirs exorbitants. Ils sont chargés de régir presque tous les aspects de la vie quotidienne, se préoccupant particulièrement de protéger la population blanche du danger de «l'indigénisation», celui de voir les colons adopter les modes de vie et mœurs des indigènes. Naît alors tout un ensemble de traités médicaux et de règlements, dont s'est sans doute inspiré plus tard le fameux médecin nazi, Josef Mengele. C'est sans doute à lui et aux théories raciales du nazisme que devait penser Olivier Le Cour Grandmaison, lorsqu'il dénonce dans la colonisation le précurseur dans le genre. Du reste, nombre de théories scientifiques, comme celle du Dr Broca (voir encadré Science sans conscience...), ont servi à étayer l'édifice colonialiste et à donner l'absolution au pire. A. H. Science sans conscience... Olivier Le Cour Grandmaison a évoqué lors du débat la contribution de l'anthropologie physique française, et d'un certain Paul Broca en particulier, à l'édification des «vérités scientifiques racistes». Paul Broca, inventeur de l'anthropométrie crânienne et de la supériorité de certaines races sur d'autres, a aujourd'hui une rue à son nom au centre de Paris, a observé le politologue. Il aurait pu ajouter qu'en plus de la rue, on avait aussi donné son nom à un hôpital parisien, ainsi qu'à plusieurs autres établissements hospitaliers en France. De fait, Paul Broca a publié en 1861 un texte «Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races». De cette manière, Paul Broca, suivi par d'autres élèves, entendait prouver l'infériorité de l'homme noir par rapport à l'homme blanc, et donc justifier son statut sous la colonisation. Au nom des mêmes critères, il avait d'ailleurs émis une hypothèse similaire concernant les femmes dont la petitesse du cerveau prouvait «l'infériorité physique et l'infériorité intellectuelle». En fait, Paul Broca est lui-même un élève d'un autre scientifique raciste du 19e siècle, Georges Cuvier (1769-1832), qui fut administrateur du muséum de Paris. C'est lui qui énonça la première théorie sur les races africaines «dont les formes s'approchent le plus de la brute, et dont l'intelligence ne s'est élevée nulle part au point d'arriver à un gouvernement régulier». Pour affiner ses théories racistes, il créa la première collection de vestiges humains pour le Muséum de Paris, nous dit Ali Farid Belkadi(1). Cet écrivain mène depuis plusieurs années une action pour la restitution des vestiges de résistants algériens entreposés au Muséum national d'histoire naturelle de Paris, depuis le milieu du 19e siècle. Parmi ces vestiges, plus souvent des crânes conservés sous prétexte de recherche scientifique, figurent ceux de Mohammed Lamjad Ben Abdelmalek, dit Cherif Boubaghla, tué en 1854, ainsi que Cheikh Bouziane, exécuté en 1849 après l'insurrection des Zibans(2). A. H. (1) Ali Farid Belkadi : Boubaghla, le Sultan à la mule grise – La résistance des Chorfas. (2) Lire l'ouvrage de Mohamed Balhi Zaâtcha 1849, l'insurrection des Ziban.